Marc Bergère est maître de conférences en histoire contemporaine à l’université de Rennes 2. Il a réalisé sa thèse sous la direction de Jacqueline Sainclivier, sur l’épuration en Maine-et-Loire et est devenu un spécialiste de l’histoire de l’épuration en France, sujet auquel il a consacré depuis plusieurs ouvrages et de nombreux articles. Dans ce petit ouvrage néanmoins  riche de plus de 120 références bibliographiques, Marc Bergère nous propose une remarquable synthèse des acquis d’une historiographie très largement et profondément renouvelée depuis bientôt 30 ans et qu’il maîtrise parfaitement. L’ouvrage comprend sept chapitres qui s’enchaînent de façon cohérente : les violences populaires (épuration extrajudiciaire ou « sauvage) ; les fondements juridiques de l’épuration légale ; une « épuration de compromis » ; un phénomène social d’ampleur ; sortir de l’épuration ; fuir l’épuration ; la mémoire de l’épuration.

Les  violences libératrices

Marc Bergère estime qu’il « est raisonnable d’admettre » qu’il ne sera jamais possible d’établir un bilan très précis des exécutions dites « sommaires », mais il reprend à son compte l’ordre de grandeur de 9000 exécutions, dont les trois quarts avant la mise en place effective de l’épuration légale, « communément admis par les historiens ». Il serait peut-être  utile de reprendre cette étude. Ce chiffre de 9 000 à 10 0000 résulte d’une enquête des correspondants départementaux du Comité d’histoire de la Seconde Guerre mondiale dans les années 1970. Pour y avoir participé, l’auteur de ce compte-rendu sait que dans plusieurs départements les travaux de recherches menés ultérieurement ont amené des historiens à revoir les chiffres à la hausse. Il semble qu’un interdit pèse sur toute reprise des éléments de cette enquête.

Les exécutions s’accompagnent de violences non homicides, tontes, lynchages, agressions, pillages, saccages, assez générales et diffuses sur tout le territoire. Elles se sont déroulées en trois temps principaux : l’élimination de collaborateurs parfois bien avant la Libération, entre le débarquement et la Libération effective, donc de juin à août 1944 (les deux tiers des tontes et des exécutions), après la Libération, et parfois bien après, en particulier quand revinrent les déportés, prisonniers et requis. Les violences ne sont pas spontanées mais organisées, coordonnées ou même planifiées par des autorités de droit ou de fait : FFI, voire police et gendarmerie. Souvent une procédure sommaire sert de parodie de justice. Ces violences interviennent dans l’espace public, souvent dans des lieux de pouvoir, en présence de représentants de l’autorité. Beaucoup estiment que même si ces violences sont illégales, elles sont légitimes, et les victimes se voient dénier le statut de victimes.

Les victimes n’ont pas toujours commis de véritables actes de collaboration : « la dénonciation du plaisir sous toutes ses formes (alimentaire, festif, sexuel), surtout lorsqu’il est partagé avec les Allemands, est assimilé à un manque de solidarité à l’égard d’une communauté unie dans la souffrance (…) L’épuration est souvent convoquée pour sanctionner des dérèglements moraux ou sociaux (…) L’épuration n’est parfois qu’une occasion supplémentaire pour débarrasser la communauté d’éléments indésirables »

L’épuration légale

De Gaulle estime que l’épuration ne peut s’accomplir que par le haut, répondant à une double fonction de régulation et de légitimation. Les commissaires de la République, investis de pouvoirs exceptionnels en matière de police, de justice et d’affaires économiques, sont durant les premiers mois de la Libération les agents majeurs du retour de l’Etat en province. Progressivement le pouvoir central reprend l’initiative, définit le cadre normatif, et met en place les cours de justice et les chambres civiques, ainsi que la Haute Cour de Justice. L’auteur souligne l’ampleur de la pratique de l’internement administratif, qui isole des individus potentiellement dangereux, mais en protège aussi beaucoup des violences populaires. Il montre le caractère nouveau de l’incrimination d’ « indignité nationale ». A ces trois juridictions  spéciales, s’ajoutent les tribunaux militaires réguliers qui siègent souvent en cours martiales dans un premier temps. Moins connues mais défrichées par l’historiographie, sont ensuite évoquées les épurations professionnelle, économique, celle des élus, ainsi que l épuration des milieux culturels, sportifs, associatifs, cléricaux.

« Une épuration de compromis »

« La volonté d’épurer se heurte très vite à la part de stabilité politique et sociale que le nouveau pouvoir entend maintenir pour restaurer l’ordre et l’autorité de l’Etat ». L’épuration se fait parfois « en interne » afin de préserver l’unité du groupe : avocats, gendarmerie, syndicats. « La question de la capacité à remplacer les élites ou les cadres interfère aussi dans le processus. » Les policiers, les gendarmes, les préfets, les magistrats sont prioritairement inquiétés pour des actes commis dans l’exercice de leur profession. A contrario, des administrations plus techniques qui offraient moins de risques de compromission quotidienne, on été moins exposées à l’épuration. Il faudrait encore appréhender les formes « déguisées » d’épuration : mutations, déplacements, rétrogradations furent durement ressenties.

Un phénomène social d’ampleur

Contrairement a de solides idées reçues, un acquis majeur de l’historiographie est que l’épuration a été « un phénomène social massif » ; elle a « visé large et a su toucher haut », tout en étant particulièrement répressive à l’égard des femmes. 350 000 personnes ont été sous le coup d’une action en justice, 130 000 ont été jugées dont les ¾ condamnées ; 1500 peines capitales ont été exécutées, 40 000 personnes emprisonnées, 95 000 condamnées à la « dégradation nationale ». L’épuration touche l’ensemble de la société, même si les sanctions sont plus inégalitaires. L’épuration administrative a été importante : ministères, corps préfectoral, gendarmerie, magistrature, parlementaires : « aucun groupe au sein de la société française n’a pu se sentir à l’abri de la menace ». Enfin « tous les travaux récents convergent pour contester cette idée de non-épuration économique », les patrons n’ont pas été à l’abri, le processus de confiscation des profits illicites a été massif et les confiscations ont porté sur des sommes considérables. Mais il est vrai que le recouvrement fut inégal et inachevé. Les femmes ont d’abord subi la violence populaire et sexuée dont les tontes (estimées à 20 000) « constituent l’exutoire paroxystique sur tout le territoire ». L’épuration légale ne les épargne pas, le taux de comparution féminin étant supérieur à celui du temps de paix. Elles furent jugées par des hommes et, « contrairement à une légende tenace », elles n’ont pas échappé systématiquement à la peine capitale.

Sortir de l’épuration

Le paradoxe  est le suivant : l’épuration est beaucoup plus durable qu’on ne le croit souvent, mais les mesures visant à la limiter sont très précoces. On est surpris d’apprendre combien l’épuration s’est étalée dans le temps. Les derniers fusillés de l’épuration, trois membres de la Gestapo de la rue de la Pompe, ne le furent que le 22 mai 1954. On juge encore des affaires d’épuration dans les années 1950 et 1960 ; 120 dossiers sont encore traités entre 1963 et 1977. Il y eut encore des condamnations à mort après 1960, pour des individus que de Gaulle gracia. Par contre dès 1944 on voit certains plaider pour le pardon, et on observe la clémence du pouvoir exécutif : 70% des condamnés à mort (hors contumace) sont graciés par de Gaulle et ses successeurs. Mais bien sûr ce sont les lois d’amnistie de 1951 et plus encore de 1953 qui reviennent sur les décisions des tribunaux. Les prisons se vident des collaborateurs fraichement condamnés. « Fruit de calculs politiques, mais aussi d’une volonté sincère de justice et d’humanité, le bilan de la « désépuration » est impressionnant. Face à un tel résultat, à peine dix ans après la Libération, on comprend qu’une partie de l’opinion engagée et souvent victime durant l’Occupation ait été heurtée, voire blessée par tant de clémence rétrospective. »

Fuir l’épuration

Marc Bergère aborde ici les territoires les moins encore défrichés par les historiens : la question de l’exil des collaborateurs, de leur nombre, des pays où il se réfugièrent, des réseaux et des passeurs qui les aidèrent à fuir. Le phénomène concerne quelques milliers d’individus (mais aussi souvent leurs familles), une partie marginale des collaborateurs. Quelques centaines gagnèrent la Suisse, l’Espagne, l’Italie et l’Argentine (très accueillante sous Peron) ; quelques dizaines seulement le Canada et l’Irlande. Les plus nombreux en proportion furent les miliciens. Le sort de Paul Touvier a montré aussi le rôle qu’avaient joué certains réseaux religieux pour cacher des collaborateurs pendant des décennies. La question de leur retour reste très mal connue. Les organisations et les personnalités religieuses ont joué un rôle majeur dans cette émigration des collaborateurs : « On observe une nette filiation entre radicalisme milicien et traditionalisme catholique puis intégrisme ». Des comités de soutien virent le jour, d’autant plus facilement que la Guerre froide et l’anticommunisme modifièrent les perspectives.

La mémoire de l’épuration

Le phénomène de l’épuration s’inscrit dans le temps long : épurations de 1815, de 1830, de 1848 et de 1870. « En brisant le tabou de la culture d’obéissance, l’épuration témoigne pour certains d’une véritable inversion des valeurs professionnelles et d’une rupture du pacte les unissant à l’Etat. Ils sont alors nombreux à découvrir un peu ébahis, « que la légalité n’est pas forcément légitimité ». L’auteur pose ensuite la question d’une possible « seconde épuration », quand, dans le contexte du « moment Paxton » et du réveil de la mémoire juive, s’ouvrent les procès Touvier et Papon. Il estime qu’elle relève d’une « justice mémorielle », qu’elle a renforcé dans l’opinion l’idée que la première avait été un échec, et qu’elle a stimulé la recherche historique. Il aborde enfin le thème de la « contre-mémoire des épurés et de la mémoire de l’épuration ». La défense des épurés naquit dans le combat pour l’amnistie. Des publications forgèrent alors la légende noire de l’épuration et le mythe résistantialiste. A partir de 1947, avec la Guerre froide et la montée de l’anticommunisme, l’audience des épurés s’agrandit et diverses publications en  firent des victimes. Puis ce furent des maisons d’édition et des auteurs, parfois de talent. Après 1980 le relais fut pris par les enfants et petits-enfants des collaborateurs épurés (Pascal Jardin, Marie Chaix, Dominique Fernandez, Dominique Jamet). La bibliographie propose d’intéressantes pistes avec « la présence de l’épuration dans le roman depuis le début des années 2000 » (Pierre Assouline, Didier Daeninckx, Philip Kerr ; Hervé Le Corre etc.) Dans sa conclusion Marc Bergère plaide pour « une approche comparée ou transnationale des épurations européennes » ainsi que pour des études sur l’exil des criminels de guerre ou collaborateurs, leurs itinéraires, les filières et réseaux mobilisés.

Cette synthèse est remarquablement précise, complète, nuancée et structurée. Mais elle s’adresse à des lecteurs avertis qui connaissent le contexte historique et politique des années 1944-1947 qui n’est pas rappelé. De fait, cette étude est davantage accessible à des spécialistes qu’au grand public.

© Joël Drogland pour les Clionautes