Ce volume publié aux Editions Odile Jacob présente de nombreux documents du tout début des années 1990, au moment même où la Guerre Froide vit ses derniers instants mais également des témoignages recueillis pour la plupart en 2020, soit près de trente ans après les événements. Conseillers politiques, diplomates et personnalités de premier plan s’expriment sur la fin du conflit qui a divisé le monde quarante-cinq années durant et dont la réunification allemande marque le terme.

Des récits singuliers, une histoire plurielle

Nicolas Dufourq rend ici hommage à son père Bertrand Dufourq, diplomate et négociateur pour la France du traité aboutissant à la réunification des deux Allemagnes. Moins récit linéaire des évènements que compilation d’entretiens, cet ouvrage permet d’approcher au plus près la singularité de l’année 1990 et la précipitation des épisodes historiques qui se succèdent à folle allure durant cette « année inouïe ».

Le Traité 2+4 a été négocié par les quatre directeurs politiques occidentaux (le négociateur ouest-allemand Dieter Kastrup, John Weston pour le Foreign Office, Ray Seitz pour les Etats-Unis et Bertrand Dufourcq pour la France), tous germanophones et/ou germanophiles et comparé par Nicolas Dufourcq aux négociateurs du traité de Vienne. Habiles diplomates, ils ont su mener à bien les discussions entre les différentes équipes (celle de Margaret Thatcher hostile à la réunification, l’attitude jugée ambivalente de Mitterrand, les fortes attentes américaines et les atermoiements soviétiques ou encore les secrets de Kohl).

« La réconciliation avec l’Allemagne était l’affaire de sa vie » pour Bertrand Dufourcq, « qui avait commencé sa carrière diplomatique l’année du traité de l’Elysée » précise son fils.

« L’unification allemande et la fin de l’URSS sont bien les deux faces d’une même pièce ». Le rêve d’une Europe réunifiée, pacifique, coopérative, intégrant la Russie devenue nation amie n’aboutit pas. Devant les erreurs de Gorbatchev, les Etats-Unis s’intéressent finalement plutôt à Eltsine (élu au suffrage universel, ce que Gorbatchev avait refusé au profit d’une élection par le Soviet Suprême). Le point de crispation sur l’éventuelle extension de l’OTAN à l’Est voit le déplacement de l’abcès de fixation des relations entre l’Occident et la Russie à la frontière asiatique de l’Ukraine (ce qui n’est pas sans évoquer des évènements de l’actualité immédiate).

La négociation du traité  2+4

L’intérêt principal du chapitre d’ouverture est de présenter un récit des négociations vu de l’intérieur, par un diplomate ayant vécu l’ensemble de la période.

Le traité réunit les deux Allemagnes et les puissances des accords quadripartites de la fin de la Seconde Guerre mondiale (Etats-Unis, Royaume Uni, URSS et France). La chute du mur a été une surprise pour tous les pays malgré le départ d’Allemands de l’Est toujours plus nombreux durant l’été 1989 et la fin de la doctrine Brejnev. Il est toutefois difficile, notamment pour les Occidentaux, d’imaginer l’état de délabrement du système politique est-allemand et la rapidité des changements qui vont s’effectuer. Les négociations commencent en mars 1990, après la création du format 2+4 à Ottawa (conférence « ciel ouvert ») le mois précédent entre l’OTAN et le Pacte de Varsovie. Hubert Védrine rappelle que l’idée du groupe 2+4 venait initialement de Jacques Blos, alors directeur d’Europe du Quai d’Orsay et qu’elle fut appuyée par les Américains, quand les deux Allemagnes y étaient plutôt réticentes.

Parmi les grands thèmes des négociations se posent les questions de la frontière germano-polonaise, de la renonciation « à la fabrication, à la possession et au contrôle d’armes nucléaires, biologiques et chimiques » (Traité 2+4 article 3), de l’entrée de l’Allemagne réunifiée dans l’Alliance atlantique (ardemment souhaitée par Washington et condition sine qua non d’une réunification soutenue par les Américains) sans oublier la volonté française de consolider la construction européenne et en particulier le partenariat franco-allemand mais sans déstabiliser Gorbatchev. En revanche, la délégation soviétique semble, selon les mots de Bertrand Dufourcq, « souvent dépassée » et « sans véritable stratégie, figée sur des positions déconnectées des événements ».

Le « traité portant réglement définitif concernant l’Allemagne » est finalement signé, après 6 mois de négociations, le 12 septembre 1990 à Moscou. Les différentes ratifications commencent début octobre. Il faut souligner la rapidité du processus, dans un cadre démocratique, avec des hommes politiques qui surent « faire admettre la transition de l’inacceptable au concevable, du concevable à l’inéluctable, de l’inéluctable au tolérable voire au profitable » (Michel Duclos, conseiller en charge du dossier à l’ambassade de France à Moscou).

« Racontez-moi l’année 1989 »

Nicolas Dufourcq a recueilli ces témoignages en 2020 auprès de personnalités politiques et de diplomates, trente ans après les événements. « Racontez-moi l’année 1989, comment l’avez-vous vécue? » a-t-il demandé à ses interlocuteurs. Il souligne que si les politiques ont parlé librement, en prenant appui uniquement sur leurs souvenirs, les diplomates ont en revanche souvent souhaité revenir sur leurs propos et corriger les textes de leurs entretiens. Bob Kimmit, sous-secrétaire d’Etat aux Affaires stratégique, est le premier à évoquer ses souvenirs (texte en anglais) du printemps 89 au début de la Guerre du Golfe. Côté français, ce sont Hubert Védrine, Elisabeth Guigou, Romand Dumas ou encore Jean-Pierre Chevènement qui prennent successivement la parole. Charles Powell a été sollicité pour montrer le point de vue britannique, quand Andreï Gratchev, souvent considéré comme le porte-parole de Gorbatchev pendant la Perestroïka, revient sur les débuts de ce dernier à la tête de l’URSS.

La part belle est ensuite faite aux premiers artisans du traité 2+4, à savoir les diplomates, mais une fois encore, le décès d’un certain nombre de Russes, plus de trente ans après les faits, ne permet pas d’avoir leur point de vue sur le déroulement de ces mois décisifs. Trois des quatre directeurs politiques occidentaux chargés des négociations (Dieter Kastrup, John Weston et Ray Seitz – cités plus haut) livrent ici leurs souvenirs. Trente ans après, les événements de 1989-1990 s’insèrent dans une mémoire plus générale mais font également émerger des anecdotes, sur la personnalité de François Mitterrand notamment : pro-Allemand (Jacques Attali), qui refusa à Kohl une ouverture franco-allemande de la porte de Brandebourg (Jean-Louis Bianco) et qui invitait chaque année à l’Elysée les deux femmes allemandes qui l’avaient aidé durant sa fuite d’un camp de prisonniers pendant la guerre (Peter Hartmann, conseiller d’Helmut Kohl).

« Le regard de l’historien »

C’est celui que Frédéric Bozo (professeur d’histoire contemporaine à l’Université Sorbonne Nouvelle) est chargé d’apporter à ce recueil de témoignages, à partir du livre qu’il a rédigé sur le sujet en 2005 (Mitterrand, la fin de la Guerre froide et l’unification allemande, de Yalta à Maastricht, éditions Odile Jacob). Il évoque notamment dans ce bref chapitre la « légende noire de l’opposition de François Mitterrand à la réunification », qu’il bat en brèche en rappelant le contexte politique français intérieur de la fin des années 1980. Il revient également sur l’occasion manquée (de peu) de la Confédération européenne si chère à Mitterrand : « la fenêtre d’opportunité était déjà close car les pays d’Europe centrale et orientale étaient désormais allergiques à une structure excluant les Américains mais incluant les Soviétiques ». Dès lors, la réponse à la question « qui a perdu la Russie? » reste en suspend et cela aujourd’hui encore.

Un autre point est détaillé par Frédéric Bozo : il s’agit de la première dissension entre l’Allemagne réunifiée et la France au sujet de la guerre dans les Balkans. La première « prenait fait et cause pour l’indépendance de la Croatie et de la Slovénie, tandis que la France se voyait accusée de vouloir préserver la Yougoslavie moribonde ». Il ne faut pas oublier que « derrière la question yougoslave en cette fin de 1991, il y avait la question soviétique ». Quel ancrage européen pour une URSS dont l’éclatement semble alors imminent à tous les dirigeants ?

L’historien revient enfin sur « l’importance d’une politique de l’archive », bien comprise des Britanniques et Américain, chez qui les documents diplomatiques sont publiés dès le terme de l’accès légal (trente ans). En revanche, il faut attendre jusqu’à quarante-cinq ans en France la parution des Documents diplomatiques français du Quai d’Orsay.

Epilogue : l’effondrement de l’URSS

La fin du volume est composée de textes ultérieurs de B. Dufourcq (écrits en 1995 et 2005) et de 8 entretiens datant de 1992 à l’occasion de son départ de l’ambassade de Moscou. Mikhaïl Gorbatchev, Boris Eltsine, le maire de Moscou ou encore le commandant en chef des forces de la CEI s’expriment sur leurs relations (bonnes) avec la France et sur leurs inquiétudes quant à l’avenir immédiat de la Russie.

Les annexes documentaires présentent des documents essentiels à la bonne compréhension de la période : le fameux discours en Dix Points du chancelier Kohl sur les aspects concrets de la réunification trois semaines après la chute du mur, les documents des négociations du traité 2+4 ou encore le texte de la Charte de Paris pour une nouvelle Europe de février 1990.

Ce volume passionnant confronte les documents d’époque et la vision actuelle (des politiques, des diplomates et des historiens) pour éclairer ces bouleversements très rapides et inextricablement liés qu’ont été la réunification allemande, l’effondrement de l’URSS et la fin de Guerre froide. Les différents témoignages (en anglais et en français) sont relativement courts (quelques pages) et très agréables à lire. Une lecture recommandée aux lycéens, étudiants, enseignants et plus généralement à tous ceux qui s’intéressent à l’histoire contemporaine (et qui bénéficient d’une culture historique solide sur la période).