L’histoire est une passion française. Chaque élection, entre autre, ne cesse de nous le rappeler.
Mais c’est une histoire malmenée, déformée et finalement instrumentalisée qui envahit l’espace et le débat public.
Les historiens de métier ont depuis longtemps (lâchement ?) déserté cet espace, lassés sûrement de voir leur travail et leur passion à ce point défigurés.
Mais depuis peu, à l’instar d’un Boucheron[1] par exemple, les historiens tentent de renouer avec leurs aînés et de réinvestir le débat public ; et c’est dans cette optique qu’il faut lire ce petit ouvrage d’Emmanuel de Waresquiel, « promenade buissonnière »[2] entre passé et présent comme il le qualifie lui-même.
On ne présente plus Emmanuel de Waresquiel, historien du XVIIIe et XIXe qui s’est fait une spécialité des biographies, remarquées[3], d’hommes d’État.
Dans ses pérégrinations réflexives, Emmanuel de Waresquiel nous parle du temps, de son temps à lui, intérieur et personnel, de l’air du temps et de l’épaisseur du temps. Il tente d’en démêler ses fils et, parfois, de les renouer au gré de l’actualité de ses dernières années et de sa propre existence.
Ce n’est pas « un livre d’historien » comme il nous le signale[4], mais un livre d’histoires où se mêlent autant les récits du passé, du présent, de l’individuel comme du collectif.
Histoire et temps, des traces et de l’épaisseur
Il est beaucoup question du temps dans les réflexions d’Emmanuel de Waresquiel. Mais quoi de plus normal chez un historien ?
Cette vocation d’historien, l’auteur se l’explique par cette sensation qu’il a éprouvé, très jeune, de vivre un peu en dehors du présent, dans une autre temporalité. Ce voyage intérieur, à la rencontre des personnages et des choses du passé, lui donnent le sentiment que son existence a davantage d’épaisseur que le présent seul serait impuissant à lui donner[5].
Cette quête de l’épaisseur du temps lui fait dresser une diatribe salutaire contre le téléphone portable (qu’il ne possède pas) en faisant justement remarquer qu’il nous enferme dans l’instant présent, réduit notre horizon sensible à un écran et nous désunit d’avec nous-mêmes en nous maintenant connectés en permanence aux autres.
Ce silence et cette solitude si indispensables à l’historien nous font défaut dans notre quotidien et nous coupe de nous-mêmes ; l’auteur y voit un immense besoin de consolation[6]…
Aux côtés du téléphone, ce sont également les divertissements de masse tels le football[7] que de Waresquiel pointe du doigt car ils nous emprisonnent dans l’instant de l’évènement et peuvent nous faire oublier l’épaisseur du temps…
Retrouver le temps est fondamental pour l’historien et le voyage peut l’y aider d’après l’auteur. Mais à la différence d’un Arthur Young par exemple, le voyage pour l’historien est périlleux car, une fois sorti de sa bibliothèque ou de ses archives, il se sent démuni sans ses outils et ses matériaux dont il ne peut se passer.
Mais l’auteur de conclure que les plus beaux voyages et les plus utiles se font dans les livres car le regard des autres qu’ils renferment, le passé qu’ils font resurgir tel un présent, sont riches d’enseignement sur nous-mêmes, les hommes et notre époque…
Le travail de l’historien, une construction du passé
Les jardins ont beaucoup compté pour l’auteur car ils sont pour lui, quelque part, comme une métaphore du travail de l’historien. Dans la tentative d’ordonnancement de la nature, les jardiniers tentent, en vain, de domestiquer les éléments à l’image de l’historien perdus dans les dédales des traces du passé essayant d’en débusquer les secrets, démêler les fils…
Mais surtout, comme le jardinage, l’histoire nous apprend la patience, l’humilité, la tolérance et, in fine, le temps[8]…
Et de la patience et de l’humilité il en faut au moment de se confronter aux cartons d’archives qui, selon l’auteur, ne seront jamais remplacés par les milliards d’octets d’informations en sommeil pour l’historien du futur. Car dans ces cartons, c’est le temps avec toute on épaisseur qui ressort et qu’il faut savoir sentir[9]pour poser les bonnes questions. Et c’est tout là le cœur du travail de l’historien, « construire » et non « reconstruire » le passé car dans cet acte de « construction », il y a toute la liberté de l’historien qui y résumée et que les indexations ou autres algorithmes ne cesseront de brider…
Et cette liberté laissée par le carton d’archives comme celle de la nature dans le jardin, l’historien doit aussi s’en inspirer pour retisser les fils du passé en faisant preuve d’indépendance d’esprit par rapport aux idéologies mourantes du XXème siècle mais aussi de curiosité. En prenant appui sur la Révolution, les réflexions d’Arthur Young à la veille de ce moment, de Waresquiel souligne la difficulté de la causalité de l’évènement en histoire.
Et dans un monde de plus en plus imprévisible depuis la fin de la Guerre froide, la tentation est grande de faire de l’Histoire une boîte à outils, un cahier de leçons dans lequel puiser les explications du présent. Mais l’histoire reste le lieu formidable d’apprentissage de la complexité et de l’incertitude auxquelles il faut savoir se frotter, non pour résoudre celles du présent et pour mieux nous aider, selon l’auteur, à les affronter[10].
Histoire et politique : des liaisons dangereuses
Emmanuel de Waresquiel a eu « l’honneur », lors de la mandature 2007-2012, d’avoir été invité à un dîner collectif à l’Elysée en présence du président d’alors.
Essayant d’aborder des sujets autour de la place de l’histoire dans la société à propos des programmes scolaires ou des rapports entre histoire et pouvoir, il se rend vite compte que le sujet n’est pas là. Il est dans la mise en scène du pouvoir du président, il est celui qui agit, qui décide, au contraire de ses hôtes qui sont dans la retranscription, lui, fait l’histoire.
Après avoir souligner, non sans malice, l’inculture du président, de Waresquiel se rend compte de ce qui le différencie du président ; c’est le rapport au temps.
Ainsi, faire et dire l’histoire sont deux « jobs[11] » différents qui ne se déploient pas dans la même temporalité. Pour l’auteur, le président n’a pas de vision historique du temps et ne veut pas se situer pas dans une continuité, mais dans le présent de l’action, au jour le jour.
Et au fur et à mesure que le dîner se prolonge, de se demander ce que lui et les historiens invités font là…
Cette rencontre avec le pouvoir, au-delà de laisser un goût amer à l’auteur, lui fait penser que, décidément, histoire et politique n’évoluent pas dans le même monde, et ne fonctionnent pas selon les mêmes principes. D’un côté, l’humilité, l’honnêteté et la mise à distance critique, de l’autre la malhonnête intellectuelle et la duplicité de faire de l’histoire un réservoir d’arguments pour légitimer l’action politique du moment. Sentiment confirmé avec l’affaire Geremek[12] en Pologne ou Vichy chez nous, que politique et histoire ne font pas bon ménage lorsque le premier confond histoire et mémoire…
Histoire et mémoire : des relations ambigües reflets d’une société fracturée
Si l’histoire est un jardin en friche, selon de Waresquiel, il est fragile et ne supporte que les demi-saisons. Il doit donc être cultivé avec méthode, celle de l’historien, faite de distance, d’analyse, d’humilité et d’honnêteté.
Et si le jardinier est mal intentionné… En démocratie, le pouvoir ne doit pas dire l’histoire pour en extirper une morale ou des lois car celui-ci n’a ni la même méthode ni n’est animé des mêmes intentions que l’histoire. La mémoire doit être réinvestit par l’histoire et non par le pouvoir.
En ce sens, la géographie parisienne exprime bien ce jardin labyrinthique où s’entremêlent notre histoire et notre mémoire. En effet, se promener dans Paris comme assister aux commémorations du 11 novembre ou des derniers attentats nous rappellent à quel point notre société est fracturée par les mémoires que le pouvoir ne cesse d’instrumentaliser au gré des époques en appelant à la réconciliation nationale, comme nous le souligne Emmanuel de Waresquiel en évoquant tour à tour les guerres de religion et la Révolution.
Et de remarquer que ce sont souvent des lieux de sang qui deviennent des lieux de mémoire comme si la France et les Français avaient à chaque fois besoin d’un drame pour se réconcilier[13]. Mais dans cet écheveau de souvenirs et de commémorations, rares sont mentionnées les Français tombés lors de guerres civiles… tués par d’autres Français.
Et l’auteur de rappeler que c’est l’archive qui sépare véritablement l’histoire de la mémoire mais que tout de même que histoire et mémoire n’entretiennent pas toujours des relations conflictuelles en témoigne l’auteur dont la mémoire familiale lui a transmis, outre un portrait de Talleyrand lui ayant inspiré des recherches, des souvenirs d’aïeuls aux destinées quasi romanesques qui lui ont donné le goût du passé et des hommes.
Histoire et école : Chronologie et biographie pour une histoire incarnée
Au fil de ses réflexions historiennes, Emmanuel de Waresquiel en vient, inévitablement, à aborder la question de l’enseignement de l’histoire en France remise sur le devant de la scène politique par le candidat de droite, entre autres, aux dernières élections.
Et pour lui, le mot maître de l’histoire enseignée doit être celui de l’incarnation. Et comment incarner l’histoire pour un enfant de huit ans ? Par la chronologie et les acteurs. Car l’histoire, pour un enfant du primaire et du collège, c’est avant tout des histoires et quels sont les ingrédients d’une histoire ?
Très remonté, sa charge contre les inspecteurs et les membres du Conseil supérieur des programmes qui veulent faire d’un enfant de huit ans un adulte avant l’heure en parlant de sens critique et d’analyse, est sévère voire virulente : « Lorsqu’un membre du Conseil Supérieur de l’enseignement, barbiche et lunettes en écailles, nous explique très doctement qu’à sept ou huit ans, en début de cycle 3 dit de consolidation, les faits n’ont déjà plus d’importance et qu’un enfant doit d’abord pouvoir développer ses capacités d’ « abstraction » et de « choix », c’est se foutre du monde »[14]. Et d’ajouter : « Les inspecteurs ne sont pas des idéologues, on s’en fiche d’ailleurs qu’ils soient de droite ou de gauche, ce sont des autistes, des égocentriques et des prétentieux, avec en prime cette manie de vouloir obliger le passé à lécher les bottes du présent. A croire qu’ils ont absolument oublié qu’eux aussi ont été des enfants. Comme s’ils ne représentaient rien qu’eux-mêmes et cherchaient désespérément à asseoir leur propre légitimité d’éducateur sur le dos de ceux qu’ils prétendent instruire… »[15].
On jubilerait presque…. Mais comment lui donner tort ?
Au-delà de la méthode, de Waresquiel pointe aussi des contenus trop éloignés des repères spatio-temporel d’un enfant de huit ans et de préconiser le recours à la biographie afin d’incarner par des personnages, des dates et des lieux une époque passée… En clair, aller du singulier au général.
A bon entendeur…
Mais nos décideurs lisent-ils encore (les historiens) ?
Les nouvelles sacralités et la sortie des Lumières : la revanche de l’individuel
Le salon annuel de l’Agriculture compte aussi parmi les occasions pour l’auteur de s’interroger sur l’évolution des préoccupations de notre société. Et la mode est au véganisme et à la sanctuarisation de la nature. Pour de Waresquiel, ces signes annoncent plus qu’un changement de mode, une rupture avec l’époque qui a débuté avec Les Lumières. Avec l’humanisme, elles ont renversé les nouvelles sacralités pour en créer de nouvelles, plus laïques. Le corps s’est libéré du carcan de la religion pour retourner à l’individu qui en a fait un nouveau sanctuaire qu’il faut entretenir et transformé et rajeunir sans cesse reléguant la mort aux confins de la société et notre psyché. D’où cette répugnance à tuer et à altérer toute naturalité.
Mais l’auteur voit plus loin et s’interroge. Ces nouvelles sacralités du corps et de la nature nous libèrent-elles vraiment ou, au contraire, nous enchaînent-elles à l’ultime sacralité, à savoir celle de l’argent[19] ?
Histoire et les Français : l’unité introuvable, de l’égalité à l’intolérance
A plusieurs reprises Emmanuel de Waresquiel s’arrête sur la France, sa population et son histoire pour nous livrer quelques unes de ses réflexions faisant furieusement écho à l’actualité récente et toutes ont, pour toile de fond, l’unité feinte ou réelle de ce peuple.
Au gré de l’actualité, de l’affaire Cahuzac au « burkini » en passant par Astérix, l’auteur dresse un portait au vitriole du peuple français égalitariste tiraillé entre honte et fascination vis-à-vis de l’argent.
Derrière ces polémiques, de Waresquiel y voit surtout cette obsession voire cette tyrannie de l’égalité née des forges de la Révolution.
Cette égalité sociale portée par le peuple dans la rue menaçant et remettant sans cesse en cause la légitimité de la représentation fût à l’origine, selon lui, de l’irruption de la morale en politique.
Et cette moralisation des discours politiques eut pour conséquence principale et immédiate de générer une intolérance absolue à toute forme d’opposition, réduisant à néant toute forme possible débat, négociation et in fine de démocratie[20]. Le riche et l’accapareur remplacent alors peu à peu l’aristocrate dans l’imaginaire politique des révolutionnaires courant 1793.
Le succès de Bonaparte, nous rappelle-t-il, tient en ce qu’il a bien compris ce paradoxe français qui corsette la Révolution : Et de citer un sondage BVA qui fait de 29% des Français de potentiels électeurs d’un candidat royaliste, prêts ainsi à sacrifier leur liberté et se jeter dans les bras de l’autoritarisme pourvu qu’ils gardent l’égalité[21].
C’est encore ce manichéisme moral de 1793 qui est à l’œuvre d’après lui lors des élections de 2012 dans « la finance et l’argent qui n’ont pas de visage » ou « le président des riches »…
Mais c’est aussi ce manichéisme qui est à l’origine des fissures lézardant la communauté nationale comme un pont invisible reliant ironiquement à travers les siècles, les émigrés de Coblence de 1792 et les évadés fiscaux des années 2000 ….
Conclusion : l’histoire contre la dictature du présent
Au fil de ses réflexions guidées par l’actualité de ces dernières années, Emmanuel de Waresquiel nous fait pénétrer dans l’univers mental de l’historien, fait de temps au pluriel et de traces.
Au travers de ce va-et-vient entre présent et passé, l’auteur s’interroge et nous interroge sur notre rapport au temps et notre besoin d’histoire.
Notre besoin d’histoire est alors essentiel pour nous situer dans les temps, individuel et collectif, et comprendre les évolutions lentes et invisibles de la société.
Ce livre nous éclaire aussi sur le métier d’historien, ses principes, ses outils et sa méthode, ses buts.
Un métier quelque peu « révolutionnaire », à rebours des tendances de notre société. Un métier demandant du temps, de la lenteur et de la patience, de l’humilité et de la nuance et in fine de la liberté.
Mais ce métier n’est pas en rien coupé des hommes et de la société, bien au contraire. L’histoire guidée par les traces que les hommes du passé nous ont laissées, nous conduit à la leur connaissance dans ce qu’ils ont de singulier comme d’intemporel.
De cet ouvrage vif et incisif, on retiendra donc ce plaidoyer revigorant pour l’histoire et le métier d’historien, dessiné en filigrane tout au long de ces chroniques, anecdotes et « coups de gueule ». Un livre assurément salutaire dans ces temps troublés pour l’histoire en France tant dans son exploitation médiatique et politique que son enseignement.
A lire et à méditer.
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[1] Voir ici l’article du Monde daté du 9 février 2019 : « Patrick Boucheron bouscule (toujours) l’histoire ».
[2] Emmanuel de Waresquiel, Le temps de s’en apercevoir, L’iconoclaste, 2018.
[3] Voir ici l’article du Monde daté du 9 janvier 2019, « La BD est devenue un véhicule de la culture historique », dans lequel Jean Tulard parle d’histoire, de BD et de cinéma mais évoque aussi rapidement le renouvellement de l’histoire, et notamment de ses travaux sur Fouché et Talleyrand, par de nouveaux historiens dont E. de Waresquiel.
[4] Op. Cit., p. 17.
[5] Op. Cit., p. 21-24.
[6] Op. Cit., p. 56.
[7] A l’occasion de la Coupe d’Europe de football qui s’est tenue en 2016 en France, Op. Cit., p. 145-148.
[8] Op. Cit., p. 29-30.
[9] Op. Cit., p. 130.
[10] Op. Cit., p. 122-125.
[11] Ce terme est employé par l’auteur qui retranscrit ici le propos du président : « Il est un simple particulier qui fait le job », Op. Cit., p. 38.
[12] Op. Cit., p. 89-95.
[13] Op. Cit., p 106.
[14] Op. Cit., p.73
[15] Op. Cit., p. 73-74.
[16] Op. Cit., p. 39-43.
[17] Op. Cit., p. 68.
[18] Op. Cit., p. 180.
[19] Op. Cit., p. 223.
[20]Op. Cit., p . 58-59.
[21] Op. Cit., p . 60.