C’est un livre original et inattendu que publie Dénes Harai, jeune historien connu pour la variété de ses intérêts, du monde hongrois de l’époque moderne jusqu’aux soubresauts du premier XVIIe siècle français, comme le rappelle Laurent Avezou dans une riche préface. L’objet de l’ouvrage demeure « l’eau, définie au sens large du terme, […] toutes ces eaux [qui] ont en commun d’avoir été utilisées pour glorifier le gouvernement royal de la France » du Grand Siècle (p. 16). De 1594 à 1715, les métaphores aquatiques se multiplient en effet dans les peintures, gravures, médailles, poèmes ou traités célébrant les Bourbons. Le livre en dresse un inventaire et tente de comprendre les enjeux de cette inflation iconographique et textuelle.

D’Henri IV à Louis XIII

Le règne d’Henri IV a inspiré un « nombre considérable d’images aquatiques » (p. 25). Les combats du premier Bourbon, la lutte pour la paix et pour la coexistence confessionnelle, le gouvernement du royaume sont l’occasion, pour les thuriféraires du monarque, de faire connaître leur talent. En 1609, Jacques de La Fons, avocat au parlement de Paris, exalte ainsi « ce grand roy […] à qui le ciel accort / donne après tant d’orage un désirable port », ce qui est une façon d’évoquer les guerres de Religion et leur fin avec la signature de l’édit de Nantes, en 1598 (p. 28-29). La naissance du dauphin constitue également un événement propice au développement des images marines. Une médaille frappée à cette occasion compare le petit Louis à Achille, plongé dans le Styx par sa mère Thétis dès son enfance (voir la planche p. 149 et le commentaire p. 45). L’assassinat d’Henri IV, en 1610, apparaît évidemment comme un naufrage du royaume, comme le répètent à l’envi discours et oraisons funèbres. La régente Marie de Médicis prend les commandes du royaume. C’est en 1617, deux ans et demi après la proclamation de sa majorité, que Louis XIII s’empare effectivement du pouvoir, à la suite de l’assassinat de Concino Concini. La mère et le fils s’opposent par les armes en 1619-1620, avant de se réconcilier. Dans la série exceptionnelle de tableaux qu’il peint pour célébrer la reine-mère entre 1622 et 1625, série destinée au palais du Luxembourg et aujourd’hui conservée au Louvre, Pierre Paul Rubens utilise aussi la métaphore maritime. Considérons le seizième tableau du cycle intitulé La majorité de Louis XIII ou La reine remet les affaires au roi (planche, p. 152). Sur une nef assimilée à la France (dont l’allégorie domine la scène) ou à l’État, nef mise en mouvement par quatre rameuses (la Force, la Religion, la Justice, la Concorde), le monarque tient désormais le gouvernail laissé par la régente. Si la lecture de l’événement par le peintre anversois ne correspond pas à la réalité – Marie de Médicis tient les rênes du pouvoir jusqu’en 1617 –, le répertoire iconographique choisi, à la fois classique et ingénieux, montre la force des images aquatiques. Le commentaire de l’auteur (p. 59-60) aurait pu ici gagner en densité en s’appuyant sur les travaux de Fanny Cosandey (voir en particulier un article de 2004, paru dans la revue Clio).

Le moment Richelieu

Dénes Harai consacre un chapitre, complexe compte tenu des multiples allers-retours chronologiques, à la figure du cardinal Richelieu, devenu principal ministre de Louis XIII en 1624. L’usage des métaphores maritimes ou fluviales pour glorifier le prélat est antérieur à la prise de La Rochelle, en 1628. L’événement marque néanmoins une rupture. On connaît la célèbre toile d’Henri-Paul Motte (1881), où Richelieu, de rouge vêtu, apparaît majestueusement sur la digue du port atlantique. Mais dès la fin des années 1620, des textes ou des images vont jusqu’à suggérer l’élection divine du cardinal-ministre et décrivent un fonctionnement bicéphale de l’État. Tel est le cas d’une estampe (Crispin de Passe, planche, p. 154) montrant Louis XIII et Richelieu, d’égale stature et se faisant face, dans un navire sur la Seine. Un phylactère sortant de la bouche du roi porte une phrase en latin, traduite en bas de l’image : « Va, navire, ne crains [point], ton pilote [Richelieu] est un Dieu / Jamais ancre ne fut en un plus Riche-lieu ». Au-delà des jeux de mots et de l’allusion à Concini, maréchal d’Ancre, c’est bien la nature divine du ministre de Louis XIII qui est soulignée ici. Une médaille frappée en 1634 semble aller plus loin. Au portrait de Richelieu (sur l’avers) sont associés (sur le revers) un vaisseau et une devise « Hoc Duce tuta » (« Avec un tel chef, il n’y a rien à craindre »). La figure de Louis XIII est évacuée. Il ne faudrait pas cependant surestimer la portée de ces images. Si la nature des relations entre le roi et son ministre peut toujours être discutée (voir p. 81), la « puissance absolue » du souverain, source unique de légitimité des ministres, ne fait pas de doute pour Richelieu, qui l’affirme avec force dans son Testament politique (passage cité et commenté par Arlette Jouanna, Le Prince absolu. Apogée et déclin de l’imaginaire monarchique, Paris, Seuil, 2014, p. 92).

Louis XIV ou le « soleil dans l’eau »

Les images aquatiques scandent également la vie et le long règne de Louis XIV. Sa naissance, miraculeuse après tant d’attente, est célébrée par les poètes. Pendant la Fronde, le gouvernement est encore associé à la figure de la nef ou du vaisseau ayant à subir de multiples remous. Les lettres chiffrées du cardinal Mazarin, publiées par Jules Ravenel au XIXe siècle, associent d’ailleurs les mots de « Barque » « Galères » ou « Vaisseau » au jeune monarque et celui de « Mer » au ministre lui-même (p. 106-107). À partir de 1661, les métaphores marines sont abondamment utilisées par les propagandistes de Louis XIV. L’auteur consacre plusieurs pages à l’étude du passage du Rhin, un épisode de la guerre de Hollande (1672), et à ses représentations, notamment sous le pinceau de Charles Le Brun dans la galerie des glaces (p. 121-122). Les bosquets, les bassins, le grand canal sont évoqués à grands traits par Dénes Harai, qui ne parvient qu’à suggérer la richesse d’un sujet si abondamment traité par la bibliographie (voir en particulier Thierry Sarmant, Les Demeures du Soleil. Louis XIV, Louvois et la surintendance des bâtiments de France, Seyssel, Champ Vallon, 2003, ou Éric Soullard, Les Eaux de Versailles, XVIIe-XVIIIe siècles, thèse de l’université Grenoble II, 2011, sous la direction de Gérard Sabatier).

On trouvera dans cet ouvrage précieux un réservoir de citations venues d’auteurs oubliés, laudateurs et parfois contempteurs d’une monarchie absolue toujours en construction. La force des métaphores aquatiques, ce vaisseau de l’État parfois soumis à de sérieux coups de vent, y apparaît nettement. Reste à encourager les études comparatives afin de mesurer avec justesse la part que représente ce vocabulaire iconographique et la nature des enjeux qu’il véhicule.

Luc Daireaux

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