Il y eut en son temps le désormais célèbre tryptique « Faire de l’histoire » en 1974 puis en 1995 « Passés recomposés » et 2013 voit paraître  » A quoi pensent les historiens ?  » sous la houlette de Christophe Granger. Tous les 20 ans donc, les historiens font le point sur leurs pratiques, les évolutions du métier et, de façon plus générale, sur la place de l’histoire dans notre société.

Trois parties pour aborder un tel panorama : le métier, les compétences et les mutations. Autour de cette articulation classique, mais claire, une vingtaine de contributeurs présentés à la fin avec encore une forte domination masculine. Christophe Granger se charge du délicat exercice d’ouverture qui doit dessiner des pistes, évoquer des articles, sans trop les déflorer puis, Jean Boutier et Dominique Julia s’essayent eux à un retour sur l’ouvrage qu’ils avaient coordonné en 1995. Une bibliographie, qui exclut les contributeurs de l’ouvrage, propose enfin une liste de classiques du XXIème siècle.

Le métier : des évolutions paradoxales

Quatre contributions sont consacrées à cet aspect et notamment celle de Marte Mangest et Emmanuelle Picard sur les permanences et les mutations d’une communauté académique. En ce domaine le poids des traditions, certains diront des pesanteurs, est fort. La fiche de lecture par exemple comme exercice pour étudiant d’histoire est assez révélatrice d’une conception de l’histoire qui tend vers l’érudition. Ce sont plus de 3000 thèses qui sont officiellement inscrites entre 2002 et 2012 d’où un bilan contrasté de vitalité sans doute mais aussi d’incroyable dispersion. Les auteurs dessinent ensuite le portrait robot de l’enseignant chercheur : pas de surprise : mieux vaut être un homme d’une cinquantaine d’années parisien qu’une jeune fille de province ! Plus inquiétant peut être : le taux de sédentarité est de 60 %, c’est-à-dire que l’on devient majoritairement professeur là où on a été maître de conférences. Le brassage n’est pas vraiment la composante majeure de la profession.
Pourtant, de nouvelles questions interrogent et remettent en cause la pratique historienne. Parmi elles, il y a la question ou la tentation de la littérature :  » la littérature vient saisir l’historien non pas tant parce qu’elle fictionnalise l’histoire mais par ses modes de figuration du passé » dit ainsi Judith Lyon-Caen.
Comme une sorte de transition, le dernier article de cette partie s’intitule « histoires et historiens dans l’espace public ». N’oublions pas que la parole des historiens n’est qu’une voix parmi tous les discours sur le passé. La mémoire, la volonté de peser parfois de la part du politique, les publications régulières sur la crise de l’histoire enseignée : Quelle doit être la place de l’historien dans la multitude de débats ? Doit-il se penser comme « un auxiliaire d’intelligibilité » ?

Des thèmes qui reviennent et des archives qui se dilatent

La question débute presque obligatoirement par la question des archives ! Elles se sont multipliées. Il est étonnant de voir comment des thèmes qui ont pu occuper à un moment donné une place centrale dans la réflexion historique ont pu se transformer et parfois resurgir sous des formes inattendues. Ainsi en est-il des nouveaux usages de la quantification L’ordinateur a pu donner les moyens techniques de réaliser ce qui auparavant était très compliqué. Mais la quantification a pu permettre aussi de s’engager vers d’autres chemins : elle peut féconder l’histoire des mentalités. Des comptages ont permis de souligner que les peintres d’avant-garde exposés à Paris au début du XXème siècle ne sont pas particulièrement étrangers, et il faut donc alors se demander comment est née la représentation contraire chez les contemporains. Claire Lemercier et Claire Zalc citent un autre exemple : les Juifs de Lens et leur date de départ entre 1940 et 1942. Ce travail montre que plus la date de départ est tardive, moins le risque d’arrestation est important. Ceux qui partent en dernier quittent Lens pour se cacher et changent d’identité, alors que les premiers partants passent souvent par des voies officielles qui les font repérer facilement.
Dans cette partie un article revient aussi sur la question de la fiction car de nombreux livres ces dernières années ont reposé la question en débat : certes, il y eut le phénomène « Les bienveillantes », mais aussi « HHhH » de Laurent Binet. Les incursions de Patrick Boucheron ou les travaux toujours stimulants de Philippe Artières jusqu’au très récent Ivan Jablonka sont autant d’autres facettes du même thème.
Un dernier article revient et s’interroge sur la commémoration de la première guerre mondiale et liste notamment toutes les questions qu’une telle commémoration soulève : Que célébrer ? Comment ? Quel sens pour un tel événement qui a pu être fondateur pour certaines nations, et qui sera pour d’autres, l’occasion de raviver des antagonismes ! Comment articuler aussi les réalisations et projets locaux avec les injonctions et les grandes machineries nationales ?

L’appel du large

Dans cette dernière partie, il s’agit de cibler quelques grandes évolutions majeures récentes. Fort logiquement, c’est Romain Bertrand qui livre une réflexion sur l’histoire globale, le récit symétrique, en soulignant bien un certain nombre de précautions à avoir en tête et des dérives possibles. Véritable vademecum méthodologique, il permet de penser comment aussi on en est arrivé à ce type d’histoire très prisé aujourd’hui.
Autre axe majeur, l’émergence d’une histoire environnementale. Grégory Quenet la resitue et montre les nouveaux éclairages possibles que permet une telle approche. Il n’oublie pas de conclure en soulignant les défis qui se posent à une telle histoire : par exemple, elle doit trouver sa voie dans un contexte où les enjeux planétaires, aujourd’hui centraux, sont objets de débats et parfois de polémiques. Si l’histoire quantitative a connu, on l’a dit, une certaine fortune, celle des femmes fait aussi partie des chantiers qu’il faut continuer à suivre. L’auteur en souligne quelques apports et une des plus importantes est sans doute cette reformulation de certaines questions.
On découvre aussi avec Jan Pampler combien l’historiographie peut apporter des surprises et si Lucien Febvre fut en son temps précurseur sur l’histoire des émotions, il a fallu attendre longtemps pour trouver des réalisations des sillons qu’il avait creusés. Dans ce domaine, l’histoire doit aussi s’interroger et se méfier d’explications scientifiques qui voudraient dessiner des grands invariants universels.

Au total, on peut donc mesurer l’état de l’histoire aujourd’hui en France même si on peut souligner que d’autres dimensions auraient pu être ajoutées : si l’on constate la place de l’histoire dans notre société, pourquoi ne rien dire à un moment sur les reconstitutions permises par l’informatique ou insister sur la mise à disposition d’archives en ligne dans de nombreux départements ?
Cet ouvrage collectif n’en reste pas moins précieux. Et si l’on peut relever quelques manques, c’est sans doute aussi la preuve d’une vitalité qui ne se canalise pas en 300 pages.

© Jean-Pierre Costille, Clionautes.