Quel enseignant ne connaît pas Pierre Bourdieu, éminent sociologue français des années 1970-1990, ne serait-ce au moins pour ses écrits sur l’écoleDans Les Héritiers puis La Reproduction, publiés avec J.-C Passeron, Bourdieu nous livre une vision désenchantée de la démocratie au travers d’une étude sans concessions sur l’école perçue comme impuissante à corriger les inégalités sociales et de naissance.? Quel historien ou professeur d’histoire n’a pas eu vent des virulentes critiques du médiatique sociologue envers l’histoire et les historiens dans les années 90 ?
En effet, à cette époque, l’histoire dite des Annales, de la fin des années 1980 et début 1990, est en crise. Des historiens comme Gérard NoirielNOIRIEL Gérard, Sur la crise de l’histoire, Paris, Belin, 1996. , François DosseDOSSE François, L’Histoire en miettes. Des « Annales » à la « nouvelle histoire », Paris, La Découverte, 1987. ou Roger ChartierCHARTIER Roger, Au bord de la falaise. L’histoire entre certitudes et inquiétude, Albin Michel, Paris, 1998. se sont fait l’écho des doutes de l’histoire française et ont tenté de répondre aux critiques formulées à son égard par les autres sciences sociales et le courant relativiste.
C’est dans ce contexte que ce petit ouvrage, à l’initiative de Roger Chartier, s’inscrit en nous rapportant les entretiens radiophoniques que Chartier a organisés avec Pierre Bourdieu en 1988, sur France Culture au cours de cinq émissions. Roger Chartier est un historien françaisEléments biographiques sur Roger Chartier réunis à l’aide de la notice du Dictionnaire des Sciences Humaines, Paris, PUF, 2006. dont la carrière a coïncidé avec l’émergence de l’histoire culturelle dans les années 1980. Il s’est interrogé, dans le sillage des travaux de Pierre Bourdieu, sur le phénomène de la reproduction sociale au travers d’études sur l’éducation en France ainsi que des pratiques de la lecture à l’époque moderne. Il s’est également penché sur l’épistémologie de l’histoire au moment où celle-ci était assaillie de doutes quant à la scientificité de son discours. Il a aussi réfléchi sur les rapports que l’histoire devait entretenir avec les autres sciences sociales comme la géographie, la philosophie et la sociologie.
Il anime toujours l’émission Les lundis de l’histoire sur France Culture, créés en 1966Les Lundis de l’histoire sont une des plus anciennes émissions de la radio publique française. .

Le contexte des années 80-90, la confrontation de l’histoire et de la sociologie ou Bourdieu contre les historiens

Dans sa préface, Roger Chartier expose clairement le contexte de réalisation des entretiens qu’il a organisé avec Pierre Bourdieu dont il était assez proche ainsi que les objectifs qu’il s’était assigné en les programmant.
Très pertinemment, il nous présente Pierre Bourdieu, le plus médiatique des sociologues français de l’époque, mais également un des plus militants. Il retrace ses grands ouvrages qui ont fait date et qui ont souvent suscité débat et polémiques à leur sortie. Il en va ainsi de La DistinctionBOURDIEU Pierre, La Distinction : critique social du jugement, Paris, Editions de Minuit, 1979., qui l’a fait connaître du grand public, publié avec Jean-Claude Passeron. Cet ouvrage fût vivement critiqué par les historiens.
Ensuite, Roger Chartier s’attarde sur les relations entre histoire et sociologie ainsi que sur le regard critique de Bourdieu sur l’histoire et les historiens. Pierre Bourdieu reproche ainsi aux historiens de ne pas tenir compte de la construction historique des classifications sociales qu’ils utilisent pour comprendre les sociétés passées. Il dénonce alors la tendance des historiens à universaliser leurs catégories d’analyse alors qu’elles sont avant tout le fruit d’un contexte, d’une lutte, d’une histoire en somme. Et c’est en ce sens que Roger Chartier, qui s’est toujours tourné vers les autres sciences sociales, relie l’histoire et la sociologie à savoir par leur objectif commun de comprendre comment les catégories sociales se sont constituées et comment les individus se les représentent au fil des âges. Au milieu des années 90, la critique de Bourdieu à l’égard de l’histoire se fait plus virulente avec le primat du politique et de l’individu ainsi que la vogue pour l’histoire nationale ; l’historien médiatique de l’époque, René Rémond est une de ses principales cibles.
Cette habile préface permet à Roger Chartier de présenter clairement les tenants et les aboutissants de ses entretiens, au travers du regard du sociologue, Chartier souhaite avant tout questionner l’histoire sur les questions de l’objectivité, il souhaite également nouer des parallèles entre l’histoire qui étudie les sociétés passées et la sociologie qui étudie les sociétés présentes.

Le travail du sociologue et de l’historien, parallèles et divergences

Dans un premier entretien, Roger Chartier invite Pierre Bourdieu à exposer les tenants et les aboutissants de la sociologie et de présenter le métier de sociologue.
Pierre Bourdieu met alors en lumière les difficultés auxquelles est confronté quotidiennement dans son travail, le sociologue. Ainsi, Bourdieu se plaît à souligner que son métier n’est pas facile parce qu’il dit des vérités scientifiques qui peuvent blesser. Pourquoi ? A l’aide d’anecdotes, il nous explique que la sociologie parle du présent, des gens qui vivent et donc qu’elle ne bénéficie pas de la distance temporelle de l’histoire et que le terrain est toujours brûlant. Au-delà du problème de la sociologie, c’est le positionnement de l’intellectuel en France que Bourdieu interroge. La sociologie ressent donc un besoin impérieux de scientificité, c’est-à-dire de pouvoir vérifier ce qu’elle avance. Les sociologues et les historiens se retrouvent autour de la même difficulté, l’objectivité.

La sociologie est un sport de combatExpression employée par Pierre Bourdieu lui-même dans le film documentaire de Pierre Carles, La sociologie est un sport de combat, 2001. ou le risque de dénoncer les illusions

Les travaux de Pierre Bourdieu sur la reproduction sociale ou le monde universitaire ont fait naître chez nombre d’intellectuels une certaine aversion pour la sociologie et pour Bourdieu en particulier. Il rétorque que la sociologie, chargée de dénoncer les idées reçues, suscite sinon la haine, du moins le désintérêt. Selon Bourdieu, si ses ouvrages ont provoqué un débat si violent, c’est parce qu’ils ont dénoncé des illusions et notamment celle de liberté, de libre-arbitre et de mérite, cher aux républicains et aux intellectuels en général. Mais c’est également parce que ses travaux ont démonté le discours de la classe dominante, à savoir celui d’imposer une vision déterministe des classes dominées. Ainsi, les travaux de Bourdieu affichent pour but de démontrer que le déterminisme social peut se surmonter si on en connaît les mécanismes et si, auparavant, on a dénoncé l’illusion de liberté.
Roger Chartier, à ce sujet, interroge Bourdieu sur le rejet qu’a suscité La Distinction. Celui-ci répond qu’il y a eu rejet de la part des intellectuels français car cet ouvrage mettait en lumière le poids de l’héritage et de la transmission dans le domaine culturel, enlevant ainsi, du même coup, le mérite à l’homme cultivé, d’où une réaction violente de l’intelligentsia française. C’est en ce sens, que Bourdieu fait part de ses doutes quant à la sociologie et au métier de sociologue et se pose ainsi la question : « Est-ce qu’il est bon de dire ce qu’il en est du monde social ? Est-ce qu’un monde social qui se connaîtrait lui-même serait vivable ? »BOURDIEU Pierre et CHARTIER Roger, Le sociologue et l’historien, Marseille, Agone, 2010, op., cit., p. 45. . En un mot, selon Bourdieu, la sociologie essaie de dire des choses que personne ne veut savoir et surtout pas ceux qui le lisent…Tel est pour lui le paradoxe de la sociologie qui en fait une science humaine très exposée aux feux des critiques et polémiques. C’est pour cela que la sociologie doit rechercher, comme l’histoire, l’objectivité.

Histoire et sociologie, une quête commune, la recherche de l’objectivité mais des finalités différentes

Au cours de ces entretiens, un des buts officieux de Roger Chartier était de faire parler Bourdieu sur l’histoire qu’il avait tant décrié quelques temps auparavant, et notamment de lui faire pointer les similitudes qu’il pouvait exister entre ces deux sciences humaines. C’est la notion d’objectivité qui réunit les historiens et les sociologues selon Bourdieu et Chartier.
A cette époque, l’histoire abandonne progressivement l’étude macro-sociale pour se tourner vers l’individu, d’où le développement de la biographie.
Selon Bourdieu, pour atteindre cette objectivité lorsque l’on s’attache à comprendre les phénomènes sociaux, il faut avant tout liquider les oppositions fictives comme individu/société, macro/micro, économique/politique…
Cependant, Bourdieu souligne que les historiens rencontrent moins de problèmes dans leur quête d’objectivité que les sociologues qui sont impliqués dans les phénomènes sociaux dont ils tentent de démonter les mécanismes. Ainsi, Bourdieu racontent ses difficultés lorsqu’il étudiait un monde dont il était partie prenante, le monde universitaire, alors que le monde de l’épiscopat ne lui guère posé de soucis épistémologique.
Chartier abonde également dans ce sens en éclairant les finalités des discours historique et sociologiques : l’histoire est faite pour créer des racines et de l’identité et ainsi rassurer, conforter, alors que la sociologie engendre souvent des tensions en poussant les individus à se réapproprier eux-mêmes.
Bourdieu, non sans malice, affirme que l’histoire est une science conviviale, alors que la sociologie serait plutôt une « science à histoires »Ibid., p. 69. .
Enfin, Chartier tente de conclure, pour expliquer les difficultés que rencontre la sociologie dans l’univers intellectuel, en évoquant le passé de cette jeune science dévorée par l’ambition dominatrice insufflée par Comte et Durkheim face aux Annales de Bloch et Febvre.

Le concept d’habitus, carrefour entre sociologie et histoire ?

Dans un quatrième entretien, Chartier revient sur le concept d’habitus réactivé par Bourdieu dans ses travaux et tente d’en souligner les bénéfices pour l’histoire.
Bourdieu définit ainsi l’habitus comme des dispositions existant à l’état virtuel chez l’individu et pouvant être activé à tout moment en fonction de la situation du moment. Cet habitus, et c’est là le lien avec l’histoire, nous rappelle que chaque individu est le fruit d’une histoire, d’une éducation et qu’il a effectué, au cours de son existence un travail d’intériorisation des structures sociales, ce là-même que les sociologues tentent de décrypter.
Ainsi Chartier évoque la possibilité pour les historiens de travailler avec ce concept emprunté à la sociologie en se lançant à la recherche de ces lieux ayant façonné l’habitus : la prime enfance ? La famille ? Ou bien des lieux plus institutionnels pouvant, à ce moment-là, transformer l’habitus de l’individu ? En d’autres termes, comment naît l’individu, l’être socialisé ? Comment passe-t-on de l’individu biologique à l’individu social ? Ce cheminement de pensée permet de retomber sur les travaux de Bourdieu portant sur l’école et l’idée de détermination.
Pour Bourdieu, les jeux sont joués très tôt, dès la prime enfance ; à partir de ce moment-là, toutes les expériences sociales pouvant impacter la trajectoire sociale de l’individu seront perçus à travers des catégories déjà construites et que l’individu ne peut que se « fermer »Ibid., p. 78. . Cependant, Bourdieu insiste bien sur le fait que l’habitus n’est pas un destin social tout tracé mais constitue un ensemble de dispositions ouvert aux expériences sociales à venir.
Bourdieu semble réticent à l’idée de Chartier d’étudier comment, dans le temps long, se construisent les catégories du mental, les représentations sociales des individus. Bourdieu affiche sa méfiance à l’égard de la longue durée, y préférant le présent, à cause des possibles dérives téléologiques, selon lui et la tentation d’établir des lois, à l’exemple du marxisme.
Enfin, Roger Chartier invite Bourdieu à s’exprimer sur le deuxième concept au cœur de son travail, celui de champ. Un champ est un espace social auquel l’habitus se confronte et qui le pousse à se transformer de telle ou telle manière. Ces champs sont des espaces sociaux dans lesquels les acteurs évoluent, se transforment, se confrontent… L’émergence d’un champ est toujours un enjeu de pouvoir. C’est le pouvoir qui structure le champ à l’aide de normes. Chartier propose alors à Bourdieu d’expliquer la genèse d’un champ à l’aide de ses dernières études portant sur le champ artistique.

La genèse d’un champ, l’exemple artistique

Dans ses derniers travaux, Bourdieu s’est penché sur les cas de quelques grands artistes, Manet, Flaubert et Michelet. La raison de cet attrait pour ces artistes chez Bourdieu est d’avoir créés un nouveau champ. Dans le cas de Manet, c’est d’avoir créé un champ artistique en dehors du champ de la peinture académique de l’époque. Ainsi, Bourdieu s’est lancé dans l’étude de l’individu Manet et de l’espace dans lequel il se situait afin de comprendre la genèse du nouveau champ pictural qu’il allait engendrer. Cette étude de Manet conduit alors Bourdieu à définir l’art moderne, un art non académique dans lequel les artistes doivent sans cesse lutter pour leur légitimité et leur statut de peintre qui n’est plus défini par une norme, par une formation, en un mot par l’Etat.
Ce qui différencie le champ artistique du champ scientifique par exemple, selon Bourdieu, est la faible institutionnalisation du champ, c’est-à-dire la faible présence d’instances organisatrices du champ.
Enfin, Bourdieu évoque Flaubert comme le véritable précurseur de la sociologie et du roman formel, honneur que l’on attribue souvent à Balzac. Flaubert est plus réaliste, d’après Bourdieu, car il a su, plus ou moins consciemment, formaliser, extérioriser sa propre expérience sociale pour en faire un roman, à la manière d’un sociologue. En clair, pour Bourdieu, l’écriture littéraire peut permettre d’atteindre une certaine objectivité, c’est-à-dire une certaine mise à distance du phénomène social étudié ; et en ce sens, sociologie et histoire se retrouve autour de ce souci permanent. L’écriture romanesque peut-elle y aider ? C’est ce que soulève Chartier à la fin de ces entretiens. Bourdieu termine en concédant que l’art de la langue, de l’écriture pourrait atténuer la rudesse des vérités sociologique et ainsi les tourments du sociologue…

Conclusion, Pierre Bourdieu entre passion et tourments

La forme de l’ouvrage, un dialogue, offre à cet ouvrage une certaine vitalité. Malgré quelques passages techniques dus au vocabulaire employé et à la construction de certaines phrases, le contenu reste largement abordable aux non-familiers de la sociologie et de la pensée de Bourdieu en particulier.
L’intérêt de cet ouvrage est de mêler, voire de confronter la position de l’historien et du sociologue, qui, tous les deux, travaillent sur des faits sociaux. Le style oral, à peine remanié lors de la publication, permet également de donner un aspect plus vivant à l’ouvrage, aspect rehaussé par les quelques anecdotes dont Pierre Bourdieu a émaillé son propos afin de le rendre plus concret et accessible.
Même, on semble percevoir, au détour de certaines réponses de Bourdieu, le doute voire l’anxiété de ce grand sociologue quant à son métier de « diseur de vérité » qui comporte des moments difficiles surtout lorsque l’on est si médiatiquement exposé. La passion pour le savoir, la compréhension des mécanismes sociaux dont Bourdieu est animé semble parfois insuffisante à compenser toute la responsabilité qui incombe au sociologue de dire la vérité sociale, qu’elles qu’en soient les conséquences.
Enfin, cet ouvrage, outre son aspect épistémologique évident pour tout historien, constitue une habile invitation à partir à la redécouverte de l’œuvre de Pierre Bourdieu, même si elle peut conduire, au détour d’une analyse, à susciter des sentiments contradictoires oscillant entre indignation, résignation ou colère…Surtout si on est enseignant…

Pour en savoir plus sur Pierre Bourdieu

Avant de se lancer dans les œuvres de Pierre Bourdieu, on pourra avantageusement se plonger dans Pierre Bourdieu, son œuvre, son héritage, Editions des Sciences Humaines, 2008.
On pourra également visionner le documentaire de Pierre Carles, La sociologie est un sport de combat sorti en 2001. Ce documentaire qui suit Pierre Bourdieu dans son travail et ses déplacements entre conférences et émissions radios nous dévoile comme dans ces entretiens, un Pierre Bourdieu intimiste.