Une histoire de vie plus qu’une histoire de soi. Cet ouvrage est le témoignage, non sans humour, du parcours d’historien de l’Afrique de Pierre Boilley.

« Je voudrais à mon tourIl évoque les essais d’égo-histoire me situer, expliquer ce qu’induisent les origines sociales, décrire l’itinéraire, pour ma part hasardeux, qui m’a conduit à devenir historien » ( p. 9).

L’ouvrage se lit comme un roman d’aventures, passionnant. A lire absolument.

Premiers pas – Voyages et aventures

L’auteur raconte ses études moyennement studieuses, marquées par deux lectures : Du passé faisons table rase ? de Jean Chesneaux et La géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre d’Yves Lacoste, publié tous les deux en 1976 chez Maspero.

Sans réel projet professionnel, il part en 1979 pour le Kilimandjaro en traversant le continent à pied, à la recherche d’un exotisme découvert dans ses lectures d’adolescent.

C’est une véritable initiation, narrée à grands traits, qui bouscule les stéréotypes, dont le mythe touareg. L’Afrique en ce début de la décennie 80 est encore très marquée par la colonisation et ses séquelles comme le conflit entre l’Ouganda et la Tanzanie. Pour un jeune homme curieux, c’est la découverte de la réalité du désert, d’une autre culture, d’une autre façon de vivre le temps.

Malgré les difficultés formatrices de ce voyage,  Pierre Boilley n’a qu’une idée à son retour en France : repartir. Sa formation au CAP mécanique auto, qui apparaît dans le titre, est une garantie de pouvoir réparer la vieille 404 avec laquelle il compte traverser l’Afrique en autonomie. Il apprend aussi la tamashaq pour converser avec les Touaregs qui l’ont tant impressionné lors de sa première traversée du Sahara, espace qui deviendra, au fil des ans, son terrain de recherche.

Son récit se lit comme un roman, plein de rebondissements.

L’auteur décrit les épisodes pittoresques, burlesques parfois, des itinéraires entre Algérie, Mali, Niger, Burkina Faso qu’il serait très dangereux de fréquenter aujourd’hui.

Quelques paragraphes sur la question des frontièresp. 72 et suivantes peuvent intéresser les candidats au concours, cette année.

Une vie de casse-cou et un voyage quasi-initiatique dans la forêt primaire de Côte d’Ivoire furent déterminants dans son désir de faire comprendre, en France, un peu de ces Afrique(s) rencontrées au cours de ses voyages.

L’aventure statutaire

Que faire après ces aventures ? Un poste de maître-auxiliaire dans l’Académie de Versailles ouvre une nouvelle expérience. L’auteur évoque un premier remplacement à l’École normale de Cergy-Pontoise, situation pour le moins insolite, qui montre que la pénurie d’enseignants n’est pas tout à fait une nouveauté. Les postes dans des collèges difficiles montrent des ambiances assez ordinaires, aujourd’hui, dans les mêmes quartiers. Titulaire en 1987, l’auteur explique son cheminement professionnel : comment enseigner l’histoire sans faire en même temps de la recherche ?

Une expérience vécue avec les Touaregs sur un site néolithique aurait pu l’amener au choix de son sujet de DEA. Finalement, après la rencontre avec Catherine Coquery-Vidrovitch, ce sera l’histoire contemporaine pour comprendre la situation dans le Nord-Mali.

Muni du CAPES et d’un sujet de thèse, c’est une double vie d’enseignant en banlieue, engagé dans divers projets pédagogiques et de chercheur que décrit Pierre Boille. Une boulimie d’activités très intéressantes qui peuvent donner des idées aux jeunes collègues, même si expérimenter était plus simple dans les années 1980 comme je pourrai, moi-même en témoigner. Ce sont aussi les premiers pas comme chargé de cours à Paris 7 dans les années 1970, puis une formation en informatique qui lui permet de faire de l’histoire quantitative, une forme d’histoire qui a connu ses débuts avant l’invention de l’ordinateur.

La jungle des sigles universitaires et le sentiment de n’être pas tout à fait à sa place pour postuler à un poste après la thèse donnent un récit qui ne manque pas de truculence. Le tableau de la non-reconnaissance de l’histoire de l’Afrique par l’université française est sévère.

Ce chapitre propose des pages stimulantes sur le plaisir d’enseigner.

Aventures intellectuelles

Ce sont les différents moments d’une recherche que le lecteur peut suivre, de l’émergence du questionnement à la mise en forme des résultats (thèse, articles…) ; de la déconstruction des idées préconçues sur le sujet abordé au choix d’un terrain, d’autant plus important qu’il y a peu de sources écrites.

C’est la collecte des sources orales et de la mémoire de cette histoire que l’auteur a cherché à écrire.

On suit Pierre Boilley dans la construction de la trame chronologique de l’histoire des Touaregs des Kel AdaghSa thèse a été publiée en 2012 chez Karthala : Les Touaregs Kel Adagh Dépendances et révoltes : du Soudan français au Mali contemporain en croisant les sources orales, les sources écrites coloniales, souvent dispersées puis les sources maliennes dont la consultation à Kidal fut longtemps impossible. L’insécurité de la région n’est pas une situation récente. La collecte des sources orales auprès de populations nomades, de campement et campement, n’est guère plus facile, entre accessibilité et confusion entre histoire et mémoireOn a là une intéressante réflexion pour les enseignants de la Spé HGGSP.

L’auteur évoque le cheminement des interrogations et problématiques. Il revient sur la question des frontières et ce qu’il nomme le « mythe de la Conférence de Berlin », une lecture pleine d’enseignement pour le professeur qui traite ce sujetp. 197 et suiv.. Cette réflexion sur les frontières coloniales et post-coloniales est à mettre en parallèle avec les travaux de Michel Foucher, qu’il citeOn pourra aussi se reporter aux conférences du Festival de géopolitique de Grenoble de 2015 et notamment Afrique de l’Ouest : frontières intangibles et intégration sous-régionale.

Le financement de la recherche, c’est Kafka en action à propos de la recherche internationale Frontafrique. Ce qui amène à la question de l’écriture de l’histoire de l’Afrique par les seuls africains, position favorisée par le discours de Sarkozy en 2007 et les réponses occasionnéesPetit précis de remise à niveau d’histoire africaine à l’usage du président Sarkozy, Adame Ba Konaré (dir.), Paris, Ed La Découverte, 2008 et les débats entre historiens africains sur les responsabilités africaines de la traite. C’est l’occasion de rappeler la complexité de toute histoire et la difficulté d’écrire une histoire partagée entre historiens du Nord, donc de l’ancien colonisateur et historiens du Sud, aux moyens de recherche limités et dans un contexte diplomatique pas toujours favorable.

Témoin de l’histoire récente du Mali Pierre Boilley a été confronté à l’histoire immédiate et à la délicate position de celui qui est censé savoir sur un plateau de télévision, ou comment expliquer une situation complexe en 5 minutes, avant les résultats du foot.

Aventures institutionnelles

Être enseignant-chercheur, c’est aussi être amené à diriger un DESS, puis un labo de recherche… du travail, des responsabilités non compensées par une indemnité.

« Une bonne partie de la recherche française, on l’a dit, tient sur l’engagement et le bénévolat » (p. 246-247)

La description de l’AERESAgence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur, crée en 2006 montre les dérives administratives que l’on retrouve dans la création du GIS « Etudes africaines en France ».

Les aventures de l’engagement

Le rôle social de l’historien est analysé, l’expert invité à témoigner, la mission d’ouvrir l’esprit de ses concitoyens. Pierre Boilley regrette l’abandon en 2015 de la réforme du programme de 5e de 2005 qui faisait, enfin, une petite place à l’Afrique et la polémique que cela avait suscité.

Expliquer une situation complexe comme celle de l’Azawad est difficile, l’historien est perçu comme celui qui excuse voire justifie. Pourtant, le chercheur, rémunéré par l’État, a le devoir de restituer ses recherches. C’est pourquoi l’auteur a été sollicité par le Quai d’Orsay et l’armée sur la question malienne. La difficulté vient aussi du refus de prendre parti, en dépit de ses liens d’amitié avec les Touaregs. Il se doit de dénoncer les violations des droits de l’homme.

 

En conclusion, je souhaite reprendre sa citation de Lucien Febvre, propos tenu en 1941 aux élèves de l’ENS : « Pour faire de l’histoire tournez le dos résolument au passé et vivez d’abord »Cité p. 341.

Car comme Pierre Boilley l’écrit un peu plus loin :  « il est nécessaire, me semble-t-il, de montrer comment l’expérience influe sur la pensée, comment elle agit sur les directions de recherche elles-mêmes, comment elle déteint sur les conclusions proposées et l’ensemble des analyses »p. 343, il faut que l’historien n’oublie pas qu’il est « acteur de son temps » comme le montrait Annette Becker dans une conférence sur Marc Bloch.

Une lecture salutaire pour tout étudiant en histoire et tout enseignant qui pourra se reconnaître ici ou là du parcours de l’auteur.