Frédéric Sallée, professeur d’histoire-géographie et spécialiste du nazisme, revisite vingt-cinq idées autour de l’histoire pour apporter un éclairage distancié, distinguer ce qui est vrai, faux ou approximatif dans telle ou telle affirmation : ainsi, peut-on dire qu’une histoire sans archives est impossible ? qu’enseigner l’histoire du fait religieux est incompatible avec l’école laïque ? ou encore que les hommes n’ont pas tiré les leçons de l’histoire ?

Décrypter les idées reçues : une méthode

Dans l’introduction, Frédéric Sallée rappelle combien l’histoire concerne et intéresse beaucoup de monde. Pourtant, « l’historien ne converse pas seulement avec les morts.  Il est une adresse aux vivants leur insufflant ce supplément d’âme du passé pour leur faire comprendre où ils vont ». Le livre est structuré en  cinq  parties et chacune comprend cinq affirmations qui sont décortiquées en quelques pages. Chaque propos est appuyé par une citation et chaque entrée se termine par un encadré qui permet d’aller un peu plus loin. L’ouvrage comprend des annexes où sont précisées les définitions de termes ainsi qu’une rapide bibliographie pour élargir le propos, tant les champs évoqués sont vastes.

Sonder l’histoire

L’auteur se penche donc sur cinq idées dont celle qui voudrait que « l’histoire est une création occidentale ». Il rappelle la référence classique à Hérodote mais s’appuie surtout sur les travaux de François Hartog. Si les Grecs ont inventé quelque chose, c’est moins l’histoire que l’historien comme sujet écrivant. En effet,  d’autres formes d’histoire se sont développées en dehors de la Grèce. Aujourd’hui, on décentre le regard vers l’Asie ou l’Afrique. Frédéric Sallée montre ensuite qu’il ne faut pas réduire l’histoire à l’écriture. L’histoire est-elle écrite par les vainqueurs ? L’auteur examine quelques cas mais conclut sur le fait que l’historien écrit une histoire plurielle. Elargissant son propos, on mesure ensuite combien l’histoire se renouvelle et qu’elle n’est pas seulement celle des hommes. En effet, d’autres sujets s’affirment depuis plusieurs années comme l’histoire environnementale et il cite également les travaux d’Alain Corbin.

 Fabriquer l’histoire

A présent que sont posées un certain nombre de références sur ce qu’est l’histoire, l’auteur envisage la façon dont elle se fabrique. Il revient d’abord sur la question de l’archive et il dit bien qu’ « il y a une fabrique de l’histoire par les sources et non une relation innée issue de l’archive ». Il prolonge son propos en citant les travaux d’Arlette Farge qui recrée l’effet de réel grâce aux archives. Il examine  ensuite l’idée qu’une histoire sans archives est impossible et montre comment on a pu faire une histoire de l’oppression ou des minorités. Il souligne aussi les apports de l’archéologie. Un encadré est consacré à l’e-mail car la conservation des données numériques représente en effet un enjeu majeur : 4,4 milliards de comptes e-mails ont envoyé 293 milliards de mails par jour en 2019 ! Le troisième article aborde la question de l’oralité et évoque notamment le programme intitulé 13-Novembre. Il s’agit de recueillir le témoignage de 1 000 personnes après les attentats de novembre 2015 à Paris. La collecte distingue quatre cercles, allant des victimes jusqu’aux témoins les moins confrontés. Ensuite, cela se déroule en trois temps, entre le printemps 2016 et 2026, avec une restitution finale en 2028. L’objectif est de garder trace des ressentis sur des temps courts, intermédiaires et longs. On voit ensuite que l’histoire n’est pas ou plus réservée aux historiens même si c’est un historien justement, Ivan Jablonka, qui résume  en une formule que « l’Histoire est une littérature contemporaine ». La partie se termine par la question de la périodisation en histoire en montrant qu’elle n’est plus pertinente. Certains historiens avancent l’idée de génération et, là encore, on mesure l’importance des travaux de François Hartog avec l’idée des « régimes d’historicité ».

Penser l’histoire

La première entrée porte sur l’uchronie et permet de se rendre compte que cette voie peut être féconde. L’ouvrage récent de Quentin Deluermoz et Pierre Singaravélou en témoigne et on mesure aussi combien cela peut être porteur pour la littérature. L’encadré évoque à ce propos les livres de Stephen King, dont le formidable « 22/11/63 ». Frédéric Sallée revient ensuite sur le poids longtemps dominant de l’histoire politique en France puis montre la visibilité progressive des femmes, à la fois dans l’histoire, mais aussi dans les instances qui la fabriquent. Deux tiers des professeurs d’université en histoire sont pourtant encore des hommes. Mais les programmes scolaires bougent, avec l’intégration de figures féminines. La dernière entrée souligne le rôle que l’histoire peut jouer pour lutter contre le complotisme.

Enseigner l’histoire

La première question porte sur le fait de savoir si l’enseignement de l’histoire repose sur un « roman national ». Frédéric Sallée souligne l’arrière-plan politique d’une telle question, ce que confirme l’entré suivante. L’histoire de France serait-elle  abandonnée au profit d’une histoire mondiale ? Le programme de 6ème, souvent montré du doigt à ce propos, n’offre pourtant que 10 % du temps à ce type d’histoire. De toutes façons, c’est par le jeu d’échelles que l’histoire fait sens. L’intérêt des Français pour l’histoire est en tout cas une réalité comme le montre le succès éditorial de l’ « Histoire mondiale de la France ». On trouve une très intéressante entrée sur l’enseignement de la Shoah dans l’enseignement de l’histoire. Une opinion commune veut parfois qu’il y en ait une surreprésentation dans l’enseignement de l’histoire. Il faut examiner la réalité des chiffres : un élève terminant sa scolarité au bac aura eu entre quatre et cinq heures d’enseignement sur la Shoah. « Cette impression de saturation, dénuée de tous fondements empiriques, se nourrit d’une conception concurrentielle de la mémoire des crimes et génocides du XXème siècle où la focale est centrée sur la victime et la tentation du pathos et non sur la compréhension de l’intégralité d’un processus de destruction » précise l’auteur.

Politiser l’histoire

On trouve ici notamment un très intéressant encadré sur les cérémonies nationales sous le titre «  le délicat amalgame de l’histoire, du civisme et de la repentance ». L’historien peut-il être neutre ? Pour répondre à cette question, il faut citer Eugen Weber : «  il n’y a pas d’objectivité, il n’y a que du professionnalisme ». Frédéric Sallée envisage également la question des lois mémorielles et conclut que, si elles ne sont pas des garde-fous absolus, elles ont au moins le mérite de préserver la mémoire des victimes. Mais apprend-on de l’histoire et peut-on en tirer des leçons ? Il est vrai que la comparaison entre aujourd’hui et les années 30 est presque devenue un lieu commun. Paul Valéry soulignait que « l’histoire est la science des choses qui ne se répètent pas ». Si l’on veut vraiment effectuer des rapprochements, il ne faut pas céder au   « tout comparatif ».  

En conclusion, Frédéric Sallée utilise cette formule : «  Faire de l’histoire c’est une broderie. La mécanique des fils tissés forme une marqueterie de savoirs tout en laissant traverser le jour ». Cet ouvrage propose donc des éclairages très intéressants, fait le point de façon équilibrée sur plusieurs aspects de cette matière parfois si inflammable qu’est l’histoire en France.

© Jean-Pierre Costille pour les Clionautes