Cet ouvrage, sous la direction de Xavier Boniface, compile seize articles de contributeurs qui explorent le destin de quelques cathédrales européennes lors de conflits armés du XVIe siècle à nos jours.

La cathédrale concentre toutes les attentions dans un contexte de guerre, tant sur le front qu’à l’arrière. Au cœur des conflits, les édifices religieux majeurs constituent des symboles patrimoniaux de l’identité nationale à préserver et à protéger. Ils éveillent donc la mobilisation spirituelle, sociale et politique lorsqu’ils sont menacés ou endommagés. L’incendie de la cathédrale de Reims en septembre 1914 a suscité bien évidemment émotion et indignation. L’exacerbation nationaliste s’amplifie. La cathédrale affirme avant tout sa vocation à célébrer. A l’épreuve de la guerre et de ses violences, le temporel s’associe au spirituel. On prie pour la paix, on rend hommage aux victimes, on exalte le souvenir des morts, on demande la victoire. « La cathédrale apparaît comme sujet, objet et enjeu de la guerre ».

En reprenant une partie des contributions d’un colloque qui s’est tenu à Amiens en 2017, cet ouvrage collectif interdisciplinaire propose une approche thématique, comparative et internationale, en trois temps.

Destructions
La première partie est consacrée aux destructions des cathédrales, et renvoie à une histoire matérielle. L’ennemi y voit un enjeu stratégique à vouloir les endommager. Se pose alors la question de la protection, puis de la restauration, de la reconstruction ou de la reconstitution, lorsque l’édifice est meurtri.
Le premier article, rédigé par l’universitaire Charles Coutel, présente brièvement la pensée (théologique et philosophique) de Charles Péguy, dans un contexte dominé par une exploitation nationaliste, un catholicisme au discours encore intransigeant, et par une valorisation du patrimoine religieux (depuis le XIXe siècle, avec Hugo, Ruskin, Viollet-le-Duc, Monet, Rodin…).
Une autre contribution confronte deux cathédrales, celles de Reims et de Verdun, au cœur du front, durant la Grande Guerre. La première devient l’emblème du monument martyre dès le début du conflit. La seconde a connu la concurrence des sites de mémoire que sont les champs de bataille et particulièrement de l’édification de l’ossuaire de Douaumont, véritable « cathédrale » des morts de 14-18. La cathédrale de Verdun a subi ses principaux dégâts plus tardivement, au cours de l’année 1917 (donc l’année suivant la bataille de Verdun). Son influence rhénane était aussi moins au goût du jour, que le prestige de Notre-Dame de Reims, fleuron de l’architecture gothique ou « française » et cathédrale du sacre des rois de France. Quoiqu’il en soit, ces deux monuments mutilés ont été les supports efficaces de la propagande anti-allemande. On peut y voir un rôle complémentaire. Reims rappelle les « atrocités allemandes » tandis que Verdun symbolise la résistance et le courage français. Avec la réconciliation franco-allemande, ces édifices incarnent la renaissance d’une paix durable.
La restauration de la cathédrale de Reims fait l’objet d’un article, qui présente les choix et les interventions retenus, à travers l’exemple du chantier de l’étage de la grande rose (de la façade occidentale). Afin de permettre de témoigner des conséquences de la Grande guerre sur cette partie de l’édifice, le retour à l’état de 1914, juste après l’incendie, a été choisi. Cette date de référence prend en compte malgré tout la restauration des sculptures (médiocres) installées en 1906.

Mobilisation
La deuxième partie de ce livre porte sur la mobilisation. La cathédrale en temps de guerre (mais aussi en temps de paix) rassemble la population pour s’indigner, implorer ou commémorer. Elle peut être instrumentalisée par la propagande. Cette partie s’ouvre sur une étude de la cathédrale de Spire dans le Palatinat, en Allemagne. Guère touché par les deux guerres mondiales, c’est durant la guerre d’Augsbourg, avec les armées de Louvois, que l’édifice fut détruit. Dès le XVIIIe siècle, une volonté de garder les ruines s’est imposée au fil du temps, particulièrement dans le milieu protestant, dans un but de renforcer la représentation de la cathédrale comme un lieu de mémoire, et preuve aussi de la persécution contre les luthériens. Il faut donc y voir un moyen de valoriser une certaine interprétation de l’histoire, et par la même la « construction » de l’utilisation de la mémoire, avec une portée apologétique.
D’autres exemples dans cette partie sont proposés. La cathédrale d’Orléans est occupée par les Prussiens en 1870. La cathédrale d’Amiens paraît relativement épargnée pendant la Première Guerre mondiale. Cette cathédrale du front a offert un réconfort spirituel et un soutien patriotique, pour les troupes alliées durant la bataille de la Somme. Menacée en raison de sa position géographique et stratégique, des mesures de protection sont mises en œuvre. On élabore un dispositif pour maîtriser tout risque d’incendie, on protège de sacs d’argile plusieurs espaces sensibles de l’édifice, comme les célèbres stalles (qui sont recouvertes en plus d’une charpente de fer pesant quarante-deux tonnes). On dépose et on met à l’abri des œuvres d’art.
La contribution de Danièle Pingué montre la diversité des manifestations et des célébrations organisées à l’arrière en la cathédrale de Besançon durant la Grande Guerre, où se mêlent pénitence, charité, admiration (pour l’héroïsme des combattants), prière, reconnaissance et souvenir (des morts pour la Patrie), dévotion (pour saint Michel, Jeanne d’Arc, les saints locaux, et le Sacré-Cœur de Jésus). Les grands moments du calendrier liturgique portent l’empreinte de la guerre. La diabolisation de l’ennemi reste bien présente. Le 4 août 1918, à l’occasion de l’anniversaire du déclenchement du conflit, a été décrétée la journée des prières nationales pour la France et ses alliés. Ainsi le cas de Besançon est assez représentatif de ce qui se passe de manière générale dans les églises épiscopales de l’arrière.
Une contribution est consacrée à la réception du maréchal Pétain à la cathédrale Saint-Jean de Lyon par le cardinal Gerlier le 19 novembre 1940. On notera que le discours du prélat a servi de support au cinquième couplet de « Maréchal nous voilà » composé par André Montagnard. (« Car Pétain c’est la France, La France c’est Pétain !). Les propos du cardinal soutiennent et appuient l’action jugée providentielle du sauveur hier de Verdun. A l’image des entrées royales solennelles qui se déroulèrent à la primatiale des Gaules, la visite de Pétain renouait avec le fil de l’histoire, tel un Henri IV symbole de l’unité nationale retrouvée.
Cette partie de l’ouvrage s’achève sur une étude de la cathédrale d’Oviedo pendant la guerre d’Espagne.

Représentations
La troisième partie examine les représentations entourant les cathédrales en temps de guerre.
Elles nous montrent des lieux d’espérance et de souffrance, relevant de discours sur la patrie et l’ennemi, la guerre et la paix. On nous donne à voir aussi des ruines et la victoire. Pour exemple l’image de Notre-Dame de Reims en flammes érige l’édifice en martyr.
La première étude est consacrée à la cathédrale Saint-Jean de Bois-le-Duc dans le Brabant, lors de la prise par les milices des Provinces-Unies en 1629, qui est transformée en temple calviniste, après la reddition de la ville. Les dessins préparatoires et tableaux de l’artiste Pieter Saenredam (1597-1665) qui a séjourné en 1632 offrent de précieux témoignages de l’état intérieur de l’édifice désormais voué au culte protestant, finalement « calviniser » sans être détruit. La restitution de la cathédrale aux catholiques s’est effectuée en 1810.
A Verdun, les cartes postales représentant les destructions et les ruines de la cathédrale ne sont pas accompagnées de légendes « instrumentalisantes » (qui diaboliseraient l’ennemi par exemple), contrairement à Reims ou Arras (« la cathédrale détruite par les Vandales »). Cependant l’exposition organisée au Petit Palais à Paris de novembre 1916 à décembre 1917, intitulée l’Exposition d’œuvres d’art mutilées ou provenant des régions dévastées par l’ennemi, qui rassemblait 300 œuvres rescapées des destructions des villes emblématiques des 10 départements du front, confirme le statut de Verdun comme ville sacralisée de la guerre. Le temps de cette exposition, les atteintes à la cathédrale sont instrumentalisées. Selon Emmanuelle Danchin, l’auteure de cette contribution, cet édifice blessé n’a pas été un enjeu de la guerre. Les Monuments historiques se sont employés à le restaurer rapidement. Un des bombardements de 1916 qui défonça le sol au milieu du chœur, fit réapparaître une partie de la crypte comblée au XVIIIe siècle. Après déblaiement, puis restauration, la crypte Saint-Vincent devient un sanctuaire commémoratif de la guerre, en ajoutant à la redécouverte de cet espace du XIIe siècle, des chapiteaux sculptés figurant des scènes de la guerre des tranchées.
Souvent les écrivains voient les bombardements qui ont atteint la cathédrale de Reims comme un crime de guerre. Les dommages subis par le sanctuaire sont assimilés aux blessures infligées au Christ. Paul Adam écrit que les Allemands à Reims sont comme les barbares devant Rome. Les thématiques du calvaire, du sacrifice, et du martyre demeurent donc fréquentes. La cathédrale symbolise la nation souffrante. Face à ce choc émotionnel, la poésie de cette époque a recours au principe de la prosopopée (faire parler des objets inanimés). L’édifice religieux devient un personnage allégorique. Le poème dramatique d’Eugène Morand, Les cathédrales, crée au théâtre Sarah Bernhardt en 1915 ou le poème « La Cathédrale furieuse » de Maurice Magre en sont des illustrations.
Les deux dernières contributions revisitent d’autres pages de l’histoire européenne. L’une revient sur les représentations de la cathédrale de Strasbourg depuis 1870, dans un contexte de guerres et d’après-guerres franco-allemandes. L’autre présente un regard croisé et contrasté sur deux cathédrales anglicanes celles de Coventry et Saint-Paul de Londres, face au Blitz de l’automne 1940.

Dans sa conclusion Xavier Bonificace, le directeur de cette publication, revient sur l’ensemble des contributions, dont l’analyse des édifices dans la tourmente mettent en avant quatre constantes. L’intentionalité d’abord. Pour les communautés victimes des bombardements, la volonté de détruire est évidente. Pourtant ces discours accusatoires ne sont pas forcément ou au mieux réellement prouvés. Ce qui semble être le cas de la cathédrale d’Amiens, où l’étude des trajectoires d’obus allemands montrerait que le monument est davantage un repère qu’un objectif.
L’immortalité est un autre aspect, tout autant matériel, avec les reconstructions et les chantiers récurrents, qu’idéelle ou symbolique avec les productions littéraires et les nombreux commentateurs qui instrumentalisent et transcendent la cathédrale-martyre se relevant de ses ruines.
L’identité constitue un autre axe transversal. A l’issue d’un conflit, comme celui des guerres de religion, certaines cathédrales font l’objet d’appropriation symbolique, autrement dit de réaffectation cultuelle, passant parfois aussi par des enjeux esthétiques dans un contexte de rivalité. Par ailleurs, les églises épiscopales ont fait l’objet, ou ont été le cadre, de discours belliqueux, participant ainsi de la construction de l’exaltation de la patrie et de légitimation la guerre.
Enfin, la pluralité des représentations de la cathédrale en guerre s’avère évidente. Les dimensions religieuses, nationales et culturelles, mais aussi multiscalaires (l’Eglise, la cité, la nation) en font un édifice polysémique. Le monument exprime symboliquement l’état de guerre et le patriotisme, dès lors que l’on y hisse un drapeau, par exemple. Et quand le temps de l’apaisement revient, la cathédrale symbolise légitimement le cheminement vers la réconciliation et le rapprochement entre deux nations. Dans le prolongement du message évangélique, les discours d’espérance resurgissent… pour des cathédrales en paix.

Eric Joly, pour les Clionautes