Patrick Boucheron, Nicolas Delalande, Pour une histoire-monde, Paris, PUF, 2013, 96 pages, 8,5 euros. Compte rendu par Aurélie Musitelli.

Aujourd’hui, comment peut-on écrire une histoire-monde ? Depuis ces dernières années, des historiens ont renouvelé les approches, les questionnements, les thématiques de cette histoire. Ils ne cherchent plus à substituer au récit national celui d’une marche linéaire vers la mondialisation contemporaine, mais plutôt à découvrir les échanges, les contacts, qui ont accompagné la mise en relation des différentes parties du monde depuis le Moyen Âge jusqu’à nos jours. Patrick Boucheron, professeur d’histoire du Moyen Âge à l’université de Paris I Panthéon-Sorbonne, auteur de L’histoire du monde au XVe siècle (2009), fait la présentation de cet ouvrage, coordonné par Nicolas Delalande, chargé de recherche au Centre d’histoire de Sciences Po et rédacteur en chef à La Vie des Idées.

Patrick Boucheron, dans son introduction, montre que les historiens français n’ont pas attendu ces dernières années pour prendre comme objet d’étude le monde, faisant fi des idées reçues sur le désintérêt des historiens. Il développe, ensuite, comment la World History a été perçue par les historiens français et même les moyens de la dépasser. Cet ouvrage propose, à partir de différents comptes rendus, d’un entretien, de déceler les différentes façons d’appréhender l’histoire-monde. Par exemple, le livre de Romain Bertrand, L’histoire à parts égales, appelle à sortir du vis-à-vis colonial pour reconnaître aux sociétés non européennes une égalité de traitement documentaire, à rompre avec l’histoire des conquêtes et des comptoirs. Ce livre est une méthode morale : celle du commerce historiographique équitable. Pour écrire une histoire globale, il ne faut pas décloisonner le monde sans prendre en compte ce que ce Sanjay Subrahmanyam appelle les formes de la commensuralité qui en compliquent et en conflictualisent le cours. Si on ne s’intéresse qu’aux connexions, qu’aux échanges, on risque de produire un discours qui apparaîtra idéologique aux générations futures. La World History n’est pas dire le tout du monde mais elle consiste à comprendre comment les sociétés humaines produisent de l’altérité avec de la distance, de l’hostilité avec de l’altérité et de l’identité avec l’hostilité.

Un commerce historiographique équitable

Le lien étroit que noue l’historiographie traditionnelle entre l’idée de modernité et celle d’empire à vocation universelle est aussi à dénoncer : il faut comprendre que d’autres empires, avant les sociétés européennes, ont pu être des puissances historiques, des facteurs de modernisation du monde comme l’a été l’empire ottoman, au XVIe siècle. Patrick Boucheron préconise de ne pas prendre l’histoire mondiale comme une histoire de l’espace tout entier mais le plus haut degré d’espace partagé par les sociétés humaines à un moment donné, ne concernant qu’un petit monde d’acteurs à l’exception de l’ultra-contemporain. L’histoire-monde n’est pas une « histoire monstre, vorace et dévorante » mais ouvre tout un monde d’histoires.
Les six exemples de livres abordés permettent de se faire une idée plus précise des démarches, questionnements des historiens de l’histoire-monde. Ainsi, Jacques Revel fait un compte rendu du livre de Jack Goody, un anthropologue anglais, consacré à la comparaison entre l’Europe et l’Asie. Il y montre à quel point non seulement, l’Europe a imposé son récit du passé au reste du monde ; mais aussi, les historiens ont contribué à cette idée d’exceptionnalité des sociétés européennes, développant une analyse linéaire de l’histoire de la civilisation européenne ayant une culture urbaine et mercantile continue.

Jane Burker et Frederick Cooper présentent leur livre, Empires, paru en 2010. Il propose une histoire plus large dans le temps et dans l’espace, commençant avec l’empire romain et la Chine ancienne jusqu’à nos jours. Sur le long terme, les empires occidentaux qui se sont conçus comme étant les plus avancés de l’histoire n’ont survécu que quelques décennies alors que l’empire ottoman a duré 600 ans, et qu’une succession de dynasties chinoises s’est réclamée de la tradition impériale pendant plus de 2000 ans. L’étude de l’histoire des empires rend plus visible et plus compréhensible l’instabilité et les ouvertures de la politique mondiale des deux derniers siècles.

L’exemple du livre de Kenneth Pomeranz, The Great Divergence (2000), est pris par Eric Monnet pour montrer, à travers une analyse comparative approfondie, que l’Angleterre et une région de Chine, la vallée du delta du Yangzi, ont eu un développement social et économique équivalent jusqu’au milieu du XVIIIe siècle. L’avancement de l’Angleterre serait dû à l’exploitation du charbon de son sous-sol, des champs de ses colonies, libérant ainsi une main-d’œuvre anglaise pour l’industrie tandis qu’en Chine, la main-d’œuvre pour les champs a dû intensifier son travail pour faire face à une surpopulation. Cette théorie est innovante car elle limite l’idée d’une croissance européenne « par étapes ».
L’entretien entre l’historien Sanjay Subrahmanyan et La Vie des Idées permet de comprendre le parcours d’un chercheur passant des statistiques de l’histoire économique dans l’océan indien à une histoire « plus humaine », l’histoire connectée. Pour lui, cette histoire n’a pas besoin d’être étudiée en macro-régions et semble être limitée aux XVIe-XVIIIe siècles, car l’emprise des histoires nationales est encore importante pour l’époque contemporaine.

L’ouvrage de Romain Bertrand, L’histoire à parts égales. Récits d’une rencontre Orient-Occident (16-17e siècles), paru en 2011, est repris par Philippe Minard, dans un compte rendu, dans lequel il explique la démarche de l’historien. Celui-ci cherche à étudier la rencontre entre les Javanais et les Hollandais, le « choc » qui s’ensuit entre des Javanais aristocrates, épris de culture et des Hollandais marchands et marins. L’ouvrage fait sortir l’histoire de la rencontre européo-malaise d’une vision binaire réductrice, et restitue au monde insulindien tout autant son inscription globale que son autonomie historique.

Ivan Jablonka, à travers le livre d’Edmund De Waal, La mémoire retrouvée (2011) sur les Ephrussi, des marchands de blé originaires d’Odessa devenus banquiers aux quatre coins de l’Europe, s’intéresse, non seulement, à l’histoire d’une collection de netsukes transmise de génération en génération jusqu’à l’auteur, suivant les péripéties de cette famille, à différents endroits du globe, au cours du XXe siècle ; mais aussi, à la relation entre fiction et histoire, entre historien et littéraire puisque l’auteur n’est pas un historien.

Cet ouvrage permet de connaître, de comprendre plus fidèlement les nouvelles questions, démarches de l’histoire-monde, de combattre certaines idées reçues liées à sa pratique, notamment en France.
Par contre, il est regrettable de n’avoir fait qu’un petit livre de comptes rendus, d’entretien, de présentations sur six ouvrages, même s’il peut se révéler comme une utile introduction.