Cet ouvrage collectif, dirigé par Régis Boulet et Renaud Meltz, ne cherche pas à retracer la vie de Jean-Pierre Chevènement, mais plutôt à dresser un bilan de l’œuvre accomplie par le « Che » au sein de trois ministères, ainsi que sa pensée géopolitique

Régis Boulat est maître de conférences en histoire économique à l’université de Haute-Alsace. Membre du Centre de Recherche sur les Économies, les Sociétés, les Arts et les Techniques (CRESAT). Il a notamment collaboré aux ouvrages Le monde du génie industriel au XXe siècle : autour de Pierre Bézier et des machines-outils (UTBM, 2015), Américanisations et anti-américanismes comparés (PUS, 2019), L’intelligence collective depuis 1826 : La Société Industrielle de Mulhouse (Médiapop, 2021). Il est l’auteur de Jean Fourastié, un expert en productivité : La modernisation de la France (année trente – années cinquante) (PUFC, 2008).

Renault Meltz est historien du politique, professeur des universités, membre senior de l’Institut universitaire de France. Il est notamment l’auteur d’Alexis Léger dit Saint-John Perse (Flammarion, 2008), Pierre Laval : Un mystère français (Perrin, 2018). Il a collaboré à l’ouvrage collectif Écrivains et diplomates : L’invention d’une tradition XIXe–XXe siècles (Armand Collin, 2012).

Le titre de ce livre ne peut que nous interpeller, Jean-Pierre Chevènement serait, selon les auteurs de cet ouvrage, le dernier des Jacobins. Cette analepse fait écho à l’ouvrage consacré à François Mitterrand par Guy Gauthier, celui-ci considérant le premier chef de l’État socialiste de la Ve République comme le dernier des Capétiens. À travers ces deux titres : Jean-Pierre Chevènement, le dernier des Jacobins et François Mitterrand, le dernier des Capétiens, deux visions de notre histoire politique contemporaine s’opposent.

Cet ouvrage collectif, dirigé par Régis Boulet et Renaud Meltz, ne cherche pas à retracer la vie de Jean-Pierre Chevènement, mais plutôt à dresser un bilan de l’œuvre accomplie par le « Che » au sein de trois ministères, ainsi que sa pensée géopolitique. Ainsi, dès les premières pages de ce livre, nous constatons que nous ne nous trouvons pas face à une biographie de Jean-Pierre Chevènement, mais plutôt devant un sujet d’étude scientifique. Le « Lion de Belfort » y est disséqué avec rigueur et méthode. Cependant, certains aspects de sa pensée ou de son action politique peuvent se trouver disséminés dans différents chapitres de l’ouvrage, rendant la lecture de celui-ci délicate, à tout le moins, bien moins aisée à lire que s’il s’était agi d’une biographie. Ainsi nous trouvons-nous face à un portrait éclaté de celui que les auteurs dépeignent comme étant le dernier homme politique jacobin.

La République, la Nation, la gauche

L’ouvrage nous plonge directement dans le Parti socialiste mitterrandien des années 1970. À cette époque, Jean-Pierre Chevènement préside le Centre d’études, de recherches et d’éducation socialiste (CERES). Fondé en 1966 au sein de la SFIO, ce courant politique est constitué de jeunes militants et d’experts fortement marqués par l’idéologie marxiste.

Minoritaire, situé à l’aile gauche du PS, le CERES et son président constituent l’aiguillon politique et idéologique du parti. Participant alternativement à la majorité (1971-1975), puis à l’opposition (1975-1979) au sein du Parti socialiste mitterrandien, chantres de l’indépendance française, Chevènement et son courant politique défendent l’idée d’un compromis géographique, en lieu et place de la Communauté économique et européenne (CEE). En effet, hostiles aux institutions européennes, par essence, supranationales, Jean-Pierre Chevènement et ses camarades du CERES appellent de leurs vœux une France indépendante au sein même d’une Europe elle-même indépendante.

Ministre d’État, en charge de la Recherche et de la Technologie, puis de l’Industrie dans les deux premiers gouvernements Mauroy, Chevènement se distingue dès son entrée en fonctions par ses nombreuses initiatives. Républicain convaincu, défenseur acharné de la nation contre l’Europe et les empires, soucieux de valoriser l’État contre ces derniers, Chevènement a pour ambition de moderniser l’outil industriel national. Pour que cette politique volontariste aboutisse, le ministre entend compter sur un investissement public conséquent. Considérant ne pas avoir les coudées franches pour mener à bien son dessein industriel, le ministre de l’Économie et des Finances lui refusant les budgets au moment où la France connaît le « tournant de la rigueur », Chevènement prend la décision de remettre sa démission au président de la République.

À partir de 1983, et ce jusqu’en 1997, Chevènement tente de refonder idéologiquement le Parti socialiste. Avec les autres membres du CERES, il souhaite relever la République. Pour ce faire, il entend bâtir au sein du PS, à l’horizon de l’élection présidentielle de 1988, un véritable courant néo-républicain. Si l’idée peut paraître paradoxale, venant d’un homme issu de l’aile gauche marxisante du parti, elle s’explique cependant, venant d’un intellectuel comme Chevènement, qui voit dans l’histoire du Parti socialiste, la continuation logique de la Révolution française. Pour relever la République, Chevènement transforme le CERES en une nouvelle force politique : Socialisme et République. Pour mener à bien sa tâche, l’ancien ministre est prêt à rassembler les républicains des deux rives.

En 1992, Chevènement fait campagne contre la ratification du traité de Maastricht quand le Parti socialiste appelle à voter « oui » au référendum. Opposé à la « dérive gestionnaire » du parti, Chevènement quitte le PS pour fonder un nouveau parti politique : le Mouvement des citoyens (MDC), dont il prend la présidence. Leader de cette nouvelle force politique, Chevènement entend dépasser les clivages pour redresser la gauche et la France. Pourtant minoritaire au sein de la gauche française, Chevènement devient en 1997, ministre de l’Intérieur du gouvernement Jospin.

Jean-Pierre Chevènement décide de se présenter à l’élection présidentielle de 2002. Gaulliste de cœur depuis toujours, l’ancien ministre de la Défense de Michel Rocard s’est toujours fait « une certaine idée de la France », c’est-à-dire celle d’une France forte et indépendante, au sein d’une Europe supranationale libérée de la technocratie bruxelloise. Son slogan est simple : « au-dessus de la droite et de la gauche, il y a la République ». Soutenu dans sa course à l’Élysée par un certain nombre de gaullistes de gauche historiques, Jean-Pierre Chevènement voit encore se rallier à lui des souverainistes venus de la gauche et de la droite. Un temps présenté comme le troisième homme par les sondages, Chevènement ne recueille finalement que 5,33 % des suffrages exprimés et termine en sixième position sur les seize candidats présents au premier tour. Critiqué par une gauche qui ne comprend pas son positionnement, Chevènement ne convainc pas la majorité des gaullistes. Sa stratégie du « ni de droite ni de gauche » se solde par un échec cuisant.

Relever l’école républicaine

Un an après son départ du gouvernement Mauroy, Jean-Pierre Chevènement se voit confier le ministère de l’Éducation nationale. Portant un grand intérêt aux questions éducatives, le nouvel homme fort de la rue de Grenelle entend bien restaurer l’école de la République. Pour ce faire, il rétablit l’éducation civique ainsi qu’un programme d’histoire opposé aux « sciences humaines ». Pour mener à bien son dessein, le ministre sait pouvoir compter sur un certain nombre de syndicats d’enseignants proches du CERES pour réformer en profondeur le système éducatif. Critique à l’égard des réformes pédagogiques mises en œuvre après 1968, son discours sur la crise de l’école fait consensus. Dès son installation à l’Hôtel de Rochechouart, Chevènement parvient à régler le conflit ouvert par son prédécesseur, en procédant au retrait du très controversé projet de loi Savary pour « l’école libre » et pour le maintien du financement public des écoles privées sous contrat.

Chantre d’une école républicaine, Chevènement est un adversaire farouche des pédagogies soixante-huitardes. Aussi s’oppose-t-il aux réformateurs et autres pédagogistes. Le ministre entend synthétiser les anciennes et les nouvelles pédagogies. Le nouveau ministre de l’Éducation nationale a pour objectif, d’ici à l’horizon 2000, à ce que 80 % d’une génération de lycéens atteignent le niveau du baccalauréat. Parallèlement, il souhaite diversifier les voies de la réussite, principalement en réformant les lycées et tout en améliorant les lycées d’éducation prioritaire (LEP).

En rupture avec son prédécesseur, le ministre de l’Éducation nationale entend changer le mode de fonctionnement de son cabinet avec le reste de son administration. Républicain de gauche républicain souhaitant dépasser les clivages politiques, Chevènement entend faire de l’école un laboratoire d’expérimentation idéologique, une matrice pour ses projets politiques. Préférant s’appuyer sur un réseau d’intellectuels plutôt que sur les syndicats d’enseignants, le ministre de l’Éducation nationale entend redonner une « actualité à l’élitisme républicain ». À ses yeux, la construction mémorielle et l’écriture de l’histoire sont consubstantielles de la refondation de l’enseignement et de la République.

L’État stratège et les territoires

Cette question de l’État stratège et des territoires, Jean-Pierre Chevènement la touche du doigt lorsqu’il devient ministre de la Recherche et de la Technologie en 1981. Lorsqu’il prend possession de ce ministère technique, Chevènement hérite d’une coquille vide. En effet, les deux chocs pétroliers (1973 et 1979) ont eu pour effet de conduire au démantèlement progressif de la politique industrielle française. Cependant, son ambition est à la fois politique, scientifique et industrielle. Aussi décide-t-il d’orienter sa politique ministérielle en direction de la biotechnologie. En innovant dans le domaine de la recherche et de l’innovation biotechnologique, le ministre projette de restructurer le secteur agroalimentaire.

Partant d’une feuille blanche, le ministre entend relancer les efforts de la recherche et du développement. Pour ce faire, Jean-Pierre Chevènement lance un programme de mobilisation « biotechnologique » capable d’impacter durablement la recherche agronomique. À ses yeux, seul l’État peut se poser en véritable maître d’œuvre de cette politique. Dès son installation au ministère de la Recherche et de la Technologie rattache-t-il à son ministère, le CNRS, l’INSERM, l’INRA et le CEA. En conseil des ministres, il obtient la tenue d’assises de la recherche et de la technologie. Enfin, il installe un Comité des biotechniques (1983), afin de parvenir à une synergie entre la haute administration et le monde scientifique. Les états généraux de la recherche et de la technologie voulus par le ministre font remonter quelques idées fortes, notamment celle de créer une nouvelle forme d’établissement public à caractère scientifique et technologique : les Centres régionaux d’innovation et de transfert de technologie (CRITT).

À la tête d’un ministère de la Recherche et de la Technologie auquel lui fut adjoint le département de l’Industrie, Jean-Pierre Chevènement se trouve à la tête d’un super ministère hétérogène, sinon hypertrophié. Nonobstant, il entend mettre en œuvre une « politique industrielle cohérente de redressement ». Partisan des nationalisations à 100 %, Chevènement entend mener à bien une politique industrielle volontariste. Aussi n’hésite-t-il pas à déclarer agir sur ses collègues des Transports, de l’Agriculture, de la Défense et de l’Économie et des Finances.

Par ailleurs élu local terrifortain pendant plus de quarante ans : député (1973-2002), conseiller régional de Franche-Comté (1974-1988), maire de Belfort (1983-1997 ; 2001-2007), sénateur (2008-2014), Jean-Pierre Chevènement entend désenclaver la ville dont il est le premier magistrat et le territoire qu’il représente, tant au niveau régional que national. Soucieux de dynamiser le puissant bassin industriel, technologique et exportateur qu’est la Franche-Comté, Chevènement œuvre pour désenclaver ce territoire pris en étau entre Strasbourg et Lyon. Pour ce faire, il préside aux destinées de l’association Aire urbaine 2000, qui regroupe les villes de Belfort, Héricourt, Montbéliard, le département du Territoire de Belfort, enfin le district urbain des pays de Montbéliard (DUPM). Il soutient encore activement le projet de LGV porté l’association Trans-Europe-TGV, s’appuyant ici sur un projet de plus grande ampleur, couvrant la Franche-Comté, le Sud-Alsace et la Suisse alémanique. Enfin, ayant pour objectif de valoriser la complémentarité des villes moyennes membres de l’association Rhin-Sud qu’il a cocréée, l’ancien ministre obtient le soutien de la DATAR pour obtenir la création de l’Agence de soutien et promotion de la recherche industrielle (ASPRI), qui deviendra l’Agence de soutien des technologies, de la recherche industrielle et du développement (ASTRID).

La souveraineté nationale, l’Allemagne, l’Europe

Né durant le second conflit mondial, Jean-Pierre Chevènement appartient à la « dernière génération de feu ». Il découvre le monde militaire à sa sortie de l’IEP de Paris, pendant la guerre d’Algérie. De son expérience sous les drapeaux, Chevènement restera attaché pour le reste de sa vie publique aux questions de défense. Député, il est un spécialiste reconnu de cette question au sein de l’Assemblée nationale. Tenant d’une conception gaullo-marxiste de l’armée, Chevènement prône au sein du CERES, pour une force de dissuasion populaire. Il entend engager le PS dans un travail de fond pour renouveler en profondeur la doctrine militaire des socialistes. Il parvient à développer au sein même du parti, une véritable réflexion critique sur l’armée comme enjeu politique. Pour l’élu du Territoire de Belfort, la dissuasion militaire doit avoir une portée psychologique et une crédibilité politique. Pour Chevènement, l’usage civil de l’atome militaire doit permettre l’indépendance énergique et la sécurité nationale de la France. Ce positionnement stratégique de Jean-Pierre Chevènement en fait le plus gaulliste des socialistes. Cette doctrine nucléaire, singulière à gauche, s’affirme chez lui dès les années 1970.

À la fois fasciné et craintif de la puissance de notre voisin d’outre-Rhin, Chevènement est cependant surpris par la chute du mur de Berlin et la réunification allemande. Cela le conduit à proposer au président Mitterrand, l’idée d’une « dissuasion franco-allemande ». Cette proposition de l’élu belfortain n’est pas anodine. Avec cette renaissance allemande, celui-ci craint la fin du statu quo hérité de la Seconde Guerre mondiale. Avec le retour de la puissance allemande en Europe, Chevènement craint l’avènement d’un « Saint-Empire de la finance », qui ferait fi des nations au profit du marché. Chevènement fait ainsi état de ses craintes : « Ce que l’Allemagne n’a pu obtenir des deux guerres mondiales _ la prépondérance continentale – elle est en passe de l’acquérir par la finance et dans la paix, au nom d’une certaine conception à la fois libérale et technocratique de l’Europe. »

Paradoxe dans le paysage politique français, Chevènement incarne la tendance souverainiste à gauche de l’échiquier politique, au moment même où la gauche française, arrivée pouvoir, s’oriente vers une acceptation du fait européen et opère un tournant libéral. Chevènement le souverainiste use de références historiques pour défendre sa vision « gaulliste de gauche » de la nation et de l’Europe, principalement face à l’Allemagne de Maastricht, « Saint-Empire de la finance ». Lorsqu’il fonde le Mouvement républicain et citoyen (MRC), Chevènement prône le respect de l’« indépendance nationale » et la défense des « nations citoyennes », pourfendant par ailleurs l’Union européenne : « relais de la mondialisation libérale ». Partisan d’une confédération européenne respectueuse des nations ; anti-européiste sans pour autant être anti-européen, il s’oppose à certaine idée de l’Europe. Depuis l’époque du CERES, il n’a de cesse de s’opposer à l’« Europe des marchés ». Tout comme le général de Gaulle en son temps, le « Lion de Belfort » attend l’avènement d’une Europe européenne, c’est-à-dire d’une Europe des nations. Jean-Pierre Chevènement déclare enfin : « Si l’Allemagne ne reconnaît pas la légitimité d’un modèle autre que le sien, de quelle Europe parle-t-on ? »