L’ouvrage s’ouvre sur cette période que Marc Bloch a qualifiée d’« étrange défaite », et qui scelle le sort des vignes françaises. Tout en étant un produit qui ravitaille la population allemande et un élément essentiel pour maintenir le moral des troupes, le vin devient un enjeu de pouvoir et un produit hautement stratégique par les autorités allemandes. Dès l’été 1940, les Allemands captent les ressources et le régime de Vichy en devient un relais. Partant de ce constat, Christophe Lucand se rend compte qu’il n’y a pas eu d’étude à l’échelle nationale sur cet objet. Longtemps, l’histoire des mondes de la vigne et du vin est restée figée sur des récits imaginaires. La réalité est toute autre : le monde des vins et de la vigne s’éloigne des images de courage et de résistance. L’historien a trouvé, donc, des difficultés pour faire la lumière sur cette période : 1/ l’interprétation des témoins de l’époque, construisant un « discours consensuel et bienveillant » ; 2/ la disparition de données, de la comptabilité des firmes ; 3/ des quantités importantes de vin ont été écoulées sur le marché noir. Les sources utilisées sont : les pièces fiscales à l’échelon fiscal, la documentation des entreprises privées, les fonds documentaires des syndicats du commerce et de la viticulture et le détail des actions entamées par le Centre des archives économiques et financières (CAEF).Le vin entre en guerre
A La fin des années 1930, le vin occupe une place privilégiée en France tant dans la culture que dans la mémoire du pays. Depuis la Grande Guerre, il est sur toutes les tables. La France compte 1.6 millions de viticulteurs déclarés pour une superficie de 1.874 millions d’hectares et produit 79 millions d’hectolitres de vin. Ce vignoble a connu des crises à répétition (oïdium de 1848 à 1856, le phylloxéra vers 1865, crise des années 1930). Dès 1930, des mesures ont été prises pour réglementer le marché du vin (création d’un « statut viticole », d’un « prix social » du vin, du Comité national des appellations d’origine des vins et des eaux-de-vie (CNAO)). Le dernier congrès international du vin, en 1939, se situe à Bad Kreuznach, lieu idéal utilisé par les nazis pour montrer le retour sur la scène internationale de l’Allemagne et, notamment, dans le domaine viticole. Les participants étrangers sont tous expulsés au bout de quatre jours de congrès, au moment de l’invasion de la Pologne. En France, la guerre permet d’écouler la surproduction viticole, l’état-major donnant des rations aux soldats.
La ruée vers le vin
La défaite représente un traumatisme important pour la population. En quelques semaines, les grands vignobles français sont contrôlés par les Allemands. Jusqu’à l’automne 1940, les prix flambent et les Allemands achètent sans regarder à la dépense. Chaque ville occupée possède des hôtels, des grands commerces qui sont réquisitionnés et pour garantir une protection, les caves sont réservées aux Allemands. Le Reich essaie de mettre en place une entreprise de planification d’un pillage ; mais, au cœur de l’été 1940, les autorités allemandes se rendent compte qu’ils doivent envoyer des représentants officiels dans tous les grands vignobles pour arrêter l’hémorragie. Dans les vignobles, Berlin ordonne que chaque acheteur officiel assume la responsabilité de la campagne d’achat pour ses aires viticoles respectives. Les importations pour l’Allemagne, avant-guerre, étaient de 400 000 hectolitres par an ; en 1941, les prélèvements allemands s’élèvent à 4.5 millions d’hectolitres. Il a fallu réorganiser les surfaces viticoles, les transports, notamment. Le marché noir accentue la vente des vins et certains propriétaires de vignobles côtés mettent en lieu sûr des vins afin de mieux spéculer et non pour résister contre les Allemands.
Le grand basculement
En 1941, une programmation, soigneusement établie par les Allemands, fixe à 2 millions d’hectolitres le contingent officiel global. Dans un climat de mauvaises récoltes, le régime de Vichy décide de privilégier le ravitaillement de la métropole en vin, en récupérant tous les excédents et de lutter contre l’alcoolisme des Français, qui ne cesse d’augmenter avec des boissons de mauvaise qualité ou frelatés. Le vin est totalement contrôlé en France.
Le temps heureux de la défaite
Les Allemands cherchent à acheter toutes les marchandises disponibles en proposant des prix rémunérateurs très supérieurs à ceux de la taxe officielle. Cependant, un marché noir sévit dans les grands vignobles français, notamment avec deux frères Joseph et Marcel Joanovici, qui ont fait fortune. Certains négociants, tels que Marius Clerget en Bourgogne, rallient une Allemagne victorieuse et deviennent des intermédiaires importants, protégés par les autorités allemandes de toute enquête de justice. L’historien décrit le parcours particulier de plusieurs négociants comme Pierre André et Henri Leroy. Monaco devient une capitale du commerce du vin et la diversification des circuits d’exportation recompose aussi le commerce français qui est au bord de la crise en 1942.
L’ivresse de la guerre
Dès 1942, les quantités de vins récoltées chutent et cela est mal vécu car les vins de l’Afrique du Nord sont orientés vers la Grande-Bretagne. Les mesures prises cherchent à conserver des stocks à la propriété. Très rapidement, le commerce traditionnel se retrouve court-circuité par la propriété. Par exemple, en Champagne, les difficultés de production et de commercialisation du vin demeurent d’autant plus limitées que le marché connait une véritable embellie sous les auspices du Comité interprofessionnel. Bordeaux devient une place importante nationale des vins.
Toutes hontes bues
Dès 1942, les termes du contrat entre les Allemands et les vignobles français se durcissent. Les années 1943-1944 s’ouvrent sur une demande accrue des autorités allemandes. Les Français fixent donc des prix-limite mais les réserves de vins s’amenuisent à cause de la pression allemande et de mauvaises récoltes. Lors de la Libération, il y a un fort contraste entre ceux qui sont sortis ruinés du conflit ne répondant pas à la demande allemande et ceux qui ont collaboré et se sont enrichis. Pour beaucoup de vignobles, l’Occupation a marqué un « âge d’or ». La Libération s’ouvre aussi sur des procès importants, étudiant les actes de négociants illustres comme Pierre André. Néanmoins, rapidement, une volonté de réconciliation passe sous silence les agissements de certaines grandes maisons.
C’est un excellent livre sur un thème peu développé en général. A lire absolument!