Cet ouvrage est une somme impressionnante de connaissances à laquelle le Sunday Times a décerné le prix du meilleur livre en 2020. Fernando Cervantes nous dresse un portrait nuancé des conquistadors espagnols qui ne sont ni des héros chevaleresques ni des génocidaires d’indiens naïfs. En s’appuyant sur de multiples sources (lettres, chroniques, traités, …) anciennes mais aussi renouvelées, l’auteur s’intéresse tout particulièrement à restituer rigoureusement le contexte à la fois politique, religieux et intellectuel de la fin du XVe siècle et du début du XVIe siècle. Cette contextualisation nous permet ainsi de questionner la nature profonde et les différentes formes de la conquête ainsi que de l’exploitation du Nouveau Monde par les conquistadors espagnols. L’ouvrage, riche et dense, alterne les chapitres descriptifs de cette grande aventure avec des chapitres plus réflexifs. Trois grandes figures émergent au fil des pages : Christophe Colomb, Hernan Cortès et enfin Francisco Pizarro.

Christophe Colomb et le temps des découvertes

Fernando Cervantes insiste tout d’abord sur le contexte politico-religieux de la fin du XVe siècle dans la péninsule ibérique avec l’unification autour de la foi chrétienne lors de la Reconquista qui cristallise l’imaginaire des croisades. Cette période peut être vue comme une préparation à « l’entreprise des Indes »  : développement d’un esprit de corps et formation militaire (combats dans la chaleur, le froid, articulation de l’infanterie et de l’artillerie, …) . Pour Isabelle et Ferdinand, 1492 est le moment propice afin d’accepter le projet de Colomb car les caisses sont vides et il faut poursuivre la lutte contre l’islam en évangélisant de nouveaux peuples.

L’auteur décrit alors avec précision le premier voyage de Christophe Colomb partant du port de Palos le 3 août 1492 et l’amenant à San Salvador le 12 octobre de la même année. Pensant être arrivé aux alentours de Cathay et à la recherche du Grand Khan, le Génois poursuit son périple jusqu’à Cuba et Hispaniola (Haïti) avant de retourner en Espagne. Le deuxième voyage (1493) est l’occasion de revenir vers les terres désormais connues mais aussi de découvrir la Guadeloupe et la Jamaïque toujours à la recherche d’or et de la confirmation d’être bien arrivé en Asie. L’administration, la mise en esclavage et l’évangélisation de ces territoires ainsi que des Tainos débutent et font naître des accusations contre Colomb qui retourne en Espagne en 1496 pour être accueilli très froidement par la reine Isabelle. L’amiral se défend et repart pour un troisième voyage en 1498 avec pour objectif d’approfondir la colonisation d’Hispaniola et d’étendre la portée de l’exploration de l’Asie. Après avoir longé les côtes vénézuéliennes, Colomb arrive à Hispaniola où les tensions montent. Il est finalement arrêté, enchaîné et sommé de retourner en Espagne. Habile, il réussit à nouveau à justifier ses choix et repart pour un quatrième et dernier voyage en 1504. Cette fois, il est banni d’Hispaniola où un nouveau gouverneur a été nommé (Nicolas de Ovando) et mène ses navires vers de nouvelles terres (Martinique, isthme de Panama, Costa Rica, …). De retour à la fin de l’année 1504, il décédera en 1506.

A Hispaniola, Nicolas de Ovando, un hidalgo fidèle à la Couronne, poursuit l’œuvre de soumission des caciques locaux, d’évangélisation et d’exploitation  de la main d’œuvre et des ressources annonçant ainsi le système de l’encomienda. Les atrocités commises sous les ordres d’Ovando afin de faire régner l’ordre sont racontées par le jeune Las Casas. Finalement, après la mort d’Isabelle, Ferdinand remplacera d’Ovando très critiqué par le fils de Christophe Colomb, Diego. L’auteur s’attarde ici, sur l’intense réflexion de l’époque quant à la nature des Tainos, aux droits et au statut à leur accorder. Les discours oscillent entre charité (importance des Dominicains désormais présents) et soumission. Les lois de Burgos et la rédaction du requerimento soulignent à la fois l’incapacité des colons à prendre en compte la différence culturelle mais aussi le début d’une reconnaissance et d’une protection des droits des indigènes. Las Casas continue de se préoccuper du bien-être spirituel et matériel des Tainos et d’alerter l’opinion public espagnol et, tout particulièrement après la mort de Ferdinand, le nouveau roi Charles (le futur empereur Charles Quint). Il dénonce, par exemple, les pratiques de Diego Velazquez et de son bras droit Hernan Cortès à Cuba. C’est dans ce contexte marqué par la devotio moderna et l’humanisme que des frères hiéronymites sont envoyés par Charles à Hispaniola.

Hernan Cortès et le le temps des conquêtes

Dans cette deuxième partie, Fernando Cervantes commence par revenir sur le destin de Cuba après Colomb. Diego Velazquez de Cuellar, après l’expédition de 1511, en fait une colonie de peuplement et réprime les Tainos. C’est là que Las Casas, par une authentique préoccupation  du bien-être spirituel et et matériel des Tainos, commence véritablement à dénoncer le système de l’encomienda. Les villes de La Havane et de Santiago commencent à se développer. L’année 1516 est particulièrement importante car, avec la mort de Ferdinand, c’est donc le jeune Charles de Gand, élevé en Bourgogne, qui lui succède. Las Casas l’informe des exactions commises dans le Nouveau Monde en passant par l’ambassadeur de Charles en Espagne Adrien d’Utrecht. C’est dans le contexte de renaissance spirituelle venue des Pays-Bas et de l’érudition humaniste que des frères hiéronymites sont envoyés à Cuba avec pour mission de convertir les Tainos avec bienveillance. Suite à la mort de Maximilien Ier, en 1519, Charles devient le nouvel empereur et à besoin d’insuffler un esprit neuf, à la fois classique, chrétien et impérial. Las Casas qui jouit des faveurs de Charles, réussit à faire passer un décret qui ordonne l’obligation pour les colons de veiller au bien-être des indigènes. C’est à ce moment que Hernan Cortès, en désaccord avec Velazquez, commence son expédition au Mexique !

Le 23 avril 1519, Cortès débarque sur les côtes du Yucatan avec 11 navires, 530 hommes et 16 chevaux. Le conquistador est optimiste car il a en face des lui des Mayas semblant accepter le nouveau Dieu ainsi que la destruction de leurs idoles. En fait, dans leur panthéon polythéiste, la présence d’une nouvelle divinité n’est pas un problème. Dès les premiers villages, les attaques et les massacres commencent. Marina, sa maîtresse, lui permettra de rentrer en relation avec les indigènes car elle parle le maya mais aussi le nahuatl, la langue des Mexica (les Aztèques). Afin d’avancer, Cortès va profiter des dissensions des cités entre elles et avec le pouvoir central : il divise pour mieux conquérir ! Accusé de désobéissance par Velazquez, le conquistador n’a plus le choix, il marche sur Tenochtitlan à partir d’août 1519 avec 300 Espagnols et plus de 800 alliés Totonaques. Il soumet les peuples de nombreuses régions (ex : les Tlaxcaltèques) et pille de nombreuses cités comme celle de Cholollan, ce que raconte Las Casas en le présentant tel un nouvel Hérode ou Néron ! Cortès arrive à Tenochtitlan, la « grande Venise », en novembre 1519 et rencontre pour la première fois Moctezuma. Il semble bien que présenter l’empereur des Mexica comme naïf et faible et Cortès comme décidé et clair dans ses choix est bien une réécriture de l’histoire. Pour les Espagnols, la découverte de la capitale est un mélange d’émerveillement (architecture, richesses, …) et de terreur (tambours, sacrifices, …). Dans ses écrits, Cortès prête à son récit une prépondérance impériale, il ne veut pas représenter la réalité de la situation mais veut présenter Charles Quint comme le souverain légitime de ce nouvel empire. Malgré la victoire de Cortès contre les troupes envoyées par Velazquez, la situation se tend. Moctezuma est fait prisonnier, des Mexica se révoltent lorsque Alvarado s’en prend à des danseurs et des prêtres. Moctezuma meurt lors de ces émeutes, le 30 juin 1520. Les Espagnols sont alors obligés de fuir : c’est la Noche Triste. Ils trouvent refuge à Tlaxcala après avoir mis à sac Tepeaca. Cortès fait construire 13 brigantins qui sont assemblés à Tetzcoco en face de Tenochtitlan. Cette période voit de nombreuses cités jurer fidélité à la Couronne et des renforts arriver depuis Cuba. Afin d’acheminer les navires jusqu’au lac des milliers d’hommes des villages environnants recrutés par Cortès creusent un canal de 2500 mètres de longueur et de 3,70 mètres de largeur et de profondeur. Le siège bien en place et l’armée espagnole forte de ses brigantins, de ses cavaliers, de ses arbalétriers, de ses arquebusiers, de ses fantassins et des nombreux alliés indigènes, Cortès lance le grand assaut le 30 juin 1521. Le nouvel empereur, Cuitlahuac bat en retraite. L’assaut final a lieu le 13 août 1521, Cuitlahuac est capturé et amené à Cortès qui jouit d’une victoire éclatante !

Les retours de Charles Quint sur cette grande victoire se font attendre. En effet, le soulèvement des Communeros en Castille, la diffusion des idées luthériennes et l’expansionnisme ottoman monopolisent toute son attention. Mais Cortès ne se laisse pas abattre. Afin de se donner une légitimité, le conquistador fonde des municipalités. De plus, l’audienca d’Hispaniola donne raison à Cortès dans son conflit avec Velazquez en lui autorisant à utiliser les populations indigènes dans le cadre des encomiendas. En plus, sous l’impulsion du nouveau grand chancelier Gattinara, le Nouveau Monde redevient un enjeu symbolique très fort devant permettre un nouvel âge d’or impérial. Cortès devient gouverneur de la Nouvelle-Espagne en 1523. Il faut tout de même souligner que quatre commissaires sont aussi nommés afin de le surveiller !

C’est cette même année que les frères franciscains arrivent dans le Nouveau Monde suivis d’autres évangélisateurs inspirés par l’héritage de Sainte Catherine de Sienne qui prône la bonté de la Création et le retour aux sources. Les textes espagnols veulent nous présenter le triomphe de la chrétienté mais on ne peut sérieusement parler d’une adhésion enthousiaste à la culture chrétienne. Il y a en effet des difficultés à faire accepter une divinité unique qui met en péril un ordre cosmique basé sur la pratique des sacrifices. Si des condamnations dogmatiques des rites et pratiques indigènes existent, sur le terrain la situation est différente avec l’incorporation de rituels locaux (ex : danses) et la nécessité de lier naturel et surnaturel (ex : louange). Ces enrichissements syncrétiques (Notre-Dame de Guadalupe) finissent par s’inscrire dans le cycle liturgique et apportent une véritable identité collective.

Cortès poursuit la conquête et pousse vers le Chiapas, le Guatemala et le Pacifique en espérant découvrir les îles aux épices des Moluques à Malacca. Cette expédition est un échec. Son frère Jorge y retourne en 1527. Las Casas en fera un récit d’une violence extrême dans Un très bref récit de la destruction des Indes. L’année suivante, Cortès devient marquis de la vallée d’Oaxaca, reçoit une encomienda de 23000 vassaux et son titre de capitaine général de la Nouvelle-Espagne est confirmé. Mais, dans le même temps, Guzman est nommé gouverneur et commence à enquêter sur Cortès pour des soupçons d’enrichissement personnel et de violences contre les indigènes. Cortès meurt finalement en 1547 en Espagne.

Francisco Pizarro et les derniers conquistadors, des conquêtes au désenchantement

En 1529, Francisco Pizarro qui a déjà traversé l’isthme de Panama jusqu’au Pacifique, se rend en Espagne pour avoir l’aval de la Couronne afin de poursuivre ses découvertes. Charles Quint accepte et le fait capitaine général de toutes les terres découvertes. Il part avec 4 de ses frères, 4 vaisseaux, 185 hommes, des frères dominicains et franciscains. Le 27 décembre 1530, Pizarro arrive au Panama et poursuit à pied. Les territoires traversés sont dévastés  par le conflit entre les fils de Wayna Qhapaq : Waskhar (qui dirige depuis Cuzco) et Atawallpa (qui dirige depuis Quito). Pizarro se dirige vers Cajamarca, villégiature thermale d’Atawallpa située dans les hauts plateaux. Sur place, les tensions sont importantes, des heurts éclatent et finalement le Sapa Inca est capturé par les Espagnols. Atawallpa promet de l’or, beaucoup d’or. Trois Espagnols se rendent à Cuzco afin d’en ramener en quantité, ils sont accompagnés de 700 porteurs ! Dans le même temps, des rumeurs d’une contre-attaque inca circulent, Atawallpa est finalement condamné à mort et étranglé le 26 juillet 1533. Charles Quint trouvera cette décision honteuse tout comme le théologien de l’université de Salamanque Francisco de Vitoria. Thupa Wallpa est choisi par Pizarro pour devenir le nouvel Sapa Inca, il fait une déclaration de soumission  à Charles Quint. Le 11 août 1533, les Espagnols quittent Cajamarca pour Cuzco. A Jauja des combats ont lieu, les premiers depuis 17 mois ! Une nouvelle municipalité espagnole est fondée. Thupa Wallpa meurt subitement. La succession complique la situation des Espagnols car la noblesse inca n’arrive pas à se mettre d’accord entre le lignage de Cuzco et celui de Quito, les chefs régionaux tentent de restaurer leur autonomie et une résistance contre les conquistadors s’organise. Face à cette situation, Pizarro doit rejoindre Cuzco au plus vite. Mais l’avancée est très lente du fait des routes montagneuses sinueuses, des ponts coupés, des bourgades brûlées, … Finalement, Pizarro entre dans Cuzco avec des troupes épuisées par les combats contre Quisquis, un proche d’Atawallpa, qui a finalement fuit vers le Nord afin de poursuivre la résistance. Manqo Inca devient le nouvel Sapa Inca. A ce moment, Tumipampa, localité sous l’autorité d’un ancien commandant d’Atawallpa nommé Ruminawi, devient le nouvel épicentre du pouvoir inca. De nombreux corps expéditionnaires espagnols se dirigent vers le Nord et plus précisément vers Tumipampa qu’ils prennent tout comme Quito quelques mois plus tard. Aux alentours de ces cités, la résistance des Incas se poursuit et les embuscades se multiplient. Si les chefs locaux se soumettent progressivement, Ruminawi reste introuvable. Almagro poursuit vers l’actuelle Guayaquil mais la route est difficile (chaleur, humidité puis neige et froid). Finalement Quisquis est exécuté par ses propres hommes puis c’est au tour de Ruminawi d’être capturé et emmené à Quito où il est mis à mort en 1535. Charles Quint propose un partage : Pizarro le Nord et Almagro le Sud. Bien sûr des tensions sont palpables notamment à propos de Cuzco (Nord ou Sud ?). Almagro part finalement pour une expédition vers le Chili en juillet 1535. Manqo commence à organiser une révolte, il s’enfuit de Cuzco mais est ramené enchaîné. Manqo réussit à nouveau à sortir de Cuzco en promettant beaucoup d’or à Pizarro. Il en profite pour lancer une attaque le 6 mai 1536. C’est un échec et il se retire dans la vallée de Yuca. Almagro, qui revient du Chili, fait arrêter deux frères de Pizarro, Hernando et Gonzallo. Pizarro envoit son armée et met celle d’Almagro en déroute. Le Sapa Inca qui craint pour sa vie se retire dans la vallée de Vilcabamba. La bataille de Las Salinas marque la victoire définitive de Pizarro sur Almagro qui est arrêté puis exécuté au garrot dans sa cellule sur l’ordre de son adversaire. Dans les mois qui suivent, la répression est terrible, l’épouse de Manqo est assassinée. Les Almagristes mécontents, finissent par assassiner Pizarro à son domicile de Lima le 26 juin 1536. La mort de celui-ci remet en cause le système reposant sur les contrats individuels entre la Couronne et les explorateurs qui permettait d’encourager les conquêtes et la colonisation sans en assumer les dépenses.

Hernando de Soto lance depuis Cuba une expédition en Floride avec l’accord de Charles Quint. Il y arrive autour du 28 mai 1539. L’avancée est laborieuse du fait des résistances locales et des marais impénétrables pour les chevaux mais sème la dévastation sur son passage. La région est dominée par des caciques indépendants qui gouvernent des chapelets de villages. Soto arrive à s’allier avec certains d’entre eux. L’expédition passe par le territoires des Appalaches puis par le Mississipi actuel et s’abrite à Chicasa pour passer l’hiver 1538. Tout au long du trajet, Soto fait des otages (une reine et des caciques) afin de s’assurer le calme des populations. Obsédé par l’or, il continue vers l’intérieur, le Mississippi est franchi le 17 juin 1541. La résistance est farouche jusqu’à l’arrivée à Guachoya où Soto meurt des suites de la fièvre. D’autres conquistadors poursuivent les expéditions comme Jimenez de Quesada en Colombie. Il y découvre de nombreuses richesses (émeraudes) mais il aurait fait torturer et tuer Sagipa, le chef local. De retour en Espagne, il est déchu de son titre de capitaine général.

Charles Quint est désormais sceptique et déçu d’autant plus que Las Casa est de plus en plus influent. Les « Nouvelles Lois » de 1542 réforment le système des encomiendas et marquent une reprise en main de la Couronne face au système de gouvernement des conquistadors. La nomination d’un vice-roi en Nouvelle-Espagne et un au Pérou permet de brider les ambitions des conquistadors. Cela marque aussi la fin progressive des grandes expéditions militaires au profit de la pacification.

 

Pour les Clionautes, Armand BRUTHIAUX