Avec cet ouvrage de « saison », édité en juin de cette année, Christophe Granger explore les évolutions de la perception des corps pendant une partie du XXe siècle. C’est en effet pendant cette période qui commence après la guerre de 14/18, que les corps se sont libérés, ce qui est vrai au niveau du vêtement féminin, mais aussi exposés. L’été, est évidemment propice à cette « exposition », qui, on le verra, ne va pas sans ouvrir de nombreux débats.

Dans la première partie « Comment l’été vient aux corps ? », l’auteur montre comment la saison estivale a été, dans un premier temps considérée comme une période à risque, mais seulement dans les villes, avant que, sous la pression des mouvements hygiénistes, on envisage comme indispensable de quitter les miasmes urbains pour « respirer le bon air »
Dans l’assiette au beurre on dénonce dès 1890 la situation de ces « gavés » qui vont s’aérer au soleil tandis que les ouvriers et leurs enfants sont condamnés à l’ombre des taudis surchauffés.
On retrouve ici le discours hygiéniste venu d’Europe du Nord, et cette référence au soleil, peut-être une réminiscence des cultes païens nordiques.
Les philanthropes s’en mêlent et certains organisent des séjours au soleil, pour les ouvrières surtout, afin de leur faire oublier la noirceur des ateliers.
Ce qui est sûr aussi d’après l’auteur, c’est que cette « mode » du « bon air », cette recherche de la lumière, va de pair avec le développement d’activité physique de plein air et déjà de préoccupations esthétiques. Les traités médicaux et de gymnastique fleurissent. Mais les contemporains sont surtout surpris, voire choqués par cette promiscuité entre les sexes que les activités de plein air favorisent tout comme la découverte du corps de l’autre. L’auteur fait ici référence à Marcel Proust dans « à l’ombre des jeunes filles en fleur » avant de revenir exercices du « bon docteur Helme » sur les devoirs naturels de vacances dont une planche d’illustrations est reproduite. On ne saurait trop conseiller ces exercices actuellement même si certaines consoles sont sensées sculpter des corps de rêves grâce à quelques composants électroniques rassemblés.

Dans « Les corps barbares », l’auteur évoque la naissance du bronzage qui échappe peu à peu à la médicalisation à partir de l’héliothérapie pour rejoindre la naissance de nouveaux canons esthétiques. Au-delà du bronzage qui est largement évoqué dans les magazines féminins de l’époque comme Marie Claire ou Eve, on vois aussi se dessiner, se sculpter même, de nouveaux canons féminins. 88 de tour de poitrine, 90 de hanches et 70 de tour de taille. Pour une taille de 1,68 cm et un poids de 60 kg, on à là un joli petit lot comme on pourrait le lire sous une plume un peu machiste.
En réalité, c’est bien de l’exposition d’un corps d’été qu’il s’agit et le maillot de bain ne pardonne ni cuisses grasses ni fesses plates. Pour les hommes les ceintures fortes que l’on n’appelle pas encore poignées d’amour ne sont pas les bienvenues. C’est toutefois le corps estival des femmes qui retient le plus l’attention.
Cet engouement pour le bronzage, pour le corps qui stocke du soleil et ses bienfaits accompagne le développement des produits cosmétiques, aiguillonnés par les industriels de la beauté moderne. Colette écrit en 1932, la beauté est brune tandis que la carnation de Joséphine Baker devient un idéal à atteindre.
Dès 1930 pourtant, une certaine pensée médicale, très peu entendue, évoque les dangers du bronzage mais avec comme souci premier celui de le conserver dans le giron médical. Se développent pourtant dès ces annonces, les « conseils pour bien bronzer, qui fleurissent dans les magazines et qui ressemblent à un vrai emploi à temps plein chronomètre compris. (1er jour, trois minutes, 2e jour, jambes et bras 6 minutes, etc…)
Au-delà des apparences, même si celles-ci jouent un rôle essentiel, l’auteur évoque également l’érotisation des corps. Le corps se montre, mais il est aussi plaisir, celui de la pratique sportive tout d’abord, qui transforme les plages en gymnases, mais aussi d’autres plaisirs, favorisés par ces rapprochements des corps et des rencontres estivales. L’horizontalité publique des corps favorise en effet bien des transgressions, à tel point que l’on propose même d’adopter en 1924 un décret fixant à dix centimètres la distance minimum entre deux corps sur une plage.

Batailles estivales

Ces rencontres estivales, ces étalages de corps huilés suscitent, on s’en doute, les protestations des ligues de vertu, dont les textes sont abondamment cités par Christophe Granger.
La plus importante organisation qui lutte contre le spectacle dégradant des corps nus est la fédération française des sociétés contre l’immoralité publique, fondée en 1905. D’origine protestante au départ, marquée à droite après la guerre, elle suscite de l’indignation et mène une intense action de lobbying en direction des maires de communes balnéaires. La dénudation balnéaire est dénoncée comme l’antichambre du nudisme et de la pornographie mais aussi de la dégénérescence nationale dénoncée par les Ligues le 6 février 1934.

Soigner les apparences

L’auteur traite enfin les années de l’après guerres qui voient la généralisation des vacances avec la troisième semaine de congés pays en 1956. La plage est toujours le lieu d’exposition des corps avec un souci plus grand encore des apparences. Le canon est toujours celui de la pin up blonde et bronzée, avec son poids idéal et son deux bikini. La dénudation estivale des corps favorise la cohabitation des classes sociales et l’un des tests de l’été proposé par un magazine féminin invite ses lectrices à identifier socialement un homme en maillot de bain. A partir des formes d’épaules, les femmes peuvent ainsi anticiper le caractère de l’homme qu’elles voient marcher sur la plage en prenant des postures avantageuses. Cela n’étonnera personne, les types aux épaules carrées et bien proportionnés sont parés de plus de qualités que les trop gros ou les trop maigres.
Cette universalité des modèles qui peut faire passer l’employée de maison pour une princesse et réciproquement se retrouve spécifiquement dans la mythologie fondatrice des clubs de vacances où tous cohabitent dans une communauté d’où les barrières sociales sont sensées avoir disparu.
Enfin, les cultures « jeunes » s’imposent avec les tubes de l’été, déjà traités sur ce site, évoquant un univers entre parenthèses, celui des fêtes estivales, de ces passions au soleil et de ces amours éternels qui ne durent que le temps des congés payés de papa maman.
La rébellion contre les corps d’été commence après 1968, avec l’irruption du féminisme et la lutte contre la femme objet. Le conformisme de l’alignement des corps est ainsi dénoncé. Mais un nouveau thème de mobilisation commence, celui du monokini, dénoncé d’abord comme outrage public à la pudeur, il s’inscrit pourtant dans une approche libératrice en tout cas pour la bourgeoisie éduquée tandis que les catégories plus conformistes y voient une exhibition malsaine.

Au final, et un siècle après que l’on ait évoqué le début du maillot de bain et les premières dénudations, on se retrouve en 2009 à la case départ. Le soleil paré de toutes les vertus est menaçant et derrière la chaleur bienfaisante se cache un mélanome malin. Les seins nus se dissimulent à nouveau avec des soutiens gorges aux armatures en matériaux composites issus de la conquête spatiale et les tenues de l’été envahissent les villes en retrouvant les procédés de l’érotisation des corps du XIXe siècle. Suggérer sans montrer ou offrir aux regards de petits bouts de peau bien cachés, (nombril) que les autres n’ont pas touchés comme dans la chanson de Brassens.
Cet ouvrage est à emporter et à lire sur une plage assurément, et, si d’aventure le regard de la lectrice ou du lecteur s’égare dans l’observation attentive d’un individu esthétiquement intéressant, on pourra toujours se donner bonne conscience en se disant que c’est pour vérifier de visu les hypothèses de cet ouvrage…

Bruno Modica © Clionautes