Fabrice Erre, agrégé et docteur en histoire qui dessine avec humour son quotidien de professeur d’histoire-géographie en lycée dans Une Année au lycée, consacre ici un album de BD à l’histoire de la presse satirique. Il est aussi l’auteur de plusieurs travaux de recherche sur ce thème à commencer par sa thèse de doctorat sur L’Arme du rire, la presse satirique en France, 1789-1848. Il est accompagné pour cela de Terreur Graphique, auteur de BD qui publie chaque semaine une planche intitulée « Ces gens-là » dans Libération.

Ils reviennent d’abord sur l’attentat meurtrier visant Charlie Hebdo le 7 janvier 2015 et sur les réactions et les questions suscitées par l’événement : D’où vient Charlie ? Pourquoi veut-on faire taire Charlie ? C’est obligé d’être Charlie ? Charlie est-il allé trop loin ? Charlie peut-il rire de tout ? A-t-on jamais vu quelque chose comme Charlie ? Pourquoi cette haine contre Charlie ?

Pour y répondre, les deux auteurs entendent replacer Charlie Hebdo dans la longue durée en dressant tout d’abord un panorama de la presse satirique françaiseCharlie Hebdo est présenté comme l’héritier d’une tradition qui remonte à la Révolution française pour le principe du journal satirique. Mais le journal doit aussi son organisation matérielle (rubriques, caricature de une) aux journaux de la monarchie de Juillet au Second Empire, sa popularisation (augmentation des tirages, poids croissant dans les grands débats) aux titres de la IIIe République, son « esprit Charlie » aux journaux des années 1960-1970, notamment Hara Kiri et le premier Charlie Hebdo.

  • Entre 1789 et les années 1820, l’affirmation de la liberté d’expression permet un développement de la presse. Les journaux sont alors des ébauches et ont une durée de vie limitée comme Les Actes des apôtres entre 1789 et 1792 ou Le Nain jaune entre 1814-1815.
  • Entre les années 1830 et les années 1860, le journal satirique se développe (périodicité, organisation, stabilité…) et le dessin en devient un élément essentiel.
  • Sous la IIIe République, les journaux satiriques se multiplient et se rattachent aux différents courants politiques : républicains, royalistes, bonapartistes, socialistes, anarchistes, nationalistes. Trois de ces journaux s’imposent dans la durée : Le Rire de 1894 à 1971, L’Assiette au beurre de 1901 à 1912 et Le Canard enchaîné depuis 1915.
  • Dans les années 1930, la production se raréfie à l’exception des journaux satiriques d’extrême-droite.
  • La presse satirique retrouve un nouveau souffle dans les années 1950 et 1960 avec la création de Hara-Kiri en 1960. Il subit plusieurs interdictions. Charlie Hebdo est créé en 1970. La presse satirique subit plusieurs crises dans les années 1980 (fin de Charlie Hebdo en 1982 avant sa renaissance en 1992 et de Hara-Kiri en 1985) et dans les années 2000 (éviction de Siné et polémique suite à la parution de caricatures de Mahomet).

Différents thèmes sont ensuite abordés, chaque chapitre commence par une citation.

La bande dessinée évoque ainsi les religions et le processus de désacralisation qui prend forme depuis les Lumières et la Révolution française. A la remise en cause de la sacralité politique, succèdent des caricatures anticléricales dans les années 1880. Dans la seconde moitié du XXe siècle, le thème de la religion est à nouveau très présent dans la presse satirique, notamment dans Le Canard enchaîné, Hara-Kiri et Charlie Hebdo. Judaïsme et islam sont aussi concernés. La question du blasphème ressurgit à nouveau.

Le chapitre suivant est consacré à la grossièreté. Les auteurs montrent que le recours à des attaques grossières n’est pas nouvelle, évoquent Aristophane, les pamphlets visant Marie-Antoinette ou le journal Les Actes des apôtres à la fin du XVIIIe s. Charlie Hebdo se place ainsi dans une tradition plus ancienne : la caricature de Chirac est comparée à celles visant Louis-Philippe et Edouard VII.

Les auteurs évoquent ensuite le thème de la violence. La presse satirique recourt à une violence symbolique, mais a aussi été depuis longtemps la cible de violences. L’un des dessinateurs du journal Les Actes des apôtres est assassiné dans la rue pendant la Révolution. Autre exemple du lien entre caricature et violences, les caricatures de Louis-Philippe ont été de plus en plus virulentes, aboutissant à des poires pourries, découpées ou pendues représentant le roi. Pendant les émeutes de juin 1832, le slogan « À bas la poire molle » retentit lors d’affrontements qui font plusieurs centaines de victimes. Se pose la question suivante : « Le crayon a-t-il armé la machine infernale ? ». La justice dédouane les dessinateurs. Charb avait mis en avant que ces deux types d’armes n’était pas comparables, mais avait conscience d’être exposé à la violence : « J’ai encore du mal à réaliser qu’un dessin puisse susciter ce type de réactions, ça ne mérite ni la mort, ni l’incendie » ; « Je préfère mourir debout que vivre à genoux ».

Une citation de Cabu ouvre la partie sur liberté et censure : « Là où l’humour s’arrête, bien souvent, la place est laissée à la censure ou à l’autocensure ». Fabrice Erre et Terreur Graphique rappellent d’abord l’absence de liberté d’expression sous l’Ancien Régime et l’ordonnance de 1757 pour les écrits attaquant la religion ou le pouvoir politique. Si la liberté d’expression est proclamée dans la déclaration des droits de l’homme et du citoyen, elle n’est pas appliquée. La censure reste importante au XIXe s., symbolisée par des paires de ciseaux et par le personnage d’Anastasie. La liberté d’expression n’est reconnue qu’en 1881, même si des retours en arrière ont eu lieu ponctuellement. Mais en 1881, Clemenceau avait défendu une liberté très large, qui a donné lieu à des caricatures très violentes, allant jusqu’aux dessins racistes ou antisémites et aux appels au meurtre. Au XXe siècle, se pose alors la question de fixer de nouvelles limites. D’un côté, l’État légifère pour encadrer la liberté d’expression (loi sur les publications destinées à la jeunesse en 1949, loi Pleven en 1972, loi Gayssot en 1990) et d’un autre côté, les journalistes s’interrogent sur les limites de la liberté d’expression. De nombreux procès ont eu lieu, remplaçant la censure de l’État. Ils sont le fait de citoyens parfois organisés en associations, mais l’actuel Charlie Hebdo, poursuivi une cinquantaine de fois, a gagné les trois quarts de ses procès.

Le langage allusif est ensuite abordé. En effet, la force de la caricature est d’introduire plusieurs niveaux de lecture. Le lecteur doit reconstituer un message, cette réflexion est ici comparée à l’enquête d’un détective qui traque les indices pour comprendre le sens du dessin. Les dessins les plus complexes nécessitent de connaître le contexte et sont plus accessibles à des lecteurs réguliers du journal. Cette lecture difficile d’accès peut créer des malentendus.

Le chapitre suivant se pose la question : Le rire est-il bon ? et s’interroge sur les débordements éventuels de la satire. Enfin, l’ouvrage s’interroge sur le pouvoir de la satire. Est-elle inoffensive ou a-t-elle une réelle influence ? Cela est difficile à évaluer. L’ouvrage se termine en évoquant de nouvelles formes de satire, présentes sur internet.

Une bibliographie est également fournie à la fin de l’ouvrage.


Jennifer Ghislain, pour les Clionautes