Une nouvelle fois, les éditions Champ Vallon et la collection « Époques », fondée et dirigée par Joël Cornette, s’illustrent par la publication d’un ouvrage original et riche. Issu d’une thèse soutenue à l’université Paris-Sorbonne en 2012, sous la direction de Lucien Bély, le livre de Marion Brétéché, joliment titré, s’intéresse à un phénomène éditorial jusque-là négligé ou peu traité par l’historiographie. Il s’agit d’une série de mensuels imprimée aux Provinces-Unies et consacrée aux événements européens récents, à partir des années 1680. Ces « écrits singuliers » (p. 11), qui se distinguent des gazettes, ont pour point commun d’être l’œuvre d’exilés français en Hollande, onze hommes et une femme aujourd’hui oubliés.
« Des mercures et des hommes »
La première partie présente l’objet précis de l’ouvrage. L’auteur cherche à répondre à la question : « Qu’est-ce qu’un mercure de Hollande ? » C’est en 1686 que paraissent, à quelques mois d’intervalle, deux mensuels politiques : le premier numéro de l’Histoire abrégée de l’Europe… est publié à Leyde en juillet ; le Mercure historique et politique… est imprimé pour la première fois à La Haye en novembre. Si le dispositif éditorial, en particulier le choix de rubriques géographiques, et le contenu de ces publications sont proches, le Mercure… se distingue par une introduction générale et par des commentaires ou « réflexions » qui scandent le périodique, une forme de décryptage de l’actualité du temps présent. De nouvelles revues aux formes voisines paraissent en 1688 (Lettres sur les matières du temps, Considérations politiques et historiques…), en 1692 (Lettres historiques…, avec un programme ou « dessein de l’auteur » long de neuf pages), en 1699 (L’Esprit des cours de l’Europe…) ou en 1704 (La Clef du cabinet des princes…).
Dans les Provinces-Unies de la fin du XVIIe siècle, en pleine ébullition intellectuelle, la production périodique francophone s’enrichit. Gazettes, journaux ou revues d’érudition (les Nouvelles de la République des lettres de Pierre Bayle, l’Histoire des ouvrages des savants d’Henri Basnage, etc.) se multiplient. L’engouement pour l’actualité devient « une passion si commune […] parmi les hommes que ceux qui semblent avoir renoncé au monde n’en sont pas plus exempts que les autres. Il n’y a presque point de couvent où l’on ne porte la gazette » (Élite des nouvelles de toutes les cours de l’Europe, janvier 1698, passage cité p. 45). À lire Marion Brétéché, les revues étudiées ici n’en constituent pas moins un produit innovant sur le fond comme sur la forme. Les auteurs et les concepteurs de ces publications revendiquent une fonction d’analyse et d’interprétation de l’actualité politique et s’emploient à brouiller les frontières entre la presse et les livres traditionnels, par le format utilisé, la reliure en volumes numérotés, la pagination continue, le sommaire et l’index. Peut-on parler de « mercures de Hollande » pour qualifier ces publications ? Marion Brétéché fait ce choix, tout en restant d’une grande prudence (p. 51-52). Le terme de mercure, avec la référence au messager des dieux, ou intermédiaire qui apporte les nouvelles, est en effet utilisée dans de très nombreuses productions imprimées, périodiques ou non, avec des visées éditoriales d’une grande variété.
Quels sont les hommes cachés derrière l’anonymat des mercures de Hollande ? Une douzaine de rédacteurs a pu être identifiée. Leur itinéraire fait l’objet du deuxième chapitre de l’ouvrage. Ces journalistes d’un nouveau genre sont des exilés. Pour un certain nombre d’entre eux, il s’agit de protestants qui quittent le royaume de France avant ou après la révocation de l’édit de Nantes (1685). Tel est le cas de Jacques Bernard, pasteur de Vinsobres (Dauphiné), exilé à Genève puis à Lausanne dès 1683, avant de rejoindre la Hollande et de rédiger le premier numéro de l’Histoire abrégée de l’Europe… en 1688. Le cas du Normand Nicolas Gueudeville, religieux converti au calvinisme, n’est pas si exceptionnel, comme l’a montré Didier Boisson (Consciences en liberté ? Itinéraires d’ecclésiastiques convertis au protestantisme, 1631-1760, Paris, Honoré Champion, 2009, ici p. 591 et passim). Bénédictin de la congrégation de Saint-Maur ayant fait profession à Jumièges (Seine-Maritime) en 1671, Gueudeville s’enfuit du monastère de Saint-Martin de Sées (Orne) en 1688 et gagne Rotterdam, où il se convertit l’année suivante, avant de fonder à La Haye, en 1699, L’Esprit des cours de l’Europe. On peut évoquer également la figure d’Anne-Marguerite Petit-Dunoyer dont la vie, digne d’un roman, est connue par les Mémoires (1709-1710, 5 vol.). Après avoir fait une première fois le choix de l’exil, de retour en France, elle abjure le calvinisme (1688), puis rejoint de nouveau la Hollande (1701), et s’engage dans des activités journalistiques, succédant (1711) à Gueudeville à la tête de La Quintessence des nouvelles, un bihebdomadaire fondé en 1689. Le plus connu des rédacteurs de mercures, Gatien de Courtilz de Sandras, est catholique. Fondateur du Mercure historique et politique (1688) puis de l’Élite des nouvelles… (1698), il ne quitte jamais totalement la France – il est d’ailleurs emprisonné à la Bastille entre 1693 et 1699 –, tout en inscrivant ses activités dans le contexte hollandais. Le parcours de ces hommes de l’exil qui s’engagent dans l’écriture journalistique reste étonnant. Ces lettrés n’avaient jamais rien publié avant leur arrivée en Hollande. La langue française, très usitée par les élites aux Provinces-Unies, constitue un atout, de même que le dynamisme de l’édition néerlandaise autour de l’axe Amsterdam-La Haye.
Quelles pratiques d’écriture et de publication ?
La deuxième partie du livre de Marion Brétéché, sans doute la plus ardue, revient sur les conditions de production des mercures de Hollande. La tâche est d’autant plus redoutable que, faute de sources notariales, de livres de compte ou de contrats de librairie, les activités éditoriales de nos exilés ne peuvent être saisies que par une analyse, aussi serrée que possible, des ouvrages publiés. S’appuyant sur quelques études de cas, notamment un examen de l’œuvre littéraire et journalistique d’Anne-Marguerite Dunoyer, vue ici comme un ensemble cohérent, l’auteur identifie une « écriture de l’actualité variée, malléable, soumise à des aménagements et parfois placée à la croisée de l’histoire et de la fiction » (p. 150).
L’analyse des écrits imprimés et manuscrits de Jean Tronchin du Breuil (Lettres sur les matières du temps, Gazette d’Amsterdam) et de Guillaume de Lamberty (L’Esprit des cours de l’Europe) permet de comprendre les voies de production de l’information politique et le statut singulier des rédacteurs, entre milieux journalistiques et sphères du pouvoir. Marion Brétéché élargit encore les perspectives, en s’intéressant à la figure de Jean Dumont, rédacteur des Lettres historiques…, espion, devenu conseiller et historiographe, baron d’Empire (1725-1726), « un cas exemplaire d’ascension sociale grâce à des compétences de plume » (p. 215). La trajectoire de Dumont est mise en parallèle avec celle de Jacques Basnage, un pasteur rouennais devenu informateur et intermédiaire diplomatique, promu historiographe des États de Hollande et de Frise occidentale (1715).
L’actualité vue par les mercures de Hollande
La dernière partie des Compagnons de Mercure revient sur le contenu des revues étudiées. L’auteur se concentre sur les années 1687-1689, observatoire privilégié compte tenu de la densité de l’actualité anglaise. Au terme d’un processus complexe, Marie II et Guillaume d’Orange, stathouder de Hollande, accèdent au trône, succédant à Jacques II, exilé en France. Derrière Jacques II, les rédacteurs des mercures voient Louis XIV et sa politique religieuse, splendidement affirmée avec la révocation de l’édit de Nantes. Trois ans après la promulgation de l’édit de Fontainebleau, véritable « catalyseur politique », la Révolution de 1688 apparaît comme un retour à la normalité, avec l’intervention jugée providentielle de Guillaume (p. 254, avec la référence au livre fondamental de Charles-Édouard Levillain, Vaincre Louis XIV. Angleterre-Hollande-France, histoire d’une relation triangulaire, 1665-1688, Seyssel, Champ Vallon, 2010).
L’actualité politique est travaillée de manière spécifique dans les mercures. La présence d’analyses ou de « réflexions », une propension à prendre du recul par rapport aux événements distinguent ces revues d’autres périodiques. Le « gazetier » ne saurait être confondu avec le « journaliste », terme qui fait son apparition dans le domaine de l’information politique au début du XVIIIe siècle. Les mercures constituent bien une « presse d’opinion » qu’il ne faut absolument pas réduire à des pamphlets orangistes hostiles à Louis XIV. Ils « construisent et diffusent un discours politique singulier » à comprendre dans le cadre du Refuge hollandais (p. 295).
Il reste difficile de mesurer le succès de ces publications. Faute de sources, il paraît malaisé d’établir une « sociologie du lectorat des mercures ». Cette question cruciale constitue l’un des points d’achoppement auxquels se confronte vaillamment Marion Brétéché, concluant un livre dense et complexe, truffé de citations riches et inattenduesVoir par exemple cet extrait des Mémoires historiques… de François de Bruys qui critique « la manière » dont Jean Rousset de Missy « compose son Mercure historique et politique », l’accusant d’un vulgaire copier-coller : « Il prend de diverses gazettes françoises les articles qui lui conviennent : il les coupe, et les cole ensuite sur une feuille de mauvais papier et il les envoie à l’imprimeur » (passage cité, p. 85).. L’objet en est bien la naissance du journalisme politique au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles, où l’on montre comment des hommes sont parvenus, sur une terre qui n’était pas la leur, à faire de l’actualité leur profession.
Luc Daireaux
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