« Mais quoique ma tendresse pour mes peuples ne soit pas moins vive que celle que j’ai pour mes propres enfants ; quoique je partage tous les maux que la guerre fait souffrir à des sujets aussi fidèles, et que j’aie fait voir à toute l’Europe que je désirais sincèrement de les faire jouir de la paix, je suis persuadé qu’ils s’opposeraient eux-mêmes à la recevoir à des conditions également contraires à la justice et à l’honneur du nom français. »
Appel de Louis XIV à son peuple le 12 juin 1709.
Cet ouvrage éclaire d’un jour nouveau les nombreuses évolutions qui font des dernières guerres de Louis XIV une époque de transformations profondes et de refondation des rapports entre la guerre, l’État, le territoire et la société. Moins connue que le temps des conquêtes célébrées par les décors de Versailles ou les toiles de Van der Meulen, cette période 1688-1715 ne se résume pas aux limites de la guerre de siège et à la médiocrité de généraux courtisans, mais elle se révèle importante dans l’histoire longue des pratiques et de la conduite de la guerre.
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La gloire. C’est ce que Louis XIV, le « plus grand souverain de l’univers », avait de plus précieux, selon ses propres termes.[1] Cette gloire, c’est par-dessus tout son armée qui en fut son instrument et cette figure du roi guerrier et victorieux est souvent associée à la figure du Roi-Soleil, largement relayée par l’iconographie royale. Cela est nettement moins vrai concernant les dernières guerres de la fin du règne de Louis XIV. En effet, entre l’entrée dans la guerre de la Ligue d’Augsbourg en 1688 et la fin de la guerre de Succession d’Espagne en 1714, la France connaît les deux conflits les plus difficiles et les plus disputés des 54 années du règne du souverain. Sous la direction d’Hervé Drévillon[2], de Bertrand Fonck[3] et de Jean-Philippe Cénat[4], cet ouvrage se propose de faire le point avec les contributions de chercheurs français et étrangers les plus éminents. Ce livre qui rassemble les actes d’un colloque organisé à Vincennes par le Service historique de la Défense et l’université Paris I Panthéon-Sorbonne[5], souhaite ainsi « contribuer au renouvellement du regard porté sur les deux conflits les plus éprouvants du règne de Louis XIV que sont la guerre de la Ligue d’Augsbourg (1688-1697) et la guerre de Succession d’Espagne (1701-1714) » (p. 8).
Hervé Drévillon et Bertrand Fonck introduisent ce volume par un rapide tour d’horizon historique et historiographique de cette période. Le tournant qui s’opère dans le règne du souverain à partir des années 1680 est marqué par des évolutions multiples dans de nombreux domaines : militaire et dans les pratiques de la guerre en premier lieu, mais aussi dans les équilibres stratégiques et géopolitiques entre les puissances européennes et dans leurs possessions ultra-marines. La période est également marquée par deux crises démographiques majeures (1693 et 1709) dont les rapports avec la guerre ne furent que très indirects. Enfin, les auteurs soulignent également les conséquences de la guerre sur le processus de construction de l’État moderne à la fin du XVIIe siècle (les questions de fiscalité notamment).
La première contribution intitulée « Réflexion sur Giant of the Grand Siècle. Un ouvrage d’histoire militaire » est une invitation pour l’historien militaire américain John A. Lynn à effectuer ici un exercice original d’ego-histoire. Cet historien a écrit sur divers sujets, avec une préférence pour l’Europe du XVe siècle au XVIIIe siècle, notamment deux ouvrages majeurs : Giant of the Grand Siècle : the French Army, 1610-1715, Cambridge, Cambridge University Press en 1997 et The Wars of Louis XIV, 1667-1714, Londres, Longman, 1999 (traduit en français sous le titre Les guerres de Louis XIV, 1667-1714, Paris, Perrin, 2010). Il revient ici de manière intéressante sur la genèse du premier titre mentionné, sa démarche et son parcours d’historien militaire (des bifurcations dans ses recherches menées depuis une vingtaine d’années l’ont quelque peu éloigné de la thématique de ce colloque) mais également sur certains points de débat suscités par son ouvrage.
L’ouvrage s’organise ensuite en quatre grandes parties, quatre grandes thématiques : celle des reconfigurations géostratégiques, celle des combats, de la question des campagnes et enfin des regards portés sur les guerres et la guerre (1688-1715).
Dans la première partie « Reconfigurations stratégiques » (pp. 47-96) trois contributions permettent d’éclairer les choses. Jean-Philippe Cénat explore et analyse chacun des théâtres d’opération de la France sous Louis XIV durant les deux conflits qui nous occupent. Les Pays-Bas, espace frontalier est le front prioritaire, le principal champ de bataille de l’Europe du fait également de sa topographie (majoritairement des plaines, idéales pour livrer des batailles). Pourtant la conquête de ces territoires et leur contrôle entier n’a jamais été facile pour Louis XIV. Les places-fortes, notamment la ceinture de fer construite par Vauban, réussit ainsi à protéger la France une invasion fatale (p. 51). La présence du Rhin et de la Forêt-Noire ont rendu le front allemand délicat et ont constitué des obstacles majeurs à une pénétration française dans l’Empire. Pour l’Italie la topographie des lieux a également constitué à la progression française. En effet, le principal problème stratégique consistait à traverser les Alpes, et à entretenir des troupes au-delà de cette barrière naturelle, notamment en hiver. Toutefois, il était difficilement concevable d’abandonner les cols alpins aux ennemis de les laisser ainsi envahir le royaume (p. 55). Enfin, le front espagnol, malgré les Pyrénées qui formaient une barrière bien plus difficile à franchir que les Alpes, devient pendant et après la guerre de Succession d’Espagne, un théâtre d’opérations majeur favorable à la dynastie des Bourbons. Éric Schnakenbourg replace la situation de la France dans le contexte des reconfigurations géopolitiques de l’Europe du Nord au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles. Le rôle diplomatique important que la France avait joué et entretenu dans cet espace (notamment avec la Suède) change à cette période charnière et elle se retrouve largement exclue. Les tensions entre la Suède et la Russie se font de plus en plus fortes et aboutissent à la Grande Guerre du Nord (1700-1721). En 1702, alors que la guerre de Succession d’Espagne commence, Louis XIV n’a ainsi plus aucun allié dans le Nord où il a été clairement surpassé par la diplomatie de ses ennemis. Enfin, Philippe Hordej dresse un bilan naval colonial du théâtre atlantique durant la seconde partie du règne de Louis XIV. Selon le théoricien de la stratégie maritime américaine de la fin du XIXe siècle Alfred T. Mahan, la Hougue, « la dernière grande bataille des escadres françaises » serait un désastre assimilé à un coup de grâce qui sonnerait le glas de la Marine de Louis XIV. La marine française sort ainsi épuisée du conflit, elle se maintient jusqu’en 1707 et finie par servir de variable d’ajustement, les coûts financiers étant très importants. La course s’impose ainsi de plus en plus car elle est bien plus rentable (coûts partagés avec le privé) et elle assure la survie économique et sociale des arsenaux. Au niveau des colonies américaines, si la monarchie louis-quatorzienne a montré beaucoup d’ambition sous Colbert, elle se révèle incapable, une fois la voie de l’expansion ouverte, d’assurer un approvisionnement efficace ainsi que d’épauler efficacement ces dernières au niveau militaire. Le peuplement particulièrement défaillant et la faiblesse démographique des colonies (notamment en Nouvelle-France) rendent compliqués d’en assurer la défense. Les envois de soldats ne renforcent pas vraiment le potentiel militaire des colonies quand les milices opposent à l’ennemi une défense bien plus efficace, notamment aux Antilles. La marine du roi aux colonies n’a que peu de moyens et se révèle peu efficace. Les colonies tiennent bon toutefois.
La seconde partie « Combats » (pp. 97-171) explore les champs de batailles, les hommes et les stratégies militaires de cette période. Jamel Ostwald ouvre ainsi cette dernière par une intervention au titre un brin provocateur « Louis XIV aimait-il trop la bataille ? ». Il entend fusionner ici deux déclarations du Roi-Soleil, celle qu’il aurait faite sur son lit de mort qu’il aurait un peu trop aimé la guerre d’une part et d’autre part cette formule inscrite dans l’une de ses lettres écrites pendant la guerre de Hollande : « les grands sièges me plaisent plus que les autres », pour rouvrir la question de la perspective stratégique militaire de Louis XIV : que pensait-il de la bataille et pourquoi ? (p. 99) L’historien cherche ainsi par exemple les raisons qui lui auraient fait préférer les sièges plutôt que les batailles rangées alors que cela est à fortement nuancer pour les derniers conflits de son règne notamment la guerre de Succession d’Espagne. Le souverain était réticent à engager une bataille si elle n’était pas sûre d’être assortie d’une victoire. Il n’engage ses troupes qu’uniquement s’il n’a pas le choix (si une place allait être perdue sans par exemple). La question posée de savoir s’il aimait vraiment trop la bataille est donc délicate à trancher. Clément Oury rentre au cœur de la bataille en s’intéressant à l’expérience des combats de la guerre de Succession d’Espagne notamment, et à la perception des hommes plongés en plein milieu de celle-ci (un des enjeux de la nouvelle histoire-bataille). Il analyse l’environnement sensoriel particulier du combattant (du spectacle à la souffrance) et plonge le lecteur dans cette ambiance particulière, faite de couleurs multiples, de fumées, de bruits et de sang, de peur et de panique… Boris Bouget poursuit le propos en s’intéressant à l’histoire et aux évolutions de l’infanterie française soufrant d’un double retard (matériel ou technologique d’une part, tactique d’autre part) mais qui n’a finalement que des répercussions très limitées sur le champ de bataille entre 1688 et 1715 . Paul Vo-Ha conclue cette partie en s’intéressant au sort des vaincus qui différent selon les cas. Si la reddition honorable des vaincus à l’issue de sièges royaux s’impose comme une norme (ces derniers bénéficiant d’une règlementation très encadrée), les dernières guerres de Louis XIV montrent des limites à ces pratiques, une radicalisation des combattants et une montée de la violence poussée à l’extrême. Trois exemples sont étudiés qui sont autant de théâtres d’opérations et de figures de l’ennemi propices aux exactions (le sac du Palatinat, la guerre contre les Barbets et des opérations contre les Camisards).
Dans une troisième partie intitulée « Campagnes » (pp. 175 à 226), trois contributions viennent enrichir le thème. Frédéric Chauviré s’intéresse au rôle et aux évolutions de la cavalerie dans les dernières guerres de Louis XIV (apparition et développement de nouvelles troupes ; les hussards et des dragons). Fadi El Hage traite de la figure de Louis-Joseph, duc de Vendôme, un des généraux les plus célèbres de la fin du règne de Louis XIV, et étudie ses campagnes en Italie (1702–1706). Cette figure incarne « les paradoxes d’un général combinant des qualités essentielles au combat tout en manquant de celles inhérentes à un technicien capable de manœuvres à l’instar de Turenne » (p. 202). François Royal conclut cette partie sur « l’histoire campagne » en développement le rôle et l’impact des quartiers d’hiver notamment celui de la campagne de Flandre de l’hiver 1711-1712. L’auteur entend bien dépasser le truisme qui serait de dire que le quartier d’hiver ne serait qu’une simple période de cessation des combats entre deux campagnes pour essayer de mesurer la réelle incidence des préparatifs et de la pause hivernale sur la campagne à venir.
Dans une quatrième et dernière partie intitulée « Regards sur la guerre » (pp. 229-291), les contributions montrent que ceux-ci sont pluriels. Émilie Dosquet revient sur l’un des évènements majeurs de cette période le sac ou la « désolation du Palatinat » (1688-1689) pour analyser comment l’évènement a pu être justifié par les uns ou dénoncé par les autres comme contraire à un droit de la guerre moderne en pleine formalisation. Isaure Boitel revient dans son intervention sur son sujet de thèse, à savoir le dénigrement de l’image du Roi-Soleil, noircie par ses ennemis (notamment d’Angleterre ou des Provinces-Unies) lors de la guerre de la Ligue d’Augsbourg au moyen de gravures, pamphlets, almanachs… écornant notamment son image de roi « très chrétien » (catholique). L’image de Louis XIV est instrumentalisée afin de faire « front commun » au sein d’un même pays, mais aussi à plus grande échelle. Ainsi, quel que soit le public visé, Louis XIV fait toujours figure d’ennemi du monde chrétien pour ses détracteurs, le plus souvent protestants (p. 255). Les œuvres colorisées présentent à la suite de l’article, illustrent bien les axes choisis par les détracteurs du souverain pour le critiquer et le ridiculiser. Bertrand Fonck se livre enfin à une analyse des peintures de guerres entre 1688 et 1715. L’auteur rappelle le soin apporté par le Roi-Soleil à la construction de sa gloire par l’image : « Louis XIV a gagné la guerre de la propagande face à la postérité, au point que les images exaltant sa grandeur font partie des icônes de l’histoire de France » (p. 273). Pourtant, les représentations iconographiques des dernières guerres de Louis XIV et du souverain lui-même, qu’il s’agisse d’œuvres contemporaines ou rétrospectives, sont bien plus rares (raisons économiques, absence du roi sur le champ de bataille…) que pour les périodes précédentes. Cette « faiblesse de la production picturale consacrée aux dernières guerres de Louis XIV et la visibilité réduite des œuvres existantes […] semblent ainsi avoir joué un rôle important non seulement dans l’image des dernières guerres de Louis XIV dans les représentations collectives, mais aussi dans le regard que porte l’historiographie sur la guerre à cette époque et sur ses évolutions » (p. 289). Il faudra finalement attendre les années 1740 (guerre de la Succession d’Autriche et victoires françaises), pour que le « contexte stratégique, institutionnel et artistique permette le lancement d’un nouveau programme de tableaux de bataille officiels » (p. 290).
En guise de conclusion (« 1715, un après-guerre »), Thierry Sarmant revient sur le grand legs des guerres de Louis XIV, notamment celles de cette fin de règne (structuration et professionnalisation d’un corps d’officiers, nouvelle place de celui-ci et de l’armée dans le pays). S’il ne revient pas sur la croissance de l’armée, de l’État et de la fiscalité française, déjà bien documentée ; il préfère insister sur les transformations politiques et sociales profondes et durables intervenues dans cette période, en les mettant en rapport avec ce qu’il se passe dans le reste de l’Europe (cf. les actes du colloque dirigé par Michèle Battesti et Jacques Frémeaux, Sortir de la guerre, Paris, PUPS, 2014). Dans un pays las de la guerre, de la culture de guerre finit par sortir une culture de paix. Ces aspirations à la paix se sont diffusées dès la fin du XVIIe siècle dans les cercles gouvernementaux et le reste de la population. Les guerres qui viennent de s’achever, au-delà de l’armée elle-même, ont ainsi profondément transformé la société, l’État et les mentalités (p. 302).
Ce livre est dense, renforcé par une abondance de références en notes de bas de page renvoyant à une bibliographie internationale imposante sur le sujet. À la pointe de l’historiographie la plus récente, il fait le point sur les nombreux aspects de la guerre en France et en Europe à cette période avec de nombreux documents exploitables directement (cartes, monnaies, graphiques, etc.) et 17 pages iconographiques colorisées. Il conviendra parfaitement à un public universitaire (licence, master) mais il sera également un point d’appui complémentaire et solide pour les étudiants et étudiantes se destinant aux concours de l’enseignement (Capes et Agrégations externes d’Histoire et de Géographie) qui ont à plancher sur la question : « État, pouvoirs et contestations dans les monarchies française et britannique et dans leurs colonies américaines (vers 1640 – vers 1780)
[1] « Déclarations aux membres de la Petite Académie, 1663 » dans CHALINE Olivier, Le règne de Louis XIV, Paris, Flammarion, 2005, p.101.
[2] Hervé Drévillon, professeur d’histoire moderne à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne, est directeur de la recherche au Service historique de la défense. Spécialiste d’histoire militaire, il a participé à de nombreux ouvrages sur ces questions par exemple :
- Avec Olivier Wieviorka (dir.), Histoire militaire de la France (2 volumes), Paris, éditions Perrin, 2018.
- Avec Arnaud Guinier (dir.), Les Lumières de la guerre. Mémoires militaires du XVIIIe siècle conservés au Service Historique de la Défense, Paris, Publications de la Sorbonne, 2014.
[3] Bertrand Fonck archiviste paléographe et docteur en histoire, est conservateur du patrimoine au Service historique de la Défense où il dirige le département des fonds d’archives. Docteur en histoire de l’université de Paris-Sorbonne, il est notamment l’auteur de plusieurs articles ou ouvrages sur l’histoire militaire et diplomatique des XVIIe et XVIIIe siècles, portant notamment sur la guerre de Sept Ans en Nouvelle-France. Il a récemment codirigé avec Nathalie Genet-Rouffiac : Combattre et gouverner dynamiques de l’histoire militaire de l’époque moderne, XVIIe-XVIIIe siècles, paru aux Presses Universitaires de Rennes en 2015.
[4] Jean-Philippe Cénat est professeur agrégé et docteur en histoire. Il enseigne en classes préparatoires aux grandes écoles et a soutenu en 2006 une thèse sur Chamlay à l’université de Paris 1. Spécialiste de l’histoire militaire du Grand Siècle, il a publié notamment en 2010 un ouvrage sur la direction de la guerre à l’époque de Louis XIV, le roi Stratège (Jean-Philippe Cénat, Le roi stratège : Louis XIV et la direction de la guerre, 1661-1715, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010, 388 p.) et une biographie de Chamlay (2011).
[5] Celui-ci intitulé « 1688 1715, le grand tournant. Guerre et équilibres stratégiques à la fin du règne de Louis XIV » s’est tenu les 19 et 20 novembre 2015 … soit une semaine après les attentats qui ont frappé Paris le 13 novembre 2015.
©Rémi Burlot, pour Les Clionautes