L’ouvrage Cloîtrées. Filles et religieuses dans les internats de rééducation du Bon-Pasteur d’Angers, 1940-1990, publié aux Presses Universitaires de Rennes en 2024, a pour ambition d’explorer le système des internats de rééducation pour jeunes filles au sein de la congrégation angevine, actif du XIXe siècle jusqu’au XXe siècle. Ces institutions ont accueilli des milliers de jeunes filles considérées comme dangereuses ou « incorrigibles », sous la tutelle de religieuses dont la mission mêlait correction morale et protection. La maison-mère d’Angers, considérée comme un modèle dominant jusque dans les années 1960, a à elle seule accueilli pas moins de 8 000 jeunes filles entre 1940 et 1990. Toutefois, elle s’est peu à peu heurtée à des critiques croissantes à partir des années 1968.

Les auteurs de ce travail collectif, David NigetEnseignant-chercheur en histoire à l’université d’Angers. Ses champs de recherche portent sur histoire de la justice des mineurs dans une perspective de genre., Pascale Quincy-Lefebvre ()Elle était maîtresse de conférence à l’université d’Angers et spécialiste d’histoire de l’enfance vulnérable et des professions du social., Jean-Luc MaraisEnseignant-chercheur honoraire de l’université d’Angers, spécialiste de l’histoire religieuse. et Béatrice ScutaruEnseignante-chercheure à la Dublin City University en Irlande. Ses champs de recherche portent sur l’histoire contemporaine de la jeunesse et des migrations juvéniles. montrent comment ces institutions conjuguaient discipline religieuse, travail et isolement, tout en s’adaptant mal aux réformes progressives de la justice pour mineurs et aux bouleversements sociaux. Ce travail collectif s’appuie sur un corpus riche, dont un ensemble très complet de documents inédits issus des archives de la congrégation à Angers.
Les auteurs ont structuré l’ensemble de l’ouvrage en quatorze chapitres réunis en trois parties abordant successivement les questions de l’enfermement des « insoumises », du fonctionnement de ces lieux d’enfermement et du déclin progressif du modèle.

Au sein d’une longue introduction, David Niget réalise une présentation générale de la congrégation du Bon-Pasteur. Fondée au XIXe siècle, celle-ci prend ses racines dans les enjeux sociaux de l’époque industrielle. Son objectif était de prendre en charge les jeunes filles jugées « dangereuses » ou « incorrigibles », issues principalement des classes populaires. Sous l’impulsion de Marie-Euphrasie Pelletier, l’ordre visait à prévenir les déviances et à imposer des normes bourgeoises de vertu et de morale domestique, contrastant avec les libertés perçues comme menaçantes des jeunes filles de milieux modestes. Les filles étaient placées sous diverses mesures telles que la « correction paternelle », un dispositif juridique permettant aux parents de faire enfermer leurs enfants pour des comportements jugés inappropriés (errance, sexualité prématurée, etc.). Certaines étaient également internées en raison de leur vulnérabilité après des agressions sexuelles ou pour des actes de délinquance mineure. Ainsi, « à travers ces internats, c’est un modèle moral et genré de société qui s’exprime, visant à redresser les déviances féminines perçues comme dangereuses ».
Le quotidien au Bon-Pasteur était marqué par une discipline rigoureuse et des travaux imposés, notamment en blanchisserie et couture, sur un modèle de pénitence et de réhabilitation par le travail. Cependant, « le travail imposé dans ces institutions posait la question de la frontière entre pédagogie et exploitation ». Les filles, qualifiées de « préservées » ou de « pénitentes » selon leur âge et leur situation, passaient souvent plusieurs années enfermées, parfois jusqu’à leur majorité. Le système imposait silence, introspection et coupure totale avec l’extérieur. Le modèle du Bon-Pasteur s’étendit à l’échelle internationale avec des centaines de monastères, mais fit face à des scandales liés au travail forcé et aux traitements rigoureux infligés aux pensionnaires. Malgré ces controverses, l’institution joua un rôle majeur dans le contrôle moral et social des filles, bénéficiant d’un soutien public jusqu’aux réformes éducatives des années 1960. Après les années 1960, les grands internats entrèrent en crise face à la montée des critiques contre l’enfermement et les violences institutionnelles. L’évolution des politiques sociales et judiciaires entraîna un passage progressif vers des structures ouvertes et des foyers éducatifs, marquant la fin du modèle initial des Bon-Pasteur.

L’enfermement des filles

Au sein de la première partie, Jean-Luc Marais retrace, dans un premier chapitre, l’histoire de la congrégation du Bon Pasteur au XIXe siècle, en mettant en évidence son rôle dans la rééducation morale des jeunes filles. Il montre également que l’État républicain, bien que laïque, a largement délégué cette mission aux congrégations, consolidant leur influence sur l’éducation des filles marginalisées.
Les chapitres suivants, rédigés par Beatrice Scutaru, dressent un portrait des pensionnaires, souvent issues de familles pauvres ou éclatées, c’est le cas de Louise, orpheline de 13 ans, internée pour vagabondage. Ces jeunes étaient envoyées dans ces internats sur décision judiciaire ou familiale (la « correction paternelle »), dans le but de les « redresser » ou d’écarter les jeunes filles jugées « incorrigibles ». La sexualité et la déviance étaient au cœur des motifs de placement. C’est la raison pour laquelle certaines filles fugueuses étaient internées pour éviter des « relations inappropriées ».
Le lecteur appréhende ainsi la vie quotidienne dans ces institutions : des routines strictes, axées sur la prière, le travail et l’éducation. L’autrice souligne également l’ambiguïté entre la répression et la protection de la part des religieuses qui étaient au cœur de ce système. À la fois éducatrices et surveillantes, elles imposaient une discipline rigoureuse, mais justifiée selon elles par des idéaux de rédemption et de salut.

Le fonctionnement des institutions

Pascale Quincy-Lefebvre a rédigé la plupart des chapitres qui composent la deuxième partie. Elle montre comment l’économie des internats dépendait largement des activités des jeunes filles : couture, blanchisserie, etc. La prière trouvait également une place importante dans les journées marquées par le silence et la répétition. Ce travail, présenté comme éducatif, s’apparentait souvent à une exploitation, critiquée dès les années 1960. Cependant, à partir des années 1960, les jeunes filles commencent à contester les règles et à revendiquer davantage d’autonomie. Ce chapitre s’appuie sur des témoignages poignants d’anciennes pensionnaires.
Les internats connaissent leur apogée durant l’après-guerre, avec un afflux massif de pensionnaires. Toutefois, les critiques extérieures, notamment des mouvements féministes, commencent à émerger. Pourtant, au cours des années 1950 et 1960, des réformes ont cherché à humaniser les internats, mais l’autrice montre comment des religieuses conservatrices ont boycotté des formations modernes. C’est à partir des années 1960 que certaines maisons se spécialisent selon les profils des filles, comme l’établissement d’Orléans qui accueillait les cas psychiatriques.
Le mouvement de mai 1968 marque une rupture. Les institutions religieuses sont de plus en plus contestées, non seulement par les jeunes, mais aussi par la société civile et les autorités. L’autrice montre les efforts de modernisation entrepris par la congrégation, avec l’introduction des éducatrices laïques, pour répondre aux nouvelles attentes sociales, mais cela se révèle insuffisant pour enrayer le déclin.

Un effondrement progressif mais annoncé du modèle

Au sein de la dernière partie, rédigée par Jean-Luc Marais et Pascale Quincy-Lefebvre, les auteurs étudient la crise de ces institutions marquée par une baisse de la fréquentation dans les années 1970. Le modèle d’internat est critiqué comme inadapté aux nouveaux défis éducatifs. Les critiques sont à la fois externes, mais aussi internes aux congrégations. En effet, les religieuses elles-mêmes remettent en question leur rôle et certaines décrivent leur mission comme « un poids devenu insoutenable ». C’est dans ce contexte qu’apparaissent les foyers semi-ouverts qui deviennent peu à peu la norme, comme celui de Pau où les jeunes filles pouvaient participer à des activités extérieures. Toutefois, ces transformations n’empêchent pas les fermetures progressives. En 1980, seules cinq institutions subsistent en France.

Pour conclure, Cloîtrées. Filles et religieuses dans les internats de rééducation du Bon-Pasteur d’Angers, 1940-1990, est une contribution majeure à l’histoire sociale et éducative française. S’appuyant sur des archives variées pour offrir une vue complète du système, l’ouvrage mêle histoire sociale, religieuse et judiciaire. Les auteurs nous donnent ainsi un éclairage précieux sur les mécanismes d’exclusion et de contrôle dans les internats pour jeunes filles, tout autant qu’une réflexion sur la place de ces internats dans l’histoire de l’éducation, de la justice des mineurs et des relations de genre en France. Par une approche nuancée, les auteurs évitent de diaboliser ou d’idéaliser ces institutions, tout en donnant une profondeur particulière au récit grâce aux témoignages récoltés. Avec la fin des internats dans les années 1990, les auteurs interrogent l’impact durable de ce modèle éducatif sur les anciennes pensionnaires et la mémoire collective. Les auteurs terminent l’ouvrage en insistant sur l’importance de conserver une mémoire critique de ces institutions, tout en réévaluant le rôle des religieuses dans un contexte de stigmatisation des jeunes filles.