L’auteur a estimé nécessaire de rappeler le contexte du développement des camps et la notion d’internement administratif en même temps que les discussions sémantiques autour du terme « camps ».

L’internement administratif, création républicaine

L’auteur a estimé nécessaire de rappeler le contexte du développement des camps et la notion d’internement administratif en même temps que les discussions sémantiques autour du terme « camps ». Il revient sur les circonstances de la naissance des camps à l’extrême fin du XIXe siècle à Cuba puis durant la guerre des Boers, dans le Sud-ouest africain allemand pour les Herreros ou dans les camps dits « de concentration » ouverts en août 1914 par l’armée française et destinés aux civils ennemis. Sans doute faut-il voir dans ces longs développements une volonté explicative marquée par le souci de faire œuvre pédagogique en réinsérant la question de l’internement dans le contexte d’un « siècle des camps ». Il est donc rappelé que le premier camp est ouvert en Lozère, en vertu d’un décret de janvier 1939 et qu’il s’agit alors d’interner des étrangers espagnols. Réfugiés d’une guerre civile, ceux-ci sont susceptibles de gêner la diplomatie française ou de menacer l’ordre social par contamination révolutionnaire. Comme le soulignait déjà Denis Peschanski dans La France des camps (1938-1946) (Paris, Gallimard, 2002), les camps sont donc placés sous le signe de l’exception de la fin des années 1930 à 1940. Ces structures fournissent donc l’ossature pour la suite.

L’impact de la guerre sur les internements

C’est bien sûr la guerre qui remet en question la finalité et l’organisation de ces camps. Il s’agit désormais d’interner les ressortissants ennemis hors de tout cadre judiciaire. Divers sites sont utilisés pour le rassemblement des personnes arrêtées, par exemple des installations sportives comme le Vel’ d’Hiv’. Bien qu’il s’agisse de sécurité nationale, on trouve assez peu de nazis dans ces camps, surtout peuplés d’opposants allemands, souvent communistes. Un certain nombre de ces ressortissants étrangers ont des conjoints et enfants français. À ces étrangers, il faut adjoindre les Français « suspects au point de vue national ». Au total, la France de la débâcle aurait eu 1200 « indésirables politiques » français, nombre que l’auteur rapproche des 499 détenus communistes annoncés par le ministère de l’Intérieur en mars 1940.
Les indésirables peuvent être définis de façon différente selon les circonstances. Ainsi, en mai 1940, Mandel, ministre de l’Intérieur, fait arrêter et interner en Ardèche des défaitistes communistes, lesquels sont rejoints en juin 1940 par l’équipe de Je suis partout, internée au camp de Gurs, dans les Basses-Pyrénées. Vichy hérite donc d’un système utilisé contre les opposants ou opposants potentiels. Il revient d’ailleurs en mai 1942, au secrétariat d’État à la Guerre de valider la notion de prisonniers civils à l’occasion d’une lettre répondant à une question de la mission Scapini sur les prisonniers espagnols.

Héritière d’un système d’internement organisé par la République à l’occasion de la guerre d’Espagne puis de l’entrée en guerre de la France, Vichy prétend épurer, au sens racial et politique, afin d’accomplir sa Révolution nationale. Un nouveau système se met donc en place en août 1940. Les camps sont alors de la compétence de l’autorité civile. L’internement est désormais régi par la loi du 3 septembre 1940, laquelle dispose des « mesures à prendre, sur instruction du gouvernement, à l’égard des individus dangereux pour la défense nationale ou la sécurité publique ». On introduit ultérieurement l’élément racial auquel les rapports de gendarmerie paraissent de plus en plus attentifs. Comme le souligne l’auteur, Vichy adapte donc le système d’internement, d’origine républicaine, à sa propre logique intrinsèque d’exclusion politique et raciale. Au, vrai, ce système d’internement ne se maintient pas tel quel. Il est expliqué que les camps se vident dès 1941 et ne survivent pas au STO et aux déportations. C’est à la suite de ce développement qu’est véritablement abordée la question de l’internement administratif.

Sous Vichy : des internés connus de tous

Produit de la loi du 3 septembre 1940, le premier établissement d’internement administratif est ouvert à Château-Chazeron, près de Riom. Blum y est l’un des cinq premiers internés avec Daladier. L’État donne instruction à ses représentants pour incarcérer des individus sur la base d’arrêtés préfectoraux. L’auteur cite d’ailleurs la circulaire Peyrouton (ministre de l’Intérieur) d’octobre 1940, enjoignant aux préfets d’oser et d’agir. Elle leur confère ainsi une autorité censée les ramener aux fondamentaux napoléoniens de l’institution. La filiation ne s’arrête pas là puisque ces arrêtés préfectoraux, déconnectés de toute autorité judiciaire, ont effectivement la force des lettres de cachet d’Ancien régime. Reynaud et Gamelin sont ainsi internés en vertu d’arrêtés pris dans les Basses-Alpes et la Dordogne. Mandel, arrêté dans le protectorat du Maroc, passe par l’Algérie et fait l’objet d’un arrêté du préfet d’Oran. Ces arrêtés suivent toujours une formule identique dont l’ouvrage donne le texte. Au delà de l’arrestation de Mandel en AFN et du Cheikh Amahoullah, en AOF, il y avait peut être là intérêt à une extension de cette étude aux colonies, où les arrêtés gubernatoriaux sont sous le contrôle de la puissance militaire des hauts-commissaires.

Pierre Cot, alors aux États-Unis, échappe à l’internement administratif. Guy la Chambre, revenu en France, est curieusement déféré et emprisonné sans passer par cette étape. Après la fermeture de Château-Chazeron en novembre 1940, Gamelin, Blum et Daladier sont envoyés à la maison d’arrêt de Bourrassol, près de Ménétrol, dans le Puy-de-Dôme. On inaugure alors l’établissement d’internement administratif de Pellevoisin. Dans cette commune de l’Indre, une tradition de pèlerinage marial remontant au XIXe siècle explique l’existence de structures d’hébergement. C’est le premier établissement directement lié à la loi du 3 septembre 1940. Les internés y séjournent jusqu’au 31 décembre 1940 dans un ancien hôtel pour pèlerins. L’auteur insiste sur le rôle joué par l’influence de l’Action française, auprès de certains membres du gouvernement, dans l’établissement de la liste des internés. Apparaissent ici Marx Dormoy, Jules Moch, Salomon Grumbach, Abraham Schrameck, Charles Pomaret et Vincent Auriol qui, en qualité de Garde des sceaux, a appliqué le statut de prisonnier politique à Maurras en 1937. Schrameck et Pomaret ont voté les pleins pouvoirs le 10 juillet. Parmi les autres détenus figure Eugène Montel, « grand-électeur » de Blum dans l’Aude ou Jacques Moutet, fils de l’ancien ministre. Il réalise des aquarelles du lieu de détention, lesquelles sont reprises en illustration dans le témoignage de Pomaret.

On rencontre aussi des industriels comme Marcel Bloch (Dassault), dont les motifs d’incarcération relèvent de l’imagerie antisémite classique du ploutocrate, ou Émile Dewoitine, constructeur de l’avion du même nom, accusé lui aussi d’être l’un des responsables de la défaite. L’ouvrage met en évidence la confusion qui prévaut quant aux motifs d’internement administratif. Ainsi, Marcel Singer, courtier en bourse, paraît avoir été arrêté à la place d’un homonyme. Il est libéré en 1941 parce que Marcel Peyrouton le prend pour un de ses camarades à Montaigne ou à Louis-le-Grand. Le 14 décembre 1940, c’est au tour de Wladimir Sokolowsky, collaborateur de Laval, écarté du pouvoir la veille.

D’un hôtel, l’autre…

Trop près de la ligne de démarcation, l’établissement de Pellevoisin est transféré début janvier 1941 en Ardèche. Après un intermède à Aubenas, les internés sont transférés à Vals, ville thermale équipée pour l’hébergement. La configuration des lieux commande souvent le règlement ou son application. Ainsi, l’absence d’enclos à Aubenas empêche toute possibilité de promenade quotidienne. Le Grand hôtel de Vals, équipés de 68 chambres, permet un grand nombre d’internements mais les libérations de plusieurs détenus comme Pomaret, Schrameck, Dewoitine ou Bloch, en font un espace trop vaste et occasionnent un manque à gagner pour l’économie touristique locale. L’étiage du nombre des internés explique l’installation courant 1941 dans une vieille demeure bourgeoise isolée de la ville. Mandel et Reynaud s’y retrouvent seuls quelques temps. Beaucoup d’autres prisonniers sont libérés dans des villes qu’ils ne connaissent pas, ce qui les rend plus vulnérables au contrôle préfectoral. Marx Dormoy est ainsi assassiné par un attentat à la bombe dans sa chambre d’hôtel de Montélimar. Réquisitionné en août 1942, le dernier site d’internement administratif est Évaux-les-Bains, dans la Creuse. Le transfert, prévu pour novembre, est retardé par l’invasion de la zone Sud. Les Allemands réclament plus tard un droit de regard.
A l’arrivée en Ardèche, au début de 1941, la population se montre relativement hostile à ces politiques estimés responsables de la défaite. Dans les environs, les internés ordinaires, souvent communistes, regardent les Messieurs de Vals comme des privilégiés.

L’internement au quotidien

Avec de nombreuses citations à l’appui, l’auteur confronte ici rapports officiels et souvenirs des internés pour approcher le vécu d’hommes de pouvoir, rompus à une activité intense, brutalement privés de liberté, confrontés à l’ennui et obligés de justifier à chaque instant de leurs moindres gestes. Ordre est donné de ne pas utiliser les titres civils et grades militaires des internés, ce qui déclenche la colère du général Cochet, lui aussi interné. Mandel est particulièrement visé par l’installation de projecteurs nocturnes mobiles visant les façades, au point d’utiliser un bandeau pour dormir. Les journées sont rythmées par l’ennui, les parties de cartes ou d’échecs et les discussions dans les chambres, plus ou moins autorisés selon le lieu d’internement. Les visites sont soumises à l’autorisation des autorités et ne font pas l’objet d’un traitement égalitaire entre internés.
Le récit fourmille d’anecdotes montrant les internés sous un jour inhabituel. Moch et Mandel font preuve d’un humour redoutable qui force l’admiration et peut faire sourire, bien qu’on connaisse la suite. Le premier, ancien major de Polytechnique, transforme les tubes du chauffage en un « SFIO » (Système facilitant l’intercommunication des internés) afin d’échanger des notes avec son voisin Auriol. Mandel s’en prend directement à ses geôliers. Il apostrophe comme un simple secrétaire, le commissaire venu surveiller la promenade, espérant surprendre quelque secret. Et l’ancien ministre de lui tendre un stylo pour lui faire noter qu’à 14h 35, M. Mandel a dit à M. Jules Moch, ancien ministre et à M. Reynaud, ancien Président du conseil, qu’un grand pas sera fait vers la libération du pays quand le peuple français aura compris que le maréchal est une vieille fripouille ramollie. « Maintenant allez téléphoner cela à Vichy ».

Devant les brimades mesquines sous couvert de sécurité nationale, Reynaud note que le ridicule tue. Moch met en vers le règlement mais proteste contre le contrôle postal et l’organisation des visites, non-conformes au régime des internés politiques. Auriol écrit à Darlan qu’en appliquant le régime des politiques à Maurras en 1937, il lui a laissé totale liberté des visites et des correspondances. Ayant appris, malgré la censure, la mise à sac de son appartement parisien, Mandel, plein d’aplomb, porte plainte contre X pour violation de domicile, ce qui indigne l’Hauptsturmführer SS Dannecker, venu s’en plaindre en vain à Vallat. Excédé que Mandel prenne l’habitude de fermer sa porte pour converser avec Reynaud, le commissaire chargé de l’établissement s’en ouvre à son préfet. A cette occasion, Mandel lui décoche que, s’il était comme lui chargé de garder ses anciens chefs pour le compte des Allemands, il montrerait plus d’intelligence.

D’autres personnalités subissent l’internement administratif pour diverses raisons. Jean-Louis Tixier-Vignancour arrive en juillet 1941 en même temps que Mandel. Le questeur Édouard Barthe, député de Béziers, infatigable défenseur des viticulteurs et membre du Conseil national, paraît être victime de la guerre du vin lancée par Vichy. Sans doute faut-il ajouter qu’il y a d’autres motifs dans le fait qu’il est aussi un fin connaisseur du règlement de la Chambre (qui survit sur le papier jusqu’à l’été 1942) voire que son incarcération n’est pas une mauvaise nouvelle pour les lobbies des alcools coloniaux, déjà éprouvés par le blocus britannique. Il est relâché plus tard mais à Nice. En octobre 1941, Mandel et Reynaud, condamnés par Pétain, sont transférés au fort du Portalet, dans les Pyrénées. Jean Thouvenin, un thuriféraire de Pétain, est incarcéré pendant une semaine, peut-être par erreur. Léon Jouhaux séjourne à Vals avant d’être placé en résidence surveillée à Cahors. On interne aussi Francisco Caballero, ancien ministre du Frente Popular, le général Gabriel Cochet, qui s’évade au moment de l’invasion de la zone Sud, le docteur Henri Martin, de la Cagoule, Emmanuel Mounier et Berty Albrecht (Combat). Le Cheikh Ahmedou Hamahoullah, dignitaire soufi, est transféré d’AOF en Algérie, d’où son charisme lui vaut un nouveau transfert vers la métropole. Il meurt de froid peu après le dernier transfert vers Évaux-les-Bains, site d’où un certain nombre d’internés finit par s’évader en juin 1944.

A l’image du marché de dupes franco-allemand

A travers, l’aspect particulier qu’est l’internement administratif, ce livre souligne à plusieurs reprises les épisodes de négociations franco-allemandes où Vichy est au cœur d’un marché de dupes. Les développements sur Évaux-les-Bains témoignent du droit de regard croissant qu’exercent les Allemands sur l’internement administratif. Surtout, l’ouvrage permet de rendre compte de façon précise de ce que fut l’internement administratif des personnalités en métropole. Par son approche du quotidien des internés administratifs, il a par ailleurs cette qualité de faire de l’histoire au plus près des réalités humaines et des petits riens qui font l’ordinaire. Il est clair, et l’auteur ne le nie en rien, que ce quotidien est à des années-lumière de ce qu’ont pu vivre les internés d’Argelès, les prisonniers de guerre et, surtout, les déportés.