Danser avec le vent, bande dessinée d’Emmanuel Lepage publiée chez Futuropolis, nous transporte aux confins de l’archipel des Kerguelen, où les vents glacés sculptent des paysages à la fois sauvages, grandioses et fragiles. Après les albums envoûtants que sont Muchacho, Ar-Men, Un printemps à Tchernobyl ou Voyage aux îles de la Désolation, ce nouvel album s’inscrit dans la continuité de l’œuvre d’Emmanuel Lepage : une exploration sensible du monde, des hommes et de soi-même.

En effet, l’expédition scientifique qu’il raconte devient ici un prétexte à la méditation sur les traces que nous laissons, sur la solitude et la rencontre, et sur le dialogue entre l’homme, la nature et la science. L’auteur nous invite ainsi à un double voyage : géographique, à la découverte d’un archipel des TAAF (Terres australes et antarctiques françaises), et intérieur, à la découverte des questionnements qui traversent et façonnent l’âme humaine.

Résolument poétique et profondément humain, cet album est un hommage, à la fois, à la beauté et à la fragilité, mais aussi à l’introspection que suscite chaque voyage. Une œuvre sensible, belle, bouleversante … et donc essentielle !

Emmanuel Lepage de retour aux Kerguelen

En novembre 2022, Emmanuel Lepage entreprend un second voyage vers l’archipel des Kerguelen à bord du Marion Dufresne, douze ans après une première traversée immortalisée dans le très bel album Voyage aux îles de la Désolation (Futuropolis). Invité à séjourner sur place, il accompagne des équipes scientifiques engagées notamment dans l’étude des éléphants de mer et observe leur travail au cœur d’un territoire isolé, soumis à des conditions climatiques extrêmes.

Durant plus de cinquante jours, dont près d’un mois sur les îles, il partage le quotidien d’un ensemble de femmes et d’hommes réunis par la nécessité d’organiser la vie collective dans cet environnement contraignant. Le voyage est également marqué par la présence d’une équipe de télévision venue documenter la mission, plaçant Emmanuel Lepage au centre du dispositif. Le récit suit ainsi ses déplacements, ses rencontres et ses observations, tout en montrant les transformations des paysages et des écosystèmes liées au réchauffement climatique, ainsi que les efforts menés pour limiter l’impact humain et préserver l’équilibre fragile de ces terres australes. Comme l’auteur l’écrit lui-même, un second voyage particulièrement inspirant : « Mon premier voyage était une nostalgie. Le second est une promesse. »

Une bande dessinée documentaire au cœur des expéditions scientifiques

Danser avec le vent, offre au lecteur une plongée passionnante dans le fonctionnement concret des expéditions scientifiques contemporaines dans les TAAF (Terres australes et antarctiques françaises). L’auteur s’intéresse au quotidien des scientifiques, à leurs relations et à la vie en commun dans un milieu, non pas « hostile » mais, préservé et au climat exigeant.

Le lecteur découvre la diversité des métiers mobilisés lors de cette 73ᵉ mission à Kerguelen : ornithologues, biologistes, plongeurs, botanistes, informaticiens, pompiers, médecins et personnels techniques. Aussi, l’ouvrage détaille avec précision la multiplicité des missions menées sur l’île : prélèvements sur les animaux, mesures de la salinité de l’océan, suivi des pathogènes circulant sur l’île, étude de l’impact des rats suspectés de propager le choléra aviaire chez les poussins d’albatros, régulation des espèces invasives et protocoles stricts de biosécurité afin d’éviter toute nouvelle contamination.

Emmanuel Lepage donne ainsi à voir une société scientifique en miniature, notamment à la base de Port-aux-Français, façonnée par l’isolement et la nécessité de vivre ensemble. Cette nouvelle vie en collectivité favorise une démocratie plus directe, horizontale et participative, où les échanges entre « anciens » et « nouveaux » sont complémentaires : « L’homme jeune marche plus vite, mais l’ancien connaît la route ». Cette citation souligne la transmission, la patience et la sagesse qui se dégagent de la vie collective sur l’île. Mais Emmanuel Lepage révèle aussi la persistance des carcans de la société, même dans ce lieu isolé, notamment les inégalités hommes/femmes, visibles tant numériquement que dans le monde du travail.

Quelle place pour la science ?

Mais Danser avec le vent interroge aussi la place de la science dans la société. Des scientifiques dont la démarche peut être résumée par cette phrase de Goethe : « le doute croit avec le savoir ». Les paroles des chercheurs résonnent tout au long du récit et nous interpelle :

« Nous, les scientifiques, sommes écoutés mais pas entendus (…). Les scientifiques doivent sans cesse louvoyer pour être financés, trouver des « récits » pour justifier les recherches. « À quoi ça sert ? » Voilà ce que l’on nous oppose toujours ! La beauté de la connaissance n’a pas de valeur dans un monde néolibéral. »

ou encore

« On est ici pour la connaissance, pas pour résoudre un problème ou créer une application. On n’est pas des ingénieurs, on est des scientifiques. Et à force de raconter au public des histoires en nous faisant passer pour des ingénieurs – sans quoi la société ne comprend pas que l’on puisse dépenser de l’argent « seulement » pour la connaissance – on va vers une société d’abrutis. »

« Voyager est-ce fuir ? Se fuir ? Ou au contraire se connaître ? »

Au-delà de la science, Emmanuel Lepage propose une réflexion sur le rapport entre l’âme humaine, l’action et la nature. À Kerguelen, la littérature trouve naturellement sa place au cœur de ces paysages, inspirant des mots sur le temps, la vie et la connaissance (Goethe, Saint-Exupéry, etc.). Le décalage entre la vie en métropole et celle menée aux Kerguelen agit comme un révélateur existentiel. Dans ces espaces immenses, marqués par le silence, la sobriété et la vie simple, l’auteur évoque l’introspection, la sagesse née de l’isolement et le sentiment d’être enfin à sa place, pleinement soi-même. « Nous entrons dans le voyage, comme on entre en soi » : cette phrase résume l’esprit de l’œuvre, où la découverte du monde devient une découverte de soi-même.

Emmanuel Lepage invite également à « se laisser surprendre par l’ordinaire des possibles extraordinaires, d’en accepter l’inexistante limite et d’y chercher tant l’humilité que la force », révélant la dimension philosophique et méditative du récit.

Une terre fragile et des paysages majestueux

Les Kerguelen apparaissent comme un lieu d’une beauté exceptionnelle, à la fois sauvage et fragile. L’île semble marquée par le temps et par l’homme, mais elle se reconstruit doucement, rappelant que rien n’est à l’abri de l’avidité humaine. On la découvre lentement, d’abord à travers une brume mystérieuse qui voile le paysage, puis soudain le soleil perce et révèle des panoramas éclatants sous un ciel bleu profond.

La faune y est fascinante : manchots, albatros, rennes et éléphants de mer peuplent ces espaces, mais c’est à travers les dessins d’Emmanuel Lepage que l’île prend toute sa dimension. Au sommet de son talent, il déploie des aquarelles poétiques où chaque couleur, chaque nuance sublime la nature et la rend presque vivante. Chaque planche devient un hommage vibrant à la beauté du monde, fragile et précieuse, à la fois émouvante et exaltante, qui captive le regard et touche le cœur.

Danser avec le vent est donc une magnifique invitation aux voyages, sous toutes leurs formes, mais dans le respect des autres, de soi et de l’espace qui nous accueille : 

« Partir.
C’est sauter dans le vide, cet inconnu qui nous entoure.
C’est accepter de tomber, de se tromper.
C’est savoir être surpris, accueilli, et s’adapter.
C’est reposer sur le monde un regard d’enfant.
Et peut-être écrire de nouveaux rêves sur une page blanche. »