Les Archives nationales ouvrent leurs fonds pour proposer à travers l’exposition  » Sacrilèges !  » et le catalogue qui l’accompagne aux visiteurs et aux lecteurs un parcours qui permet de mieux comprendre et de mesurer les circonvolutions du concept de blasphème depuis le Moyen Âge en France. Sacrilège envers Dieu et envers les croyants, crime de lèse-majesté ou délit d’offense, de la personne sacrée du roi thaumaturge au président normal, le travail des auteurs de cet ouvrage donne la mesure de combien la chose sacrée et les affronts – ou considérés comme tels – qui lui sont faits suscitent dans le pays de profonds débats depuis plusieurs siècles. C’est aussi un éclairage tout à la fois sur l’évolution des moeurs, les valses législatives inhérentes aux changements politiques et le rapport à la religion dans ce pays qui, après avoir été  » Fille aînée de l’Église  » devint le premier à les délits « imaginaires » tels que les définissent les révolutionnaires de 1791 ouvrant la voie à la loi de 1905. Riche de 120 documents des Archives nationales, cette somme est une plongée dans ce qui est toujours un enjeu sociétal.

 

 Si il ne peut y avoir de blasphème sans sacrilège, cela implique donc l’existence du sacré.

Ce dernier doit être protégé de toute intervention qui l’outrage que ce soit en acte ou en parole : profaner c’est rétrograder, faire perdre en majesté ce qui est sacré, salir donc rompre, comme est accusé Platon de l’avoir fait, la concorde entre les dieux et la cité. Les trois religions du Livre voient dans le blasphème une insulte à Dieu mais de dimension multiple et aux condamnations plus ou moins violentes et appliquées au fil des temps. Ainsi, Jésus puisque « fils de Dieu » est jugé blasphémateur lorsqu’il comparait devant les Sages experts de la Loi juive qui compose le Sanhédrin. Les hérétiques après le concile de Nicée (325) ou le vol de biens d’église sous le pontificat de Grégoire Le Grand (590-604) donnent un sens extensible au blasphème qui devient pour l’autorité chrétienne un crime d’opinion. C’est à partir du IXe siècle que les savants musulmans vont fixer un droit spécifique lié au tajdîf – le blasphèmequi va devenir un crime d’État permettant aux califes d’assurer la plénitude de leur pouvoir dans leur empire et sur les populations qui y vivent.

C’est donc aux croyants et plus particulièrement à ceux qui sont à leur tête de prendre en main la défense du nom de Dieu et du sacré, de lutter contre les blasphémateurs et de les faire condamner. C’est l’occasion pour les rois français d’affirmer leur autorité sur les croyants de leur royaume les faisant échapper ainsi à l’autorité pontificale. Paradoxalement, c’est le début d’une sécularisation des « affaires » religieuses par le pouvoir politique. Le pape Clément IV s’inquiète de la répression féroce dont fait montre Saint Louis contre les blasphémateurs et l’appelle même à la modération.

Bulle sur parchemin de Clément IV adressée à Louis IX, 12 août 1268 (Paris, Archives nationales, Trésor des chartes des rois de France)

Les parchemins, registres d’audiences permettent de mesurer l’étendue de la répression qui s’abat dans le royaume : le rouleau de 53 mètres de long composé des dépositions des témoins au procès de Guichard, évêque de Troie entre 1308 et 1311 révèle la violence qui s’abat sur ceux qui critiquent le roi ou refusent de lui obéir. Si Louis IX voulait procéder à la purification du royaume, à partir du règne de Philippe Le Bel se met véritablement en place une justice française de la chose sacrée qui va progressivement incorporer en son sein la personne du roi.

 

Du crime de lèse-majesté à l’offense au Président de la République, de quoi le blasphème est-il le nom ?

Le moulage du sceau de Jean le Bon (1350) où le roi apparaît les pieds reposant sur un siège qui évoque le trône de Salomon, l’enluminure de la magnificence de l’Entrée de Charles VII à Caen en 1450 (Chronique du règne de Charles VII, J. Cartier, vers 1450) sous un dais brodé, le Portrait de Jacques-Bénigne Bossuet peint par Hyacinthe Rigaud au début du XVIIIe siècle renvoie à la sacralité de la monarchie, du roi très chrétien et à son pouvoir sur ses sujets. La Guerre de 100 ans (1337-1453), les guerres de religion révèlent déjà une désacralisation lente qui gagne toutes les couches de la société et le royaume. La caricature d’Henri III imprimée dans un libelle de la Ligue catholique (1589) marque une rupture : pour la première un roi est raillé par ses sujets. Le dessin contre le pouvoir devient un moyen d’expression qui traverse les époques et amène déjà à vifs débats. Louis Chéron dans Allégorie sur la révocation de l’Édit de Nantes (vers 1700) affuble Louis XIV d’oreilles d’âne, la désacralisation de la personne du roi semble à l’œuvre. Cependant les multiples pièces liées à l’attentat et au supplice de Damiens dont une lettre à Louis XV (1757) montre que le pouvoir tient à ses prérogatives.

De l’esprit des lois de Charles de Montesquieu publié en 1748, le rôle croissant des physiocrates dans la société éclairée mêlé au sacre suranné de Louis XVI en 1775 amorcent la rupture que sera la Révolution française. Marqué par le temps de la fuite de la famille royale en Juin 1791, l’opinion publique française s’éloigne à jamais de la sacralité royale – Retour de Varennes, Arrivée de Louis Capet à Paris, 25 juin 1791 peint par Jean-Louis Prieur (1791) -. Un nouveau vocable a fait son apparition dès le 23 juillet 1789 : le crime de lèse-nation, une infraction que Jacques de Saint-Victor qualifie de bizarre infraction dont l’ambigüité réduit l’efficacité amenant pourtant à la pendaison du marquis de Favras (19 février 1790), le seul condamné à mort pour ce délit ce qui prouve la complexité juridique pour les tribunaux en cette période particulièrement troublée.

Les sorcelleries de Henri de Valois, et les oblations qu’il faisait au diable dans le bois de Vincennes […], imprimé chez Didier Millot, 1589

À partir de 1819, le délit d’offense au roi est introduit dans la loi, cédant sa place en 1849 et 1881 au délit d’offense au président de la République. À chaque fois, cette typologie va de pair avec la liberté de la presse dont les Croquades faites à l’audience du 14 novembre (cour d’assises), 1831 par Charles Philippon . Ce dernier est le fondateur de l’hebdomadaire La caricature morale, religieuse, littéraire et scénique, ses dessins politiques y sont vus par le pouvoir comme des sacrilèges qui lui valent d’être régulièrement amenés sur les bancs des accusés. L’histoire de la presse satyrique française, de ses dessinateurs jugés irrévérencieux, blasphémateurs est alors en train de s’écrire.

Les Archives nationales permettent de découvrir une note du 26 Juillet 1963 relative aux poursuites de presse pour offense au chef de l’État où son rédacteur stipule que « Le Président de la République s’est préoccupé d’un jugement de relaxe rendu […] au bénéfice des dirigeants du journal « L’Esprit public «  […]  » : l’Élysée à cette époque n’est pas loin des prétoires. C’est paradoxalement la condamnation d’un militant d’extrême-gauche poursuivit pour avoir brandi en présence de Nicolas Sarkozy la pancarte « Casse-toi pov’con » qui pousse le législateur français à abolir les articles 26 et 36 de la loi de 1881. Jacques de Saint Victor à la fin de son remarquable travail s’interroge sur la personne du chef de l’État aujourd’hui en France, ce président devenu peut-être trop normal dans une chute inexorable d’un piédestal républicain.

Un mannequin à l’effigie d’Emmanuel Macron, président de la République, brûlé le 24 Avril 2023 à Grenoble, place Notre-Dame »

 

« Dieu se défendra bien lui-même !  » Georges Clemenceau, 1er Février 1881, débats au Palais Bourbon

En octobre 1534, le royaume connaît un déchaînement de la justice royale au moment de l’affaire Des Placards. Des affiches anticatholiques virulentes sont placardées, François Ier engage alors une répression qui mène jusqu’au bûcher nombre de protestants. C’est aussi l’occasion d’enclencher le premier contrôle de la presse avec la création du dépôt légal des imprimeurs sans pour autant freiner un processus désormais inexorable. Voltaire, dont on a saisi Le dictionnaire philosophique au domicile du prévenu, prend la défense du chevalier de La Barre condamné à mort pour blasphème en juin 1765 et mobilise, en vain, l’opinion publique. Dernier exécuté en France, le Résumé du procès-verbal d’Abbeville, avec les réponses (26 septembre 1765-26 février 1766) extrait de la correspondance du philosophe permet de mesurer à la fois l’acharnement contre le prévenu et la lucidité de Voltaire.

Résumé du procès-verbal d’Abbeville, avec les réponses (26 septembre 1765 -26 Février 1766), Correspondance de Voltaire (BnF)

La Révolution française s’accompagne d’une déchristianisation du pays menant à la séparation de l’Église et de l’État en 1795. Disparaissent dès le premier code pénal (1791) les délits  » imaginaires  » dont le blasphème et le sacrilège, mais aussi la sorcellerie et l’homosexualité : les citoyens peuvent donc sans risque critiquer et se moquer des religions. Il faut attendre la Restauration, malgré le Concordat de 1801, pour que la liberté d’expression soit à nouveau entravée par la loi Serre du 17 mai 1819 qui vise la presse en créant le délit d’outrage à la morale publique et religieuse. La Minute d’amendement du projet de loi sur le sacrilège, adopté par la Chambre des pairs le 18 février 1825 rétablit même le sacrilège même si le garde des sceaux précise qu’il ne s’agit pas de venger Dieu car nul n’en est capable.

Le texte de 1825 est rapidement aboli et c’est par la législation sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881 que disparaît la loi Serre. Les échanges tendus à l’Assemblée donnent l’occasion à l’évêque Mgr Freppel d’avancer l’argument du  » discours de haine  » pour continuer à sanctionner l’outrage à la morale publique et religieuse. En vain : la loi distingue désormais les personnes (les croyants) et les idées (la religion) et celles-ci peuvent être librement moquées. La presse, des caricatures particulièrement outrageantes accompagnent la IIIe République dans la séparation de l’Église et de l’État. La longue liste contenue dans le Procès verbal de l’inventaire du mobilier de la cathédrale de Limoges, 1906 et les 2 très surprenantes cartes postales extraites des Archives départementales de la Manche documentant l’inventaire du mobilier de l’église de Carentan légendées  » Les soldats défoncent la porte à la hache  » ;  » La porte est fracturée  » permettent de mesurer le climat qui prévaut dans le pays au début du XXe siècle.

Frantisek Kupka, dessin de couverture pour L’Assiette au beurre, « Religions« , n°162, 7 Mai 1904

Le texte qui est adopté à l’unanimité le 1er juillet 1972 marque une nouvelle étape dans la longue histoire de la relation entre la société française et l’offense. Instituant le délit de  » provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence « , la loi Pleven – qui porte le nom du ministre de la Justice et garde des Sceaux de l’époque – permet de sanctionner  » la provocation à la haine  » créant une brèche qui, rapidement, permet aux catholiques intégristes de mener des actions devant les tribunaux. Ainsi, que ce soit l’affiche de l’ « Ave Maria  » (Jacques Richard -1984) ou celle de « La dernière tentation du Christ  » les juges y voient un outrage aux sentiments religieux dans l’esprit de la Cour européenne des droits de l’homme. Si au début du XXIe siècle certaines affaires font encore écho aux deux précédentes, le tribunal de Paris en 2006 lors du procès contre Charlie Hebdo va rappeler tout à la fois le respect des croyances et la liberté de critiquer les religions, les caricatures remplissant « une fonction sociale éminente et salutaire « . La décennie qui suit la publication des caricatures de Mahomet plonge la France dans une spirale d’événements sanglants relançant le débat de la  » laïcité à la française « , divisant citoyens, associations, partis politiques comme un nouvel écho du passé.

 

Cet ouvrage remarquable qui accompagne l’exposition présentée aux Archives nationales (20 mars 2024 – 1er juillet 2024) « Sacrilège ! L’État, les religions et le sacré  » inscrit dans le temps long un débat parfois terriblement d’actualité dont les racines profondes ont construit ce qui fait aussi l’État laïque français. S’appuyant sur un très large éventail de documents d’archive, Amable Sablon de Corail, Jacques de Saint Victor, Olivier Hanne et Nathalie Droin fournissent les clés historiques et juridiques éclairant au mieux les enjeux d’un tel sujet.