Vichy sous les tropiques, Vichy sans les Allemands

Au moment où l’on annonce un thème sur « les sociétés coloniales (1850-1950) » pour les CAPES-HG et agrégation externe d’histoire 2013, voici une réédition à l’identique d’une parution de 2004.
Loin de la prétention d’établir une synthèse ou de faire école, l’ouvrage constitue une compilation intéressante et sans prétention sur l’état de la recherche au début des années 2000. L’œuvre relie des chercheurs d’horizons coloniaux différents dont la distribution semble correspondre à deux équipes autour de Jacques Cantier, qui a soutenu en 1999 à Toulouse, une thèse sur l’Algérie sous VichyJacques Cantier, L ‘Algérie sous le régime de Vichy, Odile Jacob, 2002. et Éric Jennings, enseignant à Toronto, qui a soutenu en 1998 à Berkeley une thèse sur Vichy en Guadeloupe, en Indochine et à MadasgascarÉric T. Jennings, Vichy in the Tropics. Pétain’s National Revolution in Madagascar, Guadeloupe and Indochina, 1940-1944, Stanford University Press, 2001 ; Vichy sous les tropiques, Grasset, 2004.. Au delà de l’intérêt qu’on peut porter à chacun de ces espaces coloniaux, Vichy aux colonies n’est pas seulement l’application périphérique et tropicale du modèle central et doit aussi se concevoir comme un Vichy sans les Allemands, nonobstant le cas particulier de la Tunisie en 1943. Qu’en est-il de la répression antigaulliste, antimaçonnique ou antisémite à des milliers de kilomètres de la Wehrmacht ? Peut-on au reste comprendre Vichy sans l’empire alors même que celui-ci, disputé entre Vichy et la France libre, a pour fonction de conférer une légitimité territoriale ?
La première partie de l’ouvrage permet de planter le décor. Les deux suivantes présentent les moyens de mise en œuvre de la Révolution nationale. La quatrième partie rend compte de l’attitude des sociétés coloniales : élites indigènes traditionnelles, « évolués » ou autochtones d’origine européenne.

La part des proconsuls : de l’obéissance loyaliste à l’exportation des doctrines

Introduisant la première partieÉric Jennings, « La politique coloniale de Vichy »., Éric Jennings questionne les sources du pouvoir et la part des personnalités. Boisson (AOF) et De Coppet (Madagascar) restent en guerre jusqu’au 18 juin et Weygand se convainc en Algérie de son œuvre de rénovation. Jennings souligne avec pertinence le cas de Gaston Joseph, le trop peu connu directeur des Affaires politiques du ministère des ColoniesDAP., éminence grise en poste des années 1930 à 1944.
Sans doute pouvait-on encore creuser la question d’un pouvoir multipolaire, fruit d’un système de tensions entre élites locales d’origine européenne, représentant du gouvernement et ordres venus eux-mêmes de Vichy en fonction des informations qui parviennent à l’autorité centrale. Les personnalités n’en sont pas moins déterminantes. Au Maroc, Noguès ne donne pas suite aux appels de de Gaulle. En voulant canaliser le patriotisme vietnamien, Decoux ne fait que l’aiguiserÉric Jennings, « L’Indochine de l’amiral Decoux ». avec cette réaction différentialiste qui veut qu’un Indochinois ne puisse être l’égal d’un Français.
C’est sans doute imprudemment que l’étude de l’AOF fait débuter l’État policier à l’établissement de listes de suspects en 1941Pierre Ramognino, « l’Afrique de l’Ouest sous le proconsulat de Pierre Boisson (juin 1940-juin 1943) ».. En comparaison, on est tenté d’attirer l’attention de l’auteur sur les correspondances de l’amiral Robert avec la DAP, lesquelles montrent que celui-ci établit de telles listes dès sa nomination par Mandel en 1939Robert est haut-commissaire pour l’Atlantique-Ouest : Saint-Pierre-et-Miquelon, Guadeloupe, Guyane, Martinique ; ANOM, Af. pol. 2285, d. 1 et 2.. Il paraît donc plus nuancé d’envisager un passage progressif de l’état de guerre, avec ses suspects et son contrôle postal, à l’État français.

Persuader, contrôler, réprimer

On saisit tous les enjeux démographiques du contrôle de la la jeunesse en Algérie où la propagande exalte un jeune Algérien idéal, ni indigène, ni colon. Cette politique est confrontée à la faiblesse des moyens éducatifs dans l’empire. On touche là à l’une des contradictions de la mission civilisatrice annoncée. La culture physique constitue donc un exutoire politiqueJacques Cantier, « Vichy et les jeunes dans l’empire ». auquel s’ajoute la fête vichysteJacques Cantier, « La Révolution nationale mise en scène. Les festivités de l’année 1941 dans l’Algérie de Vichy ».. Weygand fait face à ses propres contradictions lorsque Alfred Nakkache essuie les insultes antisémites du PPF algérien. Si la propagande est dans l’empire, Ruth Ginio, « La propagande impériale de Vichy ». l’image de l’empire est quant à elle dans la propagande, ce qu’illustre le retour éphémère de l’improbable projet de transsaharien, opposant l’image d’un Vichy qui agit à celle d’une République réputée velléitaire. Parmi les raisons techniques présidant à l’abandon du projet, on relève justement l’absence de contrôle effectif des populations des pays traversés, preuve de la relativité du contrôle colonial entretenu par l’illusion des couleurs sur la carte, preuve aussi qu’il est aventureux d’évoquer en AOF un totalitarismeP. Ramognino, op. cit..

Remettre l’indigène à sa place

L’opposition à Vichy concerne l’ensemble des groupes mais les Africains sont plus touchés par la répression Ibid.. L’autoritarisme n’est pas nouveau en AOF où l’on passe d’une ségrégation de facto à une situation plus officielle ou plus explicite avec la plage des blancs de Dakar, connue comme telle mais désormais signalée par un écriteau. Vichy est un obstacle à l’assimilation pour les émules de Galandou DioufÉlu des quatre communes de plein exercice du Sénégal (Dakar, Saint-Louis, Rufisque et Gorée)., pour les élites indochinoises occidentalisées ou les citoyens des vieilles colonies (Antilles, Guyane, Réunion). On assiste au retour en puissance des élites coloniales européennes s’estimant jusque-là bridées par l’administration. Le lecteur se demande ainsi s’il n’assiste pas à un retour aux sources des théories coloniales, notamment celle du capitis diminutio qu’on aurait fait subir à de méritantes élites en ayant fait la part trop belle à l’égalité républicaine dans les colonies de la République A. Girault, Principes de colonisation et de législation coloniale, Paris, 1893, rééd. 1927.. En posant la question d’une négrophobie particulière à Vichy, JenningsÉ. Jennings, « Vichy fut-il aussi antinoir ? ». touche également à la complexité des sphères de décision. Reprenant l’historiographie du sujet aux Antilles et en Afrique subsaharienne, il s’interroge sur les discriminations contre les noirs aux abords de la ligne de démarcation ou la mise à l’écart de Lémery, secrétaire d’État aux colonies de Pétain. Pour le premier, il fait trop confiance à la source Monnerville (1975) qui s’attribue volontiers les démarches de Lémery et Candace auprès de PétainActualisation (18 pages sur 120) sur cette seule affaire à partir des papiers du cabinet civil de Pétain dans D. Chathuant, « Gratien Candace : une figure de la vie politique française. 2ème partie : un vestige de la Troisième République (1940-1953 », Bulletin de la société d’histoire de la Guadeloupe, avril 2008, n°149, p. 61-77, éclairage à compléter avec les remarques de [Tal Bruttmann, Au bureau des affaires juives, l’administration française et l’application de la législation antisémite (1940-1944), La Découverte, 2006.->http://clio-cr.clionautes.org/spip.php?article1129&var_mode=calcul]. Sa source la plus intéressante est sans doute Lamine Gueye (1966). S’agissant de l’éviction de Lémery, l’analyse de Jennings est beaucoup plus juste que celle récemment avancée dans La France noire. En rapprochant l’abrogation des décrets Marchandeau du maintien effectif d’une petite possibilité de naturalisation pour les indigènes, il souligne l’hétérogénéité et l’ambiguïté des attitudes.

Contre l’Anti-France aux colonies

C’est sans surprise qu’on prend connaissance de la répression contre les francs-maçonsJulien Fouquet, « La répression antimaçonnique dans les colonies ». mais en regrettant l’absence d’un réel questionnement sur la corrélation locale entre structures maçonniques autochtones déjà constituées et réseaux de la France libre. Le passage du gouverneur Éboué en Martinique et Guadeloupe en 1934-1938 me semble par ailleurs établir un lien dont la mémoire pèse sur les choix des opposants. Un tel effet « Front populaire » existe d’ailleurs en IndochinePierre Brocheux, « Le mouvement indépendantiste vietnamien pendant la seconde guerre mondiale (1939-1945) »..
A côté du sort des sépharades pour qui le décret Crémieux est abrogé avant les lois antisémites de Vichy, l’étude de l’antisémitisme pose la question des juifs indigènes des protectorats, des juifs de nationalité italienne ou espagnole, prétextes pour Rome et Madrid qui cherchent l’interférence, enfin des juifs en tant que citoyens français blancs exerçant une domination sur des indigènes noirs. Conceptions raciale et confessionnelle de la judéité coexistent dans la définition de Vichy. S’il en était besoin, l’étudeColette Zytnicki, « La politique antisémite du régime de Vichy dans les colonies ». met en évidence l’ambiguïté statutaire des protectorats. Le rôle modérateur, souvent attribué aux deux dynastes, est relativisé. En Algérie, la mémoire d’un Vichy moins rigoureux se heurte au zèle antisémite du recteur-historien Georges Hardy. Les 140 juifs d’Indochine ou les 36 de Martinique sont poursuivis sans qu’il y ait besoin d’Allemands. Il existe cependant une volonté administrative d’éviter des heurts en attisant des tensions entre les composantes des sociétés coloniales. La dimension répressive s’incarne aussi dans l’établissement de camps en Afrique du Nord pour tous les réprouvés du régimeChristine Lévisse-Touzé, « Les camps d’internement d’Afrique du Nord. Politiques répressives et populations »..

Au delà d’Humphrey Bogart : les gens du pays

A l’instar du film Casablanca, l’historiographie du Vichy colonial a souvent relégué les populations indigènes à un rôle de figuration. Elles sont ici abordées avec leurs élites. On aurait pu relativiser la notion d’une « allégeance à Vichy »Ruth Ginio, « Les élites européennes et coloniales face au nouveau régime en AOF ». pour ce qui, en juin-juillet 1940, apparaît à beaucoup comme la simple continuité de l’autorité de l’État. Bien des parcours administratifs sont d’ailleurs ambigus. Dans le cas tunisienSerge La Barbera, « L’Église d’Afrique face au nouveau régime. L’attitude de Mgr Gounot, archevêque de Carthage et primat d’Afrique. Une ambivalence coloniale »., où existe un enjeu franco-italien, l’analyse lexicale de l’antisémitisme ne manque pas d’intérêt même si, à trop souligner l’antisémitisme d’une Église antérieure à Vatican II, on en oublie qu’il va de soi pour beaucoup de catholiques et que ce qui campe aujourd’hui à la marge était alors une norme de la catéchèse souffrant quelques exceptions. Mais à Tunis comme à Dakar, Église et colons n’ont pas la même importance qu’en Algérie. Il est par ailleurs dommage de souligner la proximité en Martinique de Mgr Varin de la Brunelière avec l’amiral Robert sans intégrer le fait que cet évêque doit de toute façon son siège à une demande de l’administration de VichyLaurent Jalabert, « Les Antilles de l’amiral Robert ».
L’histoire de la population de l’IndochinePierre Brocheux, op. cit. montre ici que l’indépendance du Vietnam en 1945 n’est pas le soulèvement national rapporté par l’historiographie officielle vietnamienne. La propagande enseigne aux élites africaines qu’elles peuvent restituer des récits africains mais sans la créativité qui leur permettrait de produire des récits en langue française. Malgré cela, le discours pétainiste exerce une réelle séduction. Des marabouts notent sa conformité avec les valeurs de l’islam et exaltent le travail aux champs.

PG abandonnés ou maintenus loin de l’empire

Éloignés de l’espace impérial, les prisonniers de guerre coloniaux sont victimes des violences perpétrées par les armées allemandes (auxquelles Senghor échappe de justesse) au nom d’une mémoire largement tronquée par la propagandeMartin Thomas, « Le gouvernement de Vichy et les prisonniers de guerre français (1940-1944)».. Les frontstalags en sauvent peut-être plus d’un du massacre ou des « expériences médicales » nazies. Le peu d’empressement de Vichy à libérer ses sujets français noirs s’explique par la peur de les voir rejoindre les FFL outre-mer. Les Nord-Africains sont favorisés au détriment des Africains noirs, situation à l’origine de tensions entre prisonniers coloniaux. La question est sans doute de savoir en quoi le racisme de Vichy différerait des préjugés habituels du système colonial. Par ailleurs, en vertu de la règle bien connue selon laquelle tout mauvais traitement des prisonniers pèse sur ceux de son propre camp, Vichy n’a pas vis-à-vis de l’Allemagne la force de persuasion qu’États-Unis et Royaume-Uni opposent aux risques de représailles.

Libération et constructions mémorielles

Ce n’est pas seulement dans la partie ad hoc mais dans le corps de l’ouvrageL. Jalabert, op. cit.  ; P. Brocheux, op. cit. ; S. La Barbera, op. cit., qu’apparaissent les questions mémorielles. Contrairement à ce qui y est avancé, l’idée d’une époque identifiée comme étant celle de l’amiral Robert (cr. : an tan Wobé) n’est en rien omniprésente aux Antilles. Limitée à la seule Martinique, elle est absente de Guadeloupe où la mémoire populaire ne se réfère qu’au temps du gouverneur Sorin. Les proconsuls, une fois passé le temps des procès, se chargent de construire eux-mêmes les premiers récits« Jacques Cantier, « Les horizons de l’après-Vichy. De la  »libération » de l’empire aux enjeux de mémoire ».… On est saisi par la rapidité du cycle « adhésion à Vichy – désaffection – reconstruction mémorielle » de l’Église tunisienneS. La Barbera, op. cit.. Le cas d’étude malgache clôt l’ouvrage avec les ambiguïtés de la notion de libération en milieu colonialClaude Bavoux, « La libération à Madagascar entre 1942 et 1945. Les méprises de l’inconstance politique »..
On ne peut pas souscrire à ce qui sous-tend la notion d’occupation de la Martinique ou de la Guadeloupe réapparue ici avec les « contingents de marins » de l’amiral RobertJ. Cantier, op. cit.. On aurait dû faire un sort à cette légende urbaine : des vaisseaux comme le croiseur Jeanne d’Arc, symbole de répression vichyste en Guadeloupe, mouillaient régulièrement à quai dans les ports de Pointe-à-Pitre ou Fort-de-France dans les années 1930 sans que cela fût ressenti comme l’état d’occupation dénoncé après 1943. Il est en revanche juste de revenir sur la construction, dans les années 1950, du mythe d’une décolonisation qui aurait été annoncée dans le discours de Brazzaville de 1944.

Un ouvrage indispensable aux chercheurs et aux candidats aux concours

Cet ouvrage n’avait certes pas en 2004, la prétention de faire école. Il fait néanmoins partie des titres à connaître. Les candidats aux concours en tireront données et exemples et y puiseront une partie de la bibliographie d’un oral. Il est cependant embarrassant dans un ouvrage a priori sérieux de lire «  capitulation » en lieu et place du terme « armistice », alors même qu’il s’agit d’un des enjeux de la summa divisio Vichy/France libreP. B., op. cit., p. 270.. De même recense-t-on à deux reprises l’emploi du terme « Assemblée nationale » pour « Chambre des députés »R. G., op. cit., p. 245. L’AN est la session extraordinaire du parlement réunie en 1870-1875 et en juillet 1940. La confusion est sensible puisque régulièrement utilisée aujourd’hui par certains groupes pour avancer l’idée qu’une « Assemblée nationale de Front populaire (sic) » aurait voté les pleins pouvoirs alors que la Chambre des députés de Front populaire ne se confond pas avec ceux des députés et sénateurs présents à l’Assemblée nationale du 10 juillet 1940.. Une coquille avance de quatre ans les accords du LatranS. L. B., op. cit., p. 288.. Un passage commentant l’historiographie reprend à propos d’un ouvrage daté de 1991L. J., op. cit., p. 66. un titre erroné, non par erreur mais par faute : la reprise sans vérification d’une erreur de titre commise par un autre auteur qui citait le même ouvrage dans une publication de 2001 (et qui avait de toute évidence mal référencé mais effectivement consulté l’ouvrage cité)… Au delà de ce qui ne saurait engager les deux co-directeurs et les autres co-auteurs (il fallait vraiment connaître le titre pour s’en apercevoir), le co-auteur concerné pourfend pertinemment d’autres mythes comme celui d’un parallélisme total gens de couleur/gaullistes vs békés/blancs-pays/vichystes pour une situation qui s’apparente davantage à un modèle classique de sous-représentation/sur-représentation. Il s’intéresse pertinemment aux usages du terme « dissidence ».

S’il y a juxtaposition et compilation de sujets plutôt qu’interaction et synthèse, ce livre reste après 8 ans, un ouvrage à connaître et dont la réédition est utile. Il présente certes des thèmes dont certains ont été depuis actualisés, notamment en ce qui concerne les prisonniers coloniauxCf. Armelle Mabon, Prisonniers de guerre « indigènes ». Visages oubliés de la France occupée, La Découverte, 2010. Lire la chronique sur [histoire@politique->http://www.histoire-politique.fr/index.php?numero=1&rub=comptes-rendus&item=262], mais sa lecture nous ramène finalement à l’oxymore de la République coloniale. La doctrine inégalitaire et différentialiste de Vichy se révèle en définitive plus conforme à la réalité quotidienne du système, même si elle favorise elle-même bien involontairement des forces centrifuges. Au delà des espaces coloniaux, il ajoute une nouvelle strate au paradigme paxtonien en démontrant une fois de plus que Vichy n’a pas besoin du Reich pour s’en prendre à la République, aux juifs ou aux franc-maçons.

Dominique Chathuant © Clionautes