Entre 1954 et 1962, la France des Trente Glorieuses est touchée par la guerre d’Algérie, un des conflits dont les mémoires restent aujourd’hui encore très vives. « Guerre d’indépendance ou de libération » pour les uns, « évènements » ou encore « opérations de maintien de l’ordre » pour les autres, raconter la guerre d’Algérie en bande dessinée paraissait donc un pari ambitieux


©Benjamin Stora et Sébastien Vassant, auteurs de d’« Histoire dessinée de la guerre d’Algérie », aux éditions du Seuil. DR : Le Monde (2016).

 

   En 192 pages, sous la conduite d’un des plus grands historiens spécialistes du sujet (Benjamin StoraNé à Constantine, en Algérie, en 1950, Benjamin Stora est un historien français, professeur à l’université Paris-XIII et inspecteur général de l’Éducation nationale de septembre 2013 à juin 2018. Ses recherches portent sur l’histoire de l’Algérie et notamment la guerre d’Algérie et plus largement sur l’histoire du Maghreb contemporain, ainsi que sur l’empire colonial français et l’immigration en France. Il est notamment l’auteur d’une trentaine de livres et de nombreux documentaires qui font référence. Enfin, il préside le conseil d’orientation du musée national de l’Histoire de l’immigration depuis août 2014. Son combat de toujours a été de faire toute sa place à la diversité des mémoires du conflit, des deux côtés de la Méditerranée. pour le scénario) et d’un dessinateur de talent (Sébastien VassantNé en 1980, Sébastien Vassant est dessinateur et scénariste de bande dessinée, et passionné d’histoire. Il est notamment l’auteur de Frères d’ombre (Futuropolis, 2013), de Juger Pétain (Glénat, 2015), de Politique qualité (Futuropolis, 2016) et plus récemment de Mai 68 : La Veille du Grand Soir (Seuil-Delcourt, 2018), recensé par Frédéric Stévenot sur le site de la Cliothèque. Son travail s’est appuyé sur de nombreux documents d’archives : photographies, journaux d’époque, témoignages écrits et filmés.), ce dernier a été réussi avec brioEn 2017, Histoire dessinée de la guerre d’Algérie a reçu le Prix BD-France Culture du livre politique. !

    L’ouvrage débute par l’insurrection qui a lieu dans la nuit du 1er novembre 1954, date qualifiée de « Toussaint rouge ». Trente attentats sont ainsi commis sur le sol algérien contre des bâtiments symboles de la présence coloniale française (postes de police, casernes, usines ou grandes propriétés) et font sept morts principalement des militaires et des représentants de l’État ou de l’autorité française en Algérie. C’est le début d’une guerre restée longtemps « sans nom » qui va durer sept ans : sept années pour venir à bout de presque 150 ans de colonisation française en Algérie !

    Les auteurs ont voulu offrir à un public large, de « non-initiés » les principaux moments-clés du conflit éclairés en quelques pages (« massacre de Melouza », « bataille d’Alger » ou encore l’ «  affaire de la station de métro Charonne »L’affaire de la station de métro Charonne est un cas de violence et de répression policière brutale qui a eu lieu le 8 février 1962, dans la station de métro Charonne à Paris, à l’encontre de personnes manifestant contre l’Organisation armée secrète (OAS) et la guerre d’Algérie (p. 154-156).…) et divisent leur propos en 5 chapitres chronologiques permettant de comprendre les différentes phases de la guerre et les principaux acteurs en présence : « La drôle de guerre (novembre 1954 – août 1955) », « la guerre ouverte (août 1955 – janvier 1957) », « La guerre cruelle (janvier 1957 – mai 1958) », « Vers la guerre civile ? (mai 1958 – décembre 1960) et « Les guerres sans fin (décembre 1960 – été 1962).

    En intégrant les acquis des recherches les plus récentes, le duo retrace ainsi avec une efficacité redoutable et une neutralité salvatrice, les principaux évènements et la multitude d’acteurs d’un conflit qui a fait des milliers de victimes entre les deux rives de la Méditerranée en tenant compte de la pluralité des mémoires. Les rouages et l’engrenage de violence de ce conflit sont ainsi parfaitement narrés et mis en image, jusqu’aux luttes fratricides entre le FLN (Front de libération nationale dont le bras armé est l’ALN ou « Armée de libération nationale ») et le MNA (Mouvement national algérien) de Messali Hadj qui fera « 4000 morts et 12 000 blessés dans la communauté algérienne sur le sol métropolitain » (p. 114) sans oublier ceux sur le sol algérien. Le récit est entrecoupé de petites fiches très pédagogiques afin d’éclairer certains aspects essentiels de l’Histoire et des mots ou expressions techniques pour le grand public comme « Les pouvoirs spéciaux » (p. 44-45), la SAS (« Section administrative spéciale ») chargée de « pacifier les campagnes » et de la « reconquête des populations musulmanes : par le développement de l’instruction, par l’assistance médicale gratuite, par le soutien au développement économique des zones rurales » (p. 46) ou l’action des paras. On retrouve aussi des notices consacrées à la torture dont l’usage est « connu du gouvernement mais elle reste un mal nécessaire » (p. 88) et révélée par l’ouvrage d’Henri Alleg, La Question paru aux Éditions de Minuit en février 1958Le général Massu avoue l’usage de la torture en Algérie : voir les vidéos 1 et 2., les « porteurs de valises » ou encore l’OASL’OAS (« Organisation de l’armée secrète ») est une organisation politico-militaire créée le 11 février 1961 à Madrid et dont l’objectif est de défendre la présence en Algérie et empêcher les négociations avec le FLN par tous les moyens, jusqu’à des attentats sur le sol métropolitain (p. 144-145). et les accords d’Évian qui mette un terme au conflit (p. 158-160).

     Les auteurs font la part belle aux acteurs et aux témoignages. Le lecteur pourra ainsi comprendre qui sont les Pieds-noirs (les Français originaires d’Algérie et, par extension, les Français d’ascendance européenne installés en Afrique française du Nord jusqu’à l’indépendance [pp. 122-123]), les « Harkis » (entre 100 et 150 000 Algériens musulmans recrutés dans l’armée française tout au long du conflit), etc. Des figures marquantes du nationalisme algérien comme Ferhat Abass, Messali Hadj ou Ahmed Ben Bella se mêlent à celles de militaires et politiques célèbres (par exemple les généraux Massu, Salan, Jouhaud, Challe, le colonel Bigeard, René Coty, Charles de Gaulle et ses principaux actes et discours« Je vous ai compris … à partir d’aujourd’hui, la France considère que, dans l’Algérie, il n’y a qu’une seule catégorie d’habitants : il n’y a que des Français à part entière, avec les mêmes droits et mêmes devoirs. » p. 106-107., etc.) mais également des hommes et des femmes « anonymes » témoins ou victimes de cette tragédie. Les intellectuels ne sont pas oubliés non plus. On retrouve ainsi par exemple l’opposition entre les écrivains Albert Camus, pas prêt à l’indépendance, et Jean-Paul Sartre qui déclare en 1956 : « Le colonialisme est notre honte. Il se moque de nos lois ou les caricature ; il nous infecte de son racisme. Notre rôle, c’est de l’aider à mourir, non seulement en Algérie, mais partout où il existe » (p. 93). On y retrouve même une introspection de Benjamin Stora qui raconte son départ de Constantine pour la région parisienne avec sa famille : « Un camion militaire est venu nous chercher, mes parents, ma sœur et moi, à l’aube, pour nous emmener sur une base aérienne. Avec chacun nos deux valises et notre manteau sur le dos pour gagner de la place dans nos affaires, nous n’avions pris ni jouets ni livres. Juste des habits. » (p. 174).

    Cette bande-dessinée, véritable fresque historique solidement co-construite par Benjama Stora et Sébastien Vassant, mêle faits historiques solidement documentés et éléments fictionnels qui renforcent l’immersion du lecteur dans la complexité de cette Histoire. Tout étudiant et tout candidat aux concours d’enseignement d’Histoire et de Géographie devra se plonger dans sa lecture. Pédagogique et didactique, elle conviendra également aux élèves et trouvera assurément sa place dans tous les CDI. Les enseignants et enseignantes d’Histoire et de Géographie pourront ainsi l’utiliser puisque le sujet revient dans de nombreux aspects des programmes scolaires comme en classe de quatrième dans le thème 2 : «   Conquêtes et sociétés coloniales » ou en classe de troisième pour traiter le chapitre : « Indépendances et construction de nouveaux États ». Les nouveaux programmes des classes de Première générale et Première voie technologique invitent également explicitement à s’intéresser à la guerre d’Algérie. Citoyenne enfin, cette œuvre permettra également au grand public d’entrer dans ces évènements traumatiques, de les saisir et, nous l’espérons, de refermer des blessures qui écornent encore aujourd’hui le vivre ensemble dans la société française.

Pour aller plus loin :

 

Histoire dessinée de la guerre d’Algérie©Seuil 2016
Histoire dessinée de la guerre d’Algérie©Seuil 2016
Histoire dessinée de la guerre d’Algérie©Seuil 2016
Histoire dessinée de la guerre d’Algérie©Seuil 2016
Histoire dessinée de la guerre d’Algérie©Seuil 2016

©Rémi Burlot, pour Les Clionautes

Présentation de l’éditeur. « La guerre d’Algérie fut le grand épisode traumatique de l’histoire de la France des Trente Glorieuses et les blessures ouvertes alors ne sont pas encore refermées, comme en témoignent les polémiques mémorielles récurrentes qu’elle continue de soulever. En 192 pages, Benjamin Stora et Sébastien Vassant retracent en textes et en images les moments-clés de cette guerre longtemps restée « sans nom », avec ses épisodes majeurs et ses acteurs principaux, français comme algériens.

À partir d’archives, de portraits et de témoignages, Benjamin Stora et Sébastien Vassant donnent à voir et à comprendre la guerre d’Algérie comme on ne l’a jamais fait. La bande dessinée restitue cette histoire dans toutes ses dimensions tout en intégrant les acquis de la recherche historique la plus récente, et en faisant place à la diversité des mémoires. »

 

« La guerre est toujours une intimité : deux flots ennemis qui s’affrontent et mêlent leurs vagues… Mais dans le cas de la France et de l’Algérie, une intimité quotidienne a préexisté à la guerre, et a ensuite coexisté avec elle… La plus grande fureur, emmêlée avec la plus grande intimité, tel a été pendant sept ans le destin de tous les habitants de l’Algérie. Quelle que soit leur origine ».

Germaine Tillion, ancienne résistante et ethnologue qui avait créé des centres sociaux pour pallier la détresse des Algériens.