Cette histoire familiale de la Shoah a été rédigée par Françoise Milewski, une économiste de l’OFCE, le centre de recherche en économie de sciences Po. Il a la particularité d’être relié à un site web qui rassemble les documents réunis dans cette enquête.
http://www.unlivredusouvenir.fr/
Ce site a une double vocation : il se veut d’une part un important complément iconographique et intellectuel pour les lecteurs du livre de Françoise Milewski qui veulent en savoir plus, à la fois sur la vie et les parcours des Milewski et des Ryfman, et sur le contexte historique dans lequel ces vies se sont déroulées. D’autre part, il constitue un guide pratique et une introduction incontournables pour toute personne qui souhaite entreprendre des recherches de cet ordre.

Le fil conducteur de cet ouvrage est l’histoire familiale de cet auteur, qui n’a pas connu les événements de cette période. On peut lire ce livre comme le journal d’une enquête, et donc comme un livre d’histoire sur les shtetlekh, ces bourgades de Pologne où vivaient les juifs d’Europe centrale. Isaac Bashevis Singer (Né en 1904 et émigré aux Etats-Unis en 1935) en a retracé l’histoire dans plusieurs de ces ouvrages.

Françoise Milewski, à la suite de la demande d’un instituteur d’un de ses enfants s’est engagée dans cette quête. Les archives polonaises de ces shtetlekh sont largement dispersées, souvent écrites en Russe puisque une partie de la Pologne d’avant la première guerre mondiale était sous la domination de l’Empire des Tsars tandis que les deux autres parties étaient sous domination autrichienne ou allemande depuis le partage de la Pologne réalisé à la fin du XVIIIe siècle.

L’enquête

On parcourt donc les archives municipales de ces villages, et l’on se heurte parfois avec l’auteur aux réticences d’employés municipaux souvent peu coopératifs. La première question posée, «c’est pour l’état civil juif ou catholique que vous venez ?», en dit lont sur la perception de cette histoire par des pans entiers de la société polonaise post-communiste.

On s’attachera dans cette présentation à évoquer le troisième chapitre de cet histoire passionnante consacrée au shtetl, shtetlekh au pluriel.. Dans ces bourgades de la Pologne russe, les juifs deviennent majoritaires parfois, du fait de l’impact de la révolution industrielle qui, en ruinant les activités artisanales, a conduit ces populations à se regrouper sur des bases communautaires. A la fin du XIXe siècle, une législation clairement antisémite, interdisant aux juifs de posséder la terre, les a conduit à se rapprocher des bourgs, près des grandes villes.
Le shtetl, est marqué par les règles de la vie religieuse, avec le hassidisme dominant. Ce mouvement fondé au siècle précédent par le Rabbin Ben Eliézer est centré sur une relation directe avec Dieu. Il peut être considéré comme la représentation d’un judaïsme populaire.
Ce judaïsme d’Europe centrale a été traversé par de nombreux débats. Au hassidisme, traduisant un repli communautaire, s’est opposé la Haskala, un mouvement ouvert, issu du mouvement des Lumières et favorable à une sécularisation de la société juive.
La première guerre mondiale à ses débuts a constitué un temps fort de l’antisémistisme d’État. Par contre l’occupation allemande de la Pologne après la défaite russe de Tannenberg en 1915 a largement contribué à rétablir pour un temps, les droits de la communauté, remis en causes systématiquement depuis la fin du XIXe siècle.
Dans ce chapitre, le lecteur trouvera une bonne synthèse de l’histoire des partages successifs de la Pologne entre ses différents maitres.

la société du shtetl

Après le traité de Riga en 1921 entre le nouvel état polonais et la russie soviétique, les zones de résidence juive de l’ex-empire des Tsars, se trouvent en Pologne. Les juifs représentent 10 % des 27 millions d’habitants alors que les ukrainiens sont 17 %.
Cet état polonais a eu lui aussi une politique de discrimination à l’encontre de la communauté juive même si, dans le Traité de Versailles une annexe a été intégrée pour la protection des minorités. La crise économique des années trente a favorisé de nouvelles discriminations et largement encouragé les tensions. Cela avait été le cas, avec les pogroms dans la Pologne Russe d’avant 1914.
Cette communauté russe d’Europe centrale s’est dotée d’un parti politique, laïc et révolutionnaire, dès 1897, le Bund, tandis que le mouvement sioniste s’est structuré un an avant, avec la publication de l’état des juifs, par Théodor Herzl, en 1896.

D’après Françoise Milewski, la Pologne connait une radicalisation sociale importante pendant les années trente. Les juifs en sont partie prenante mais en sont aussi les victimes. Les vagues d’émigration de la famille de l’auteur et de bien d’autres en sont une des conséquences.

Le destin de ces Milewsli et Ryfman est donc étudié minutieusement à partir des enquêtes de l’auteur sur les archives de l’état civil polonais. En se rendant sur place, elle essaie aussi de retrouver des traces matérielles, des lieux où ses ancêtres vivaient et où parfois ils reposent dans ces cimetières juifs qui ont été souvent oubliés par les autorités de la période communiste mais aussi post-communiste.

La famille de l’auteur du côté paternel a connu un destin étonnant. Benjamin Milewski et son épouse Frymeta ont eu six enfants. Ils se retrouvent, au gré des vicissitudes de l’histoire et des émigrations ratées ou réussies, des guerres et des déportations, des centres de regroupement et des ghettos, en Amérique et en Palestine au début du XXe siècle. La guerre en amène certains jusqu’à l’Oural et au nord du cercle polaire en Mer Blanche. Un seul parmi eu, Motel, a survécu, paradoxalement en Pologne même pendant toute la guerre, puis en Allemagne dans un camp de travail, avant de se retrouver après guerre en Italie dans un camp de personnes déplacées.
Du côté de sa famille maternelle, les Ryfman, l’extermination a fait son œuvre. L’arbre généalogique situé en annexe et sur le site montre de nombreux membres de cette famille morts en 1942. Créé en 1940, le ghetto de Falenica-Miedesczyn a été liquidé le 20 août 1942. 6000 personnes ont disparu dont 1500 avant la décision d’extermination.

Ce sont donc des témoignages reconstitués qui comportent bien des zones d’ombre que nous livre l’auteur. On y découvrira avec beaucoup d’intérêt des trajectoires décrites très précisément de ces membres de sa familles qui ont eu à subir l’aryanisation de leurs commerces sous la France de Vichy ainsi que leur difficile retour après la guerre alors qu’ils avaient été en partie spoliés.
Ce ‘est certes pas une histoire de la shoah, mais bien un livre d’histoire qui s’inscrit dans cette tradition des livres du souvenir qui permettent de conserver la mémoire de ces familles et de la société dont elles étaient issues. L’expression de «devoir de mémoire» trop utilisée a été en partie galvaudée et pourtant, elle est parfaitement adaptée à cette œuvre. Elle répondait à une demande, celle du fils de l’auteur. Françoise Milewski a su en faire un témoignage multiple, plaisant à lire et soucieux d’inscrire les parcours individuels dans leur contexte. À cet égard, cet ouvrage pourra très largement figurer dans toute bibliothèque publique ou médiathèque, soucieuse de conserver des témoignages pour l’édification des générations futures. Avec la disparition des derniers témoins de cette période, cela n’est évidemment pas inutile. Et puis, le souvenir des anciens, n’est-il pas, comme les récits des griots africains, une bibliothèque vivante mais fragile et périssable ?

Bruno Modica © Clionautes