Les Mémoires secrets pour servir à l’histoire de la République des Lettres en France constituent une mine d’information, bien connue par les historiens et les spécialistes de l’âge des Lumières mais plutôt ignorée du grand public. Initialement parus entre 1777 et 1789, sous la forme de 36 tomes rendant compte quasiment au jour le jour de la vie culturelle et politique française entre 1762 et 1787, ils sont aujourd’hui réédités par l’équipe de l’UMR LIRE (CNRS 5611) de l’Université Stendhal-Grenoble III. Les cinq premiers tomes, déclinés ici en trois volumes, premiers d’une longue série qui doit s’achever par une mise en ligne du texte, ont été publiés pour la première fois en 1777 ; ils traitent des années 1762-1771.
Un texte kaléidoscopique, une genèse complexe
L’introduction générale, rédigée à plusieurs voix, présente les enjeux du projet. Les auteurs rappellent d’abord une évidence oubliée : les Mémoires secrets furent un « best-seller » au XVIIIe siècle (p. XIII). L’entreprise éditoriale reste étonnante. Elle se rattache à plusieurs genres : littérature des mémorialistes et des diaristes, littérature scandaleuse, presse périodique (p. XXIX). Le titre complet des Mémoires secrets en dit d’ailleurs beaucoup. Le texte contient « les analyses des pièces de théâtre qui ont paru durant cet intervalle ; les relations des assemblées littéraires ; les notices des livres nouveaux, clandestins, prohibés ; les pièces fugitives, rares ou manuscrites, en prose ou en vers ; les vaudevilles sur la Cour ; les anecdotes et bons mots ; les éloges des savants, des artistes, des hommes de lettres morts, etc., etc., etc. ». L’avertissement du premier tome dit avec force l’ambition de ce texte kaléidoscopique : « Nous espérons qu’il [le public] nous saura gré d’une collection neuve, non moins instructive qu’amusante, et comme le résumé des différents journaux qu’il est presque impossible de lire en totalité » (p. 4). L’organisation des Mémoires secrets est chronologique. À une date (qui peut être répétée) correspond une notice ou « une cellule textuelle de base » (p. XXVIII-XXIX). La chronique est cependant rétrospective. Il existe toujours un décalage, plus ou moins important, entre la date de publication et la période analysée. Christophe Cave et Suzanne Cornand posent d’emblée la question de « l’auctorialité ». L’auteur des premiers volumes des Mémoires secrets ne peut être Louis Petit de Bachaumont (1690-1771), même si son nom figure initialement sur la page de titre. Les Mémoires secrets sont le produit d’un milieu lié à Mme Doublet (1687-1771), animatrice d’un salon surnommé « la Paroisse », cercle à l’origine « d’une production de nouvelles à la main des plus considérables de Paris » (p. XXI). Avec divers périodiques français et étrangers, ces « bulletins » ont nourri les Mémoires secrets, dont l’une des chevilles ouvrières est assurément Matthieu-François Pidansat de Mairobert (1707-1779). La « fabrication » de l’ouvrage demeure en tout cas d’une rare complexité (voir, pour l’année 1762, la mise au point de Jean Sgard, p. IXC-XC).
L’introduction générale est complétée par l’« histoire éditoriale » du texte, passablement complexe (p. XLV-LXX), par une présentation des divers manuscrits utilisés pour la présente publication (p. LXXI-LXXXVI), par de courtes « notes de synthèse » sur divers thèmes abordés par les Mémoires secrets (p. LXXXVII-CXXI), et par une bibliographie très réduite (p. CXXIII-CXXV). Au total, cette introduction déçoit quelque peu. Un abus de sigles ou d’abréviations, des formulations pas toujours très heureuses, des renvois à la bibliographie parfois défectueux rendent la lecture malaisée. On peut également regretter l’absence d’historiens du XVIIIe siècle dans l’équipe éditoriale, uniquement constituée de spécialistes de la chose littéraire. Il faut cependant saluer le travail colossal réalisé. Après avoir saisi le texte et ses diverses additions, les éditeurs scientifiques y ont intégré des centaines de notes et compilé un impressionnant index des noms de personnes, des titres et des premiers vers cités dans les Mémoires secrets (p. 1585-1805). Le lecteur peut ainsi rassembler diverses informations sur un même thème ou sur un même personnage et interroger à loisir les ramifications complexes de l’ouvrage.
Au cœur du règne de Louis XV
Les Mémoires secrets couvrent un champ extrêmement vaste. Les spécialistes de la littérature, de l’esthétique, du théâtre, de l’opéra, de la musique, tout comme les historiens du règne de Louis XV et de ses divers soubresauts y trouveront une quantité incroyable d’informations. Le ton des Mémoires secrets reste variable. L’événement est parfois donné sans fioritures et paraît relever de la chronique officielle. C’est le cas par exemple le 11 août 1764 : « La ville de Reims ayant proposé une espèce de concours pour choisir la meilleure inscription au bas de la statue du roi, qu’elle fait exécuter depuis longtemps par le fameux [Jean-Baptiste] Pigalle [1714-1785], voici les vers qu’on a jugé les plus dignes de Louis XIV. On doit se rappeler que c’est à Reims que le roi est sacré : C’est ici qu’un roi bienfaisant / Vint jurer d’être votre père : / Ce monument instruit la terre / Qu’il a bien rempli son serment » (p. 367). À d’autres moments, l’auteur se fait ironique et même cruel. Parmi les avis sur les diverses publications littéraires, citons celui du 25 mars 1765 : « Le Siège de Calais de M. de Belloy [auteur dramatique, 1727-1775] paraît imprimé. […] Cette pièce ne fait plus à la lecture la même illusion que sur la scène. On convient généralement qu’elle est barbarement écrite, et que l’auteur, faute de trouver le mot propre, estropie toutes ses pensées les plus belles ; en un mot, on la relègue dans la classe des tragédies médiocres, pour ne rien dire de plus » (p. 449-450).
Le lecteur retrouve des noms et des œuvres littéraires ou philosophiques connues. Il se promène avec Jean Le Rond d’Alembert (1717-1783), Denis Diderot (1713-1784), Élie-Catherine Fréron (1718-1776), Jean-François Marmontel (1723-1799), Jean-Philippe Rameau (1683-1764), Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), ou encore François-Marie Arouet dit Voltaire (1694-1778), certainement le patronyme le plus cité des cinq premiers tomes des Mémoires secrets (voir p. 1690-1695). On rencontre aussi des noms moins illustres, tels ceux du poète Claude-Joseph Dorat (1734-1780) ou encore de l’auteur et critique Jean-François de Laharpe (1739-1803). Le monde de l’opéra et de la comédie est particulièrement bien traité par l’auteur des Mémoires secrets, qui évoque ainsi à plusieurs reprises les figures de la cantatrice Sophie Arnould (1740-1802) ou de l’actrice Mlle Clairon (1723-1803).
Si le domaine culturel, compris au sens large, reste prédominant, les questions politiques prennent de plus en plus d’importance. « La date fondatrice des Mémoires secrets est celle de la suppression de la Compagnie de Jésus, en 1762 », affirme d’ailleurs Jean Sgard dans l’introduction générale (p. CVII). Les Mémoires secrets accordent également de longs développements à l’Affaire dite de Bretagne, commencée en 1764. Le nom du procureur général du parlement de Rennes, Louis-René de Caradeuc de La Chalotais (1701-1785), figure héroïque de ce long conflit avec le pouvoir royal, est d’ailleurs très régulièrement cité dans l’ouvrage, en particulier à la fin de 1766 et au début de 1767 (cf. l’index, p. 1642). Ainsi, le 1er août 1766, est évoquée la parution, « très clandestinement », des Mémoires de M. de La Chalotais, opuscule de 80 pages où le magistrat, alors détenu dans les prisons royales, proteste de son innocence. « Ces mémoires intéressent la littérature par son auteur […]. Il y a de la chaleur, beaucoup d’esprit, de la modération et de l’énergie dans cet ouvrage précieux comme discours » (p. 627 et 628). On retrouve aussi le nom d’Emmanuel-Armand de Vignerod du Plessis de Richelieu, duc d’Aiguillon (1720-1788), commandant en Bretagne (1753-1768) avant de devenir ministre de Louis XV (1771-1774), quelques mois après la réforme du chancelier René-Nicolas de Maupeou (1714-1792), événement majeur de la fin du règne. Ces sujets politiques trouvent une grande place dans les Mémoires secrets, qui relèvent notamment de multiples publications officielles ou clandestines, toute cette littérature souvent pamphlétaire qui dessine les contours d’une véritable « opinion publique ». Ce sont les premiers développements de la sphère médiatique dont on prend conscience à la lecture de cette gigantesque fresque, qui est bien plus qu’un simple répertoire d’informations. À la suite de Jeremy D. Popkin (cf. p. XL), on peut naturellement s’interroger sur la force subversive du texte, qui paraît toujours plus ou moins longtemps après les événements rapportés et qui témoigne souvent d’une relative prudence. Il reste que le sens de la critique et du débat qui l’anime demeure révélateur de cet âge des Lumières, époque aussi troublée que passionnante.
Luc Daireaux © Clionautes