Parmi les lecteurs francophones qui apprécient l’Antiquité, ils sont sans doute nombreux ceux ont eu dans les mains à un moment ou à un autre de leur vie une des aventures d’Alix, le héros gaulois contemporain de César, né de l’imagination fertile du regretté Jacques Martin1921-2010 : l’un des grands maîtres de la bande dessinée franco-belge.
[img id="5516" args="right"]Collaborateur d’Hergé, il contribua à certains épisodes de Tintin, et devint un des plus éminents représentants de la « ligne claire ». Outre Alix, il créa le reporter Lefranc, et d’autres héros historiques : Jhen, Arno, Kéos, Orion, Loïs. A ne pas confondre avec un défunt animateur bien connu…. A la lecture de l’une des premières (et des plus trépidantes) d’entre elles Le Sphinx d’or ; 1ère édition 1956., certains ont peut-être cru (comme, il faut l’avouer, le rédacteur de ce compte-rendu dans sa lointaine jeunesse) que les soldats des derniers Ptolémées pouvaient ressembler à ces archers royaux munis de chars inspirés de l’époque du Nouvel Empire. C’était évidemment l’extrapolation fantaisiste d’un auteur encore débutant : comme celle de tous les États hellénistiques directement issus de l’empire d’Alexandre, l’armée de l’Égypte lagide De Lagos, père du premier Ptolémée, l’un des compagnons d’Alexandre, qui s’imposa roi d’Egypte en -305, fondant une dynastie dont le règne devait s’éteindre en -30 avec la célèbre Cléopâtre. hérita du modèle macédonien, se vit à partir d’un moment confrontée à l’émergence irrésistible d’un autre système militaire, celui de Rome, et son image fut forcément fortement influencée par ces deux pôles. Mais quelle était-elle exactement ? Rares sont les auteurs à s’être aventurés dans l’étude de cette zone grise peu connue ; on ne citera guère que les travaux de Nicholas Sekunda, dont le Hellenistic Infantry Reform in the 160’s BC fit dans les années 90 chez Montvert l’objet d’une édition simplifiée (mais superbement illustrée par Angus McBride) devenue introuvable à un prix raisonnable tout au moins…. C’est dire tout l’intérêt du présent ouvrage de Stéphane Thion.
De l’héritage d’Alexandre…
Adepte du jeu d’histoire de plateau, figuriniste, Stéphane Thion s’est fait connaître dans le monde des passionnés d’histoire militaire par des ouvrages de vulgarisation illustrés, jusqu’ici consacrés à l’Ancien Régime français : Les armées françaises de la Guerre de Trente Ans (2008), Les troupes légères de Louis XV, La bataille d’Avins (2011), et le tout récent Rocroi paru dans la collection Des batailles et des hommes d’Histoire & Collections ; le seul, donc, à ne pas avoir été publié par la petite maison d’édition toulousaine dont il assure par ailleurs la gérance, LRT (pour « Little Round Top » – les passionnés d’histoire militaire auront bien sûr reconnu l’allusion à l’une des collines des alentours de Gettysburg, théâtre de combats disputés devenus mythiques lors de la furieuse bataille de juillet 1863 qui devait marquer le tournant de la Guerre de Sécession). C’est donc avec un même souci d’originalité, mais sur une période fort différente, qu’est aujourd’hui édité le présent ouvrage, dans une collection intitulée « Tenues du passé ». Il y fait suite à un titre consacré à la Garde Impériale de Napoléon III par André Jouineau, un fidèle collaborateur d’H.&C., et reprend le même principe d’abondantes illustrations par infographie.
L’ouvrage est divisé en brefs chapitres. L’armée lagide permet ceci de remarquable qu’elle peut, bien plus que celles des autres Etats contemporains, nous être partiellement connue grâce à l’exceptionnelle conservation de documents d’époque conservés sur papyrus, de quelques rares stèles et de riches passages littéraires On évoquera évidemment ici l’incontournable Polybe, et particulièrement les paragraphes qu’il consacre à la préparation de l’armée égyptienne avant la campagne de -217 (Histoires, V, 63-65). Que serait notre connaissance de l’histoire hellénistique sans le rigoureux témoignage du grand historien grec ? On se prend à rêver de ce que pourrait représenter la redécouverte des nombreux livres perdus de son œuvre… ; c’est ce que souligne une courte introduction, qui constate aussi l’apparente simplicité de son organisation, et que complètent des points de repère dynastiques et chronologiques ainsi que quelques cartes. L’auteur présente ensuite les différents corps de troupes et viviers de recrutement la composant : aux unités permanentes de la Garde (Agéma et Aulên) s’additionnent des formations de cavalerie et d’infanterie régulière, les premières organisées en hipparchies numérotées ou à nom ethnique (ce qui correspond vraisemblablement à une spécialisation tactique), les secondes en chiliarchies de phalangites armés de la longue sarisse avec, peut-être, une unité de peltastes plus polyvalente. Les premiers souverains s’efforcent d’assurer la pérennité de ces différents corps en mettant en place le système de la clérouquie visant à favoriser l’immigration grecque : chaque colon reçoit un domaine en échange d’une obligation de service militaire. Ils sont en outre renforcés d’unités de mercenaires et de levées indigènes (dont le rôle s’accroit à la fin du IIIème siècle, cf le célèbre passage de Polybe référencé ci-dessous), auxquelles le système de la clérouquie est progressivement étendu.
… à la domination romaine
Ces principes posés, l’auteur détaille alors les caractéristiques et les évolutions de l’armée des Ptolémées au cours de ses trois siècles successifs d’existence, les complétant par des aperçus sur des corps particuliers (Thraces, Galates, éléphants…) et quelques récits de campagnes (dont, forcément, celle de Raphia en -217, bien connue grâce à Polybe). Au IIème s., le modèle purement « macédonien » sur lequel elle se fonde connaît des modifications en termes d’organisation et d’équipement. Dans l’infanterie, on voit ainsi progressivement le thureophore, plus polyvalent, supplanter le phalangite ; peut-être moins sous l’influence romaine directe, selon S.Thion (qui s’écarte ici de la thèse développée par N.Sekunda dans l’ouvrage pré-cité) que par imitation des armes défensives galates qui inspirent aussi à la même époque les Séleucides et les Etats de Grèce propre, et par adaptation aux circonstances. Pendant la première moitié du 1er siècle, l’Egypte est encore capable d’impliquer des armées d’importance dans les sanglantes luttes internes (dynastiques et indigènes) qui la déchirent, ainsi que dans la Guerre d’Alexandrie menée contre César. Si le bref tableau tracé par l’auteur ne mentionne pas nommément les ultimes forces lagides alignées par Cléopâtre aux côtés d’Antoine contre Octave, si on peut se demander si à proprement parler on peut qualifier de « légionnaires » les contingents laissés sur place par Gabinius Aulus Gabinius, proconsul romain de Syrie, ancien légat de Pompée, intervient militairement en -55 en Egypte pour rétablir Ptolémée XII Aulète chassé par une révolte de ses sujets., si il ne s’étend pas sur la ruine progressive du système de la clérouquie, il permet néanmoins de saisir en filigrane que la déliquescence de l’outil militaire lagide fut sûrement au cours de cette période charnière aussi structurelle que conséquente à l’écrasante suprématie romaine. L’ouvrage se clôt sur une brève mais fort intéressante étude des armées des Juifs (Maccabées puis Hasmonéens), régulièrement confrontés aux IIè-Ier s. aux troupes égyptiennes comme alliées, mercenaires ou adversaires, et qui viendra fort utilement compléter pour le lecteur non-spécialiste le tableau plus tardif dressé de celles-ci par un récent fascicule de la célèbre collection Men-At-Arms d’Osprey (The Army of Herod the Great, 2009)
Stéphane Thion livre donc ici un travail qui ravira l’amateur de la période, fourmillant de détails et extrêmement visuel, le nombre et la qualité des infographies faisant (comme c’est aussi souvent le cas chez H.&C.) plus que compenser le caractère quelque peu statique et schématique des personnages représentés. Considérant les connaissances actuelles, et nonobstant quelques répétitions et légères imprécisions, il dresse un tableau nuancé et réaliste d’une armée qui fut parmi les plus représentatives du monde hellénistique, et permet de saisir comment, vraisemblablement, celles-ci évoluèrent jusqu’à l’époque des ultimes affrontements avec la puissance romaine. Au regard du « trou » laissé dans ce domaine par une historiographie (même anglo-saxonne) encore trop focalisée sur les glorieux combattants de l’époque d’Alexandre et les légions victorieuses, on ne peut que l’en féliciter et lui souhaiter de mener à bien d’autres projets du même esprit.
© Stéphane Moronval