C’est un véritable réquisitoire à charge auquel se livre Jean-Michel Chaumont dans cet ouvrage. Ce chercheur belge d’ l’Université Libre de Louvain s’attache à démontrer que le rapport d’experts consacré à la prostitution, la fameuse « traite des blanches », rédigé entre 1924 et 1927 sous l’égide de la SDN, est scientifiquement contestable, à la fois dans ses méthodes et dans ses conclusions. Pour ce faire, Jean-Michel Chaumont a décortiqué à la loupe les vingt-mille pages d’archives du Comité Spécial d’Experts désigné pour établir le rapport. C’est un travail considérable, qui se révèle très instructif sur le fonctionnement interne de la SDN à cette époque. L’auteur fait émerger de façon récurrente l’antagonisme entre les grands principes de la SDN et les compromissions, les abandons, les arrangements incessants qui parsèment ces trois ans d’étude. Ce Comité d’experts est composé de dix membres, dont trois femmes, et assisté par des enquêteurs qui fréquentent en infiltrés les milieux de la prostitution dans le monde entier. Les femmes y ont peu la parole et trois de ses membres ont plus de poids que les autres, allant jusqu’à imposer leurs points de vue aux autres, coupant court aux discussions : il s’agit de son président, le docteur William Snow, des Etats-Unis, du major Bascom Johnson, américain lui aussi, et du docteur en droit et en philosophie Isidore Maus, de nationalité belge.
Le fantasme des rapporteurs
Chaumont présente la grande majorité de ces experts comme rigides, pudibonds et nationalistes. Peu trouvent grâce à ses yeux, comme le docteur Paulina Luisi de nationalité uruguayenne ou les experts français Hennequin et Le Luc. Une fois ces membres présentés, que fait émerger Chaumont des archives ?
Sa thèse principale est que la « traite des blanches » est un mythe construit autour d’un fantasme d’occidental : celui de la jeune fille vierge et innocente, abusée par les souteneurs souvent israélites et sans scrupules du monde interlope, puis donnée en pâture dans les bordels, où elle pratiquera la fellation à la chaine, « seul moyen de gagner correctement sa vie dans ce milieu ». Or, il apparaît que, même si quelques cas opposés existent, la majorité des prostituées sont majeures, consentantes et vaccinées, et ne font l’objet d’aucune traite. Cette réalité ne convient pas au Comité d’experts, qui va donc fausser les faits pour aboutir à un rapport qui fera référence en la matière – et qui le fait encore- tout en banalisant , par amalgame, la véritable traite, celle des Noirs. Selon Chaumont, le Comité d’experts commet plusieurs fautes. La première est de lier étroitement le concept de traite avec l’existence de bordels règlementés, et donc de focaliser l’action sur la lutte contre la réglementation. Peu importe que, comme le souligne l’expert français, la situation sociale des prostituées empire avec la disparition des maisons closes. La définition du mot « traite » s’étend aussi aux prostituées consentantes, majoritaire, alors qu’elles ne font pas l’objet de vente.
Indignation sélective
La détermination de ces dernières à émigrer pour des raisons économiques est mise entre parenthèses. La seconde faute est dans les vérifications du Comité : malgré des pistes intéressantes, rien ne vient confirmer l’existence de la traite des blanches, et encore moins de la présence de mineures dans les bordels. Devant cette réalité, le Comité biaise, établit des « faits incontestables » même quand ils n’exitent pas, exagèrere les chiffres, généralise à outrance dans l’objectif de disqualifier les sources rigoureuses, les sources officielles et même, in fine, les propres sources du Comité. Dans le même temps, d’autres phénomènes seront négligés : la prostitution des mineures dans les Antilles (parce qu’il ne s’agit ni de traite, ni de blanches) ou encore l’exploitation des Arméniennes (pour ne pas froisser la Turquie). Des compromissions et une forte censure émaneront le rapport final : censure sur l’antisémitisme d’Etat en Pologne, censure sur la corruption et la collusion policière, censure sur le monde du spectacle, de l’armée ou de la diplomatie internationale.
Pour Chaumont, les résultats de ce rapport sont catastrophiques : il donne lieu à une fragilisation de la situation sociale des prostituées, aboutit au fichage généralisé, à la fragilisation de l’Etat de Droit et à la répression de l’immigration clandestine. Sans souteneur, les prostituées sont reconduites dans leur pays et leurs futurs déplacements étroitement surveillés afin qu’elle ne reviennent pas. Pour les souteneurs, c’est l’arsenal répressif qui se met en place, avec cette phrase de Maus significative : « Il est évident que la garantie de la liberté individuelle doit s’appliquer aux honnêtes gens et non aux individus en lutte contre la société. Il ne faut pas avoir le fétichisme de la liberté égale pour tous, il y a des gens qui ne la méritent pas ». Or, pour Chaumont, la base de l’Etat de Droit, c’est justement les garanties données à chaque individu, et que la distorsion des principes de l’Etat de Droit sont d’abord visibles, comme un signal d’alarme, dans le traitement réservé au plus méprisé de ses citoyens, la prostituée.
Réouvrir les maisons closes ?
Dans le rapport des experts, Chaumont voit en fait se profiler d’une part la discrimination sociale et raciale des années trente, « couronnée » par le nazisme, et d’autre part tout l’arsenal répressif contemporain qui prime sur la prévention et criminalise la pauvreté.
Au final, on ne peut nier le formidable travail effectué par Chaumont. Le livre est long, très exigeant, et pas forcément facile. Tout au plus pourra-t-on s’interroger sur les motivations politiques et sociales, assumées, de l’auteur. Comme je l’ai dit, c’est un ouvrage à charge, et Chaumont se place résolument en faveur de la réglementation de la prostitution et de l’acceptation du monde interlope. Peut-être ce dernier est-il un peu trop idéalisé dans l’ouvrage, et semble donner un assentiment tacite aux réseaux actuels de prostitution d’Europe de l’est, ou du moins fermer les yeux sur des réalités qui, cette fois ci, ne conviennent pas à l’auteur et non plus au Comité d’experts. Le grand mérite de l’ouvrage, c’est de mener le lecteur vers un débat contemporain fondamental et difficile, associé à celui de la légalisation des drogues : réprimer aggrave les phénomènes et les rend incontrôlables. Dans ce cas, la moins mauvaise des solutions n’est-elle pas de règlementer et de légaliser, au risque de piétiner certaines consciences morales? Un débat qui reste ouvert, donc. Soyons redevables à Jean-Michel Chaumont d’y avoir apporté cette excellente et utile contribution.
Mathieu Souyris © Clionautes