Mamadou Diouf, historien sénégalais, enseigne l’histoire et les études africaines à l’université de Columbia, à New-York. Il propose, dans ce petit ouvrage, L’Afrique dans le temps du monde, une réflexion sur l’écriture de l’histoire de l’Afrique.

Comment à différents moments, les Africains ont cherché à se réapproprier l’histoire de l’Afrique et de redéfinir la présence de l’Afrique dans le monde. Il repose la question que posait Paul Veyne, comment écrit-on l’Histoire pour un Africain ou Africain-Américain ?

Subvertir les hiérarchies

Ce premier chapitre est introductif. Il en définit le projet.

« Pour l’Afrique et la diaspora noire, reprendre la main sur les écritures de son histoire, c’est réclamer une parité culturelle, créative, historiographique, et revendiquer un récit de l’universel enfin découplé de l’impérialisme occidental. » Citation p. 11

L’auteur pose dans ce premier chapitre les jalons de cette autre écriture de l’histoire depuis la fin des années 1950, avec les premiers universitaires africains. Il montre les limites de ces premiers essais comme l’oubli du rôle des Africains dans la traite.

Une autre histoire de l’Afrique passe par la remise en cause des découpages européens des temps de l’histoire.

Il montre le rôle fondateur, dans cette réflexion sur une réécriture de l’histoire, de W.E.B. Du BoisSociologue, historien, militant pour les droits civiques, il organisa à Paris, avec le soutien de Gratien Candace et de Blaise Diagne, le premier congrès panafricain. et son ouvrage, parut en 1915, The Negro .

Consensus et controverses

Les années 1960 sont le moment de la redécouverte de la « bibliothèque islamique ». Les débats portent sur les sources orales. Doit-on les étudier selon les méthodes appliquées aux sources écrites ?

En situation post-coloniale, on assiste à une remise en cause du récit linéaire occidental.

Se pose la question de l’articulation entre discours historique et mémoires du passé.

Trois interpellations insurrectionnelles

L’auteur répond ici à trois interpellations. D’abord celle du cinéaste sénégalais Sembène Ousmane qui reproche aux historiens de réduire la pluralité des discours.

Ashis Nandy, sociologue indien, propose l’écriture de mythographies qui permettraient la libération du discours du colonisé, de la victime.

Archibald Mafeje, Africain du sud, philosophe, reproche à l’histoire d’être une discipline occidentale, figée sur les catégories de « tribu », d’État-nation.

Quelle géographie pour l’histoire africaine ?

Quel est le découpage adéquat pour une histoire africaine de l’Afrique ?

L’auteur décline les différents découpages : États, unité culturelle comme Égypte-pharaonique, panafricanisme, frontières pré-coloniales, Noire/blanche, en fonction des unités de couvert végétal, en fonction des religions, de la langue, ethnies…

Une vraie question et des réponses variées, celles de Cheikh Anta Diop, de Samir Amin, d’Abdoulaye Ly ou Boubacar Barry, entre vision universaliste et difficulté à réunir un puzzle.

L’Antiquité africaine

Dans ce chapitre, l’auteur rappelle les idées et travaux de Cheikh Anta Diop qui considère que l’Égypte pharaonique est l’initiatrice de la civilisation dans un monde où l’Europe était « dans la convulsion de la sauvagerie tribale » (p. 39). C’était plus défendre la libération intellectuelle qu’un travail d’historien soumis à polémique sur la couleur des Pharaons. Cheikh Anta Diop proposait de renouer les liens de la continuité de l’histoire africaine en définissant la période coloniale comme une parenthèse. Il fondait l’antériorité de la civilisation sur le continent noir. Il refusait aussi la tentation d’histoires nationales en Afrique en fondant son raisonnement sur la race : « Une race et une couleur qui produisent une communauté homogène, les « Nègres » africains, sujets d’une histoire unique » (p42).

L’auteur montre que Cheikh Anta Diop reste néanmoins marqué par la philosophie des universalistes contrairement à l’orientation indienne des subaltern studies.

Sur ce sujet : L’Égypte antique, une civilisation noire ? La thèse controversée de Cheikh Anta Diop

Précurseurs africains-américains

C’est chez ces penseurs du XIXe siècle, comme Carter G. Woodson que Cheikh Anta Diop a puisé ses idées. Dans leur lutte raciale, ils ont cherché à développer une histoire émancipatrice en puisant notamment dans la religion et les mémoires perdues.

L’Atlantique noir revendique l’Afrique

Les voyages, mais aussi la formation, d’une élite afro-descendante a favorisé un réseau transatlantique de penseurs panafricanistes. D’Edward Blyden à Casely Hayford, de la Harlem Renaissance à Lois Mailou Jones ou Frantz Fanon et Aimé Césaire, l’auteur montre l’étendu de ce réseau et ses formes d’expression : histoire, poésie, arts plastiques…

La parenthèse coloniale

Après la décolonisation, les historiens ont écrit l’histoire des grands empires et royaumes africains qui permettaient d’illustrer les civilisations africaines précoloniales. Les controverses ont porté sur la délimitation de la période, comment intégrer la question de la traite atlantique qui a pesé sur les sociétés africaines. Dans quelle mesure la traite puis la colonisation ont modifié les cultures africaines ? On rencontre dans ce chapitre les travaux de Valentin-Yves Mudimbe, de Joseph Ki-Zerbo ou Kenneth Dike. Dans cette période des indépendances, il s’agit de montrer des continuités entre les nouveaux chefs d’État et les grandes figures de l’histoirePar exemple Houphouët-Boigny et la Reine balouée, Modibo Keïta et Soundiata, Kwame Nkrumah aux souverains ashantis..

L’auteur montre ce qu’a apporté l’école historique ivoirienne développée par Catherine Coquery-Vidrovitch et aux divers champs de l’histoire de la période coloniale depuis les années 1970.

Oralité et sources africaines

C’est l’historien guinéen Djibril Tamsir Niane qui a introduit la réflexion et le travail de collecte des sources orales. Il avait à ses côtés Amadou Hampâté Bâ, Boubou Hama, Joseph Ki-Zerbo pour les francophones tandis que les anglophones sont représentés par J.F. Ade Ajayi, Bethhwell Ogot ou Albert Adu Boahen. La tradition orale fait désormais partie des sources reconnues. L’oralité devient centrale dans les recherches.

Invention de la tradition

La réflexion sur la tradition a suscité de vives polémiques à propos de l’existence d’une philosophie africaine, par exemple bantoue comme l’affirme Place Tempels en 1945

Aujourd’hui plus serein, le débat porte sur la relation entre oralité et multilinguisme, recompositions identitaires et imaginaires individuels. Le caractère mouvant du récit traditionnel pose question aux historiens. L’épopée est à la fois une mise en récit de l’histoire et un imaginaire reconstruit, d’où la difficulté à en produire un texte écrit une littérature orale.

L’histoire au pluriel

En ce début de XXIe siècle, les historiens sont pris dans une tension entre les exigences d’une discipline, l’histoire, et celles des cultures communautaires. Les professionnels sont parfois contestés par la rue, les diasporas et l’internet. Des histoires alternatives voient le jour, l’heure n’est plus au récit de l’émancipation nationale ou panafricaine.

Pour Mamadou Diouf, « la recherche doit s’inscrire dans de nouvelles dynamiques, épistémologiques et méthodologiques » (p. 101) dans une Afrique plurielle.

 

Mamadou Diouf plaide pour une histoire plurielle dans laquelle, à côté de l’histoire universitaire, d’autres types de récits trouvent une place. Ce pas de côté, pour le lecteur français, européen est salutaire.