Beaucoup de ses titres ayant fait depuis trois ans l’objet de recensions dans la Cliothèque, on se contentera ici d’une brève présentation de la prolifique collection Illustoria, qui constitue le plus gros de la production de la petite maison d’édition aujourd’hui auvergnate Lemme edit. Par le biais d’ouvrages au format et à la longueur assez réduits (une centaine de pages au maximum), maintenant répartis selon les césures chronologiques classiques (Histoire Ancienne, Médiévale, Moderne, Contemporaine), elle s’est donnée pour ambition de traiter de façon concise mais complète un thème précis et si possible original de l’histoire militaire, ou politico-militaire, à l’aide d’un texte rédigé par un spécialiste et enrichi d’un livret d’illustrations.
Le dernier titre édité en Histoire Ancienne, depuis longtemps annoncé, répond parfaitement à ce cahier des charges. Il est consacré à un affrontement jusqu’ici peu ou mal étudié, la bataille de Lyon qui mit aux prises au début de l’année 197 après J.-C. l’empereur Septime Sévère avec l’un de ses compétiteurs, le légat de Bretagne Clodius Albinus. Et il est dû à la plume de celui qui peut apparaître, dans le monde universitaire français, comme le plus apte à le traiter, le professeur Yann Le Bohec, titulaire de la chaire d’Histoire romaine à l’Université Paris-Sorbonne (Paris IV), grand spécialiste dans ce champ d’études des questions militaires et africaines, et déjà auteur pour Illustoria d’une étude sur le désastre de Teutoburg (HA3, 1ère éd.2008, réed. revue et augmentée 2013).
A front renversé
Après avoir justement rappelé, dans une brève introduction, ce qui fait l’intérêt de cette bataille (les carences de son traitement historiographique, alors – ou parce – qu’il existe des sources certes sujettes à interprétation ; et son importance politique dans l’histoire de l’Empire), l’auteur la traite à travers un classique plan en trois parties. La première (p.3-38) la contextualise. Sont d’abord rappelés les origines et les péripéties de la guerre civile qui agite Rome après l’assassinat de Commode, le 31 décembre 192 ; plusieurs rebondissements permettent à un des grands officiers de l’Empire, le légat de Pannonie d’origine africaine Lucius Septimus Severus, de s’imposer, sauf auprès du légat de Bretagne Decimus Clodius Albinus. Après avoir un temps réussi à cohabiter, les deux prétendants se décident aux hostilités fin 195-début 196. L’auteur retrace alors les caractéristiques de cette armée romaine du Principat, dont ils contrôlent tous deux une partie, dans un long passage, qui pourra paraître quelque peu redondant aux lecteurs familiers de ses autres écrits, et fort éclairant pour les autres. Débarqué en Gaule, Albinus progresse jusqu’à Lyon, dont il s’empare ; entretemps, Septime Sévère a, de Rome, rejoint les légions danubiennes, et débouche sur la vallée de la Saône par le sud de l’Alsace. Après une probable escarmouche à hauteur de Tournus, les deux adversaires se retrouvent en présence dans les environs de la capitale des Gaules. C’est à un essai de localisation précise de l’affrontement que Y.Le Bohec consacre le début de la deuxième partie de l’ouvrage (p.39-66), toute entière dédiée à la bataille, pour conclure de façon convaincante qu’elle eut probablement pour cadre le plateau qui s’étend entre Saône et Rhône au nord de Sathonay. Une discussion pareillement raisonnée l’amène à évaluer les forces en présence à environ 50 000 hommes du côté des Septimiens, essentiellement issus des solides garnisons italiennes et danubiennes, contre moitié moins pour les Albiniens, comprenant certes une bonne partie des légions expérimentées de Bretagne (IIè, VIè et XXè), mais mal soutenus dans un pays qui reste majoritairement attentiste ou hostile. L’auteur propose ensuite la reconstitution suivante d’un affrontement qui, bien que relativement bref, s’avère disputé : alors que sur leur aile droite, les forces de Septime Sévère mettent sans mal leurs opposants en déroute et s’emparent du camp d’Albinus, l’aile gauche se laisse attirer par une feinte des légions bretonnes sur un terrain parsemé de pièges, et est mise en désordre. L’intervention de la garde prétorienne menée par Septime Sévère rétablit la situation, celle de la cavalerie parachevant la victoire. Il est alors temps de gérer les suites de la bataille (3ème partie, p.67-79) : sort des vainqueurs, des vaincus (dont le premier d’entre eux, Albinus, suicidé ou exécuté immédiatement après les combats), de la ville de Lyon (probablement ravagée par l’armée victorieuse), des personnalités compromises, n’apparaissent, quelles que soient les outrances des sources littéraires antiques, en rien exceptionnels aux yeux de l’auteur.
Lyon ou l’affermissement
Après avoir relevé les principaux traits de son interprétation des péripéties d’une bataille mal comprise ou présentée, sciemment ou non, par ses historiographes antiques et médiévaux, Y.Le Bohec achève son exposé par une brève conclusion sur son impact politique : si elle assure de façon indiscutable la domination de Septime Sévère sur l’Empire, elle n’inaugure pas pour autant selon lui le début d’une «monarchie militaire» qui ne se mettra en place que plus tard au IIIè s., dans les affres d’une crise bien plus périlleuse pour Rome Et on renverra ici pour une approche des aspects militaires de cette « crise du IIIè siècle » à un autre ouvrage de l’auteur, dont le compte-rendu a été assuré pour la Cliothèque : http://clio-cr.clionautes.org/l-armee-romaine-dans-la-tourmente.html.
Ce seizième opus de la série Histoire Antique d’Illustoria comprend comme de coutume une chronologie détaillée, une liste des lieux à visiter (ceux spécifiquement reliés à la bataille étant fatalement en nombre très limité, on y trouvera indiqués des sites militaires marquants du Haut-Empire), ainsi qu’une présentation des sources et une bibliographie détaillées et commentées. Elles montrent, s’il en était besoin, le sérieux de la recherche et la parfaite maîtrise de son thème par l’auteur. Si cette érudition le pousse parfois à des raccourcis qui pourront peut-être déconcerter le profane (p.1-2 : « autrefois, au temps où le marxisme-léninisme constituait l’idéologie dominante en France » ; p.12 : « Récemment, un collègue, spécialiste de l’Orient, a voulu défendre l’honneur des légionnaires orientaux »), le tout est globalement mené avec un art de la synthèse avéré à travers un texte clair et pédagogique, où les hypothèses sont rappelées et les prises de position argumentées. Entre autres qualités, on y appréciera les aperçus sur la réalité concrète de ce que pouvait être, à hauteur d’homme, un combat dans l’Antiquité romaine (p.58-59, p.66), prise en compte bienvenue de tout un courant de la recherche historiographique inauguré par le désormais célèbre The face of battle, de J.Keegan (1976). L’ouvrage est en outre avantageusement complété par un recueil d’illustrations bien équilibré : on y trouve en effet un choix judicieux de cartes et schémas explicites, une collection numismatique évoquant les différents protagonistes de ces années agitées, des pièces archéologiques pouvant être reliées au contexte, majoritairement issues des collections du Musée d’Histoire gallo-romaine de Lyon, et des évocations de l’aspect des combattants par le biais de photographies dues à deux des associations de reconstitution qui sont parmi les plus sérieuses sur la période impériale, l’antique Ermine Street Guard (créée en 1972 !) et Legio VIII Augusta, l’une des deux ou trois incontournables en France.
On se trouve donc ici en présence d’un travail parfaitement calibré pour le format de la collection, à la fois accessible, solide et fiable, qui pourra être adressé avec profit aux diverses catégories de lecteurs amenés à s’intéresser à l’événement.
© Stéphane Moronval.