Présente-t-on encore (il l’a fait lui-même dans Franc-tireur, Autobiographie, Hachette, 2007) Eric J. Hobsbawm, ce grand historien britannique et marxiste, célèbre pour ses travaux sur le banditisme et le nationalisme, comme pour sa grande fresque, en plusieurs volumes, des XIXe et XXe siècles (de L’Ère des révolutions : 1789-1848, Fayard, 1970 à L’Âge des extrêmes : le court XXe siècle 1914-1991, Le Monde diplomatique-Éditions Complexe, 1999 et Les Enjeux du XXIe siècle, Éditions Complexe, 2004) et aussi connu pour ses engagements politiques, au PC britannique, dans la modernisation du Labour Party, contre l’administration Bush ces dernières années ?

Son dernier ouvrage, L’Empire, la démocratie, le terrorisme. Réflexions sur le XXIe siècle, qui entend compléter et actualiser ses ouvrages précédents, est en réalité un recueil d’articles rédigés, entre le début des années 1990 et 2006, pour des colloques, des conférences, des revues ou journaux (ainsi que la révision d’une préface). E.J. Hobsbawm se donne comme fil conducteur la question suivante : « Quel regard rétrospectif porter sur cet « âge des extrêmes » et qu’attendre de la nouvelle ère qui naîtra de l’ancienne ? », en replaçant l’histoire immédiate « dans un contexte plus large et une perspective plus longue » (p. 9). Dix thèmes sont abordés : Guerre et paix au XXe siècle / Guerre, paix et hégémonie au début du XXIe siècle / Pourquoi l’hégémonie américaine diffère-t-elle de l’Empire britannique ? / Sur la fin des empires / Nations et nationalisme dans le nouveau siècle / Les perspectives de la démocratie / Exporter la démocratie / Terrorisme / L’ordre public à une époque de violence / Où va l’Empire américain ?

Quelques grandes idées se dégagent de cet ensemble.

1) La mondialisation (le libre marché mondial), qui a une ampleur réelle modeste mais des retombées politiques et culturelles disproportionnées (par exemple l’immigration est devenue un problème politique majeur dans les pays développés, alors qu’elle ne concerne que 3% des humains), est une source potentielle de tensions nationales et internationales, en aggravant les inégalités économiques et en frappant le plus ceux qui en profitent le moins (les salariés dans les vieux pays développés, soumis à la concurrence des bas salaires). Mais Hobsbawm ne traite que très peu de la mondialisation comme processus économique, il l’aborde plus comme le cadre général du monde d’après la guerre froide, s’intéressant plutôt à ses conséquences politiques et sociales.

2) L’État territorial indépendant reste le cadre politique majeur. Or ce modèle, qui a connu son apogée dans les années 60-70, s’affaiblit, à cause de la montée de l’individualisme, de l’essor des mass media, et parce que la mondialisation, qui rapproche les peuples et les sociétés, transforme rapidement les citoyens des démocraties en consommateurs apolitiques et fait naître d’autres acteurs (FMN, opérateurs privés par exemple), qui reprennent des prérogatives traditionnelles des États comme les services postaux, la police ou l’armée. Les États sont de moins en moins puissants, même s’ils restent pour beaucoup d’acteurs, y compris économiques, le cadre de référence en cas de difficultés, et de moins en moins légitimes (cf. l’essor des technologies de surveillance, le recul selon Hobsbawm du respect de la loi et de l’ordre ou de la volonté de se battre et mourir pour son pays). Cet affaiblissement conduit l’auteur à prophétiser la fin des conflits interétatiques, les sources de conflits se situant à l’intérieur des États. Il souligne que la frontière entre conflits inter et intra-étatiques est devenue aussi fine qu’entre guerre et paix, et que même des États puissants et en paix connaissent des situations conflictuelles (il prend comme exemple l’IRA, l’ETA ou le 11 septembre et ses suites), contrairement à ce qui se passait du temps de la guerre froide.

3) L’hégémonie impériale des États-Unis est doublement condamnée par l’auteur, par le biais d’une comparaison avec l’Empire britannique et par la dénonciation de la politique étrangère de l’administration Bush, tantôt attribuée à des « cowboys » fous et mégalomaniaques, tantôt à une alliance entre les régions côtières progressistes et le cœur conservateur du pays. E.J. Hobsbawm, qui considère que l’âge des empires est terminé, reproche à l’administration Bush d’avoir, contrairement aux administrations soucieuses de masquer la suprématie réelle des EUA par le soft power et un certain « tact » diplomatique, voulu imposer un nouvel empire mondial par la force de la seule puissance militaire, envahissant des pays pour y installer des gouvernements favorables et surestimant la menace terroriste pour légitimer cette politique. L’Empire britannique, une fois établi, conscient des limites de sa puissance militaire, exerça une hégémonie économique et culturelle tout en se tenant à l’écart de la politique européenne et en cherchant à maintenir le reste du monde suffisamment stable. Il avait su se transformer d’atelier du monde en banquier et négociant, ce que les Etats-Unis endettés n’ont pas su faire.

4) Le terrorisme (évoqué à partir de l’exemple du Sri Lanka, puis retracé dans son histoire depuis les années 1960) est une réelle menace mais aussi un phénomène qui n’est pas nouveau, bien qu’il s’internationalise et n’hésite plus à tuer des innocents. E.J. Hobsbawm le relie à la mondialisation qui accroît les inégalités et la violence sociale, et à la montée de la violence en général, relevant d’un processus de « barbarisation » (au sens de recul ou d’effacement des normes, rites, interdits, lois qui encadraient la violence) depuis 1914. Il distingue une violence rhétorique (présente dans les discours, la vie quotidienne, ce que montre les mass media, les convictions idéologiques de défendre une juste cause par tous les moyens nécessaires) qui précède toujours la violence réelle. Pour Hobsbawm, la mondialisation de la « guerre contre le terrorisme » et les interventions américaines à l’étranger ont aggravé la situation. Mais il considère que le terrorisme reste cependant (tant qu’il n’a pas d’armes nucléaires) une nuisance mineure pour les États stables d’occident et d’Asie, n’affectant ni leurs structures internes ni leur puissance et servant surtout à justifier, là est la vraie menace, le climat de peur et de contrôle entretenu par les gouvernements occidentaux et les agressions de l’Empire américain.

5) E.J. Hobsbawm développe enfin une critique de la démocratie libérale, menacée par le recul de la participation électorale et le relâchement des liens entre citoyens et autorité publique, le rôle croissant des medias sur les opinions publiques et les gouvernements, l’affaiblissement de l’État-nation et de sa légitimité, l’apparition, dans un monde global de forces puissantes (économiques par exemple) mais incontrôlables par les États, et le recul de l’État-providence (« la souveraineté du marché n’est pas un complément à la démocratie libérale, mais bien une alternative à toute forme d’organisation politique », p. 109). Prendre en compte la volonté du peuple rend la gouvernance plus difficile, la solution la plus simple étant de contourner l’électorat, les assemblées, les organes représentatifs. Pour Hobsbawm, les mécanismes politiques de la démocratie libérale continueront à fonctionner, mais, confinés dans les limites des États-nations, sont inadaptés au monde globalisé du XXIe siècle. En outre, l’idée, liée à « l’impérialisme des droits de l’Homme », de créer un ordre mondial en « exportant la démocratie » est « chimérique » et « dangereuse », comme l’ont montré les exemples de l’Irak et de l’Afghanistan, mais aussi de Guantanamo. La démocratie n’est pas exportable comme n’importe quel produit, et ne protège pas de la barbarie, de l’usage de la violence et de la torture.

Au final, E.J. Hobsbawm développe une vision pessimiste de l’avenir, tout en avouant que « nous ne savons pas où nous allons ». Il semble regretter l’ordre de la guerre froide, dont les institutions et la rhétorique sont restées en place alors que le monde a changé. On le suivra sur bon nombre d’analyses, moins sur celle de l’Empire américain très marquée par l’opposition à l’administration Bush et qui semble considérer que les politiques menées sont immuables, au moins à moyen terme (les textes ont été écrits avant l’élection d’Obama). Certaines thèses peuvent sembler discutables, par exemple sur l’essor de la violence, d’autres moins originales (sur la démocratie). Puisqu’il s’agit d’un recueil, le lecteur a souvent, c’est la limite du genre, l’impression de déjà lu, de répétition, voire de légère contradiction. Néanmoins certains textes seront précieux pour les enseignants, particulièrement la comparaison entre l’Empire britannique et l’Empire américain, l’exposé sur le terrorisme, les réflexions sur l’affaiblissement de l’État-nation territorial.

On trouvera, sur le site de l’éditeur
http://www.andreversailleediteur.com/?livreid=727
un gros dossier de presse (la lecture de L’Âge des extrêmes par Enzo Traverso est passionnante) et surtout d’intéressants entretiens-vidéos avec E.J. Hobsbawm, qui permettent d’approfondir la lecture, et qui pourront être utilisés avec profit en classe, en Histoire comme en ECJS.

Laurent Gayme © Clionautes