Edouard Lynch, professeur d’histoire contemporaine à l’université Lumière Lyon 2, étudie les manifestations paysannes, en France, de la fin du XIXe siècle à la fin du XXe siècle. Il présente leur singularité en particulier un recours fréquent aux actions illégales et s’interroge sur la place de la violence, qui lui semble croître jusqu’en 1976 (fusillade de Montredon, en Languedoc).

Cette étude du répertoire d’actions des paysans présente d’emblée plusieurs  intérêts. Tout d’abord, elle porte sur plus d’un siècle et permet de repérer les évolutions et les permanences de ce répertoire. De plus, elle n’est pas centrée sur une région mais porte sur l’ensemble du pays (même si certaines régions sont bien plus actives que d’autres) et permet de comparer les modalités d’action entre régions et catégories de producteurs. Enfin, l’auteur montre que, très tôt, les organisateurs de ces mobilisations et les manifestants ont utilisé les médias pour toucher l’opinion publique. Les sources utilisées sont la presse nationale et régionale, parfois les journaux télévisés, mais aussi « les enquêtes initiées par les parquets » transmises « au ministère de la Justice, afin de décider d’éventuelles poursuites » (p. 11).

                La première partie de cet ouvrage étudie le passage « de la révolte à la manifestation ». Entre 1870 et 1914, les paysans font l’apprentissage de la manifestation. Les pages consacrées aux vignerons du Midi qui, selon l’auteur, auraient inventé la manifestation moderne en 1907, nous semblent particulièrement intéressantes. L’auteur insère, en effet, ces manifestations dans le cadre national et dans le temps long, considérant qu’elles ont joué un rôle décisif dans la construction d’un répertoire pacifié, même si la fin de ce cycle fut accompagné de violences, en dehors du Midi et du monde paysan.  Le « rituel manifestant » qui s’affirme alors voit se développer les réunions publiques, les défilés dans les villes, les délégations auprès des autorités… Ces manifestations dans lesquelles sont portées les revendications s’accompagnent d’une interpellation de l’État appelé à résoudre les difficultés de la profession. Modèle qui s’est diffusé bien au-delà du Languedoc-Roussillon…

                Dans un deuxième temps, entre 1920 et 1940, des organisations liées à la gauche ou proches de la droite voire de l’extrême-droite, comme les chemises vertes de Dorgères, jouent un rôle important dans les mobilisations paysannes. L’auteur repère, dans les discours d’une partie des dirigeants, un ton martial, une virulence du propos et une violence discursive qui, néanmoins, débouche rarement sur des violences contre les personnes (forces de l’ordre) ou des déprédations matérielles même si des heurts interviennent parfois. On retrouve dans ces années, les meetings, les défilés sur la voie publique, plus fréquents dans les années 1930, les délégations auprès des autorités… Apparaît, alors, la manifestation dans la capitale, telle celle en 1929 du Parti agraire contre la Bourse du commerce de Paris mais aussi celles de janvier 1933 ou de septembre 1936. Autres innovations de cette période : la mise en place de services d’ordre lors des manifestations, la fourche qui s’impose comme symbole de la révolte paysanne… Néanmoins l’année 1935 marque une « césure » avec un « net reflux » des manifestations paysannes après cette date (p. 173).

                Dans une troisième partie, « le temps de la radicalisation »,  l’auteur étudie l’évolution du répertoire d’actions entre 1945 et 1966. L’année 1953 voit les paysans agir massivement dans le Midi, le Centre de la France et au-delà. Cette année est aussi celle de l’invention des barrages sur les axes de communication d’abord en Languedoc-Roussillon puis ailleurs. Dans le Midi, ces barrages sont impulsés par des structures autonomes vis-à-vis du syndicalisme agricole majoritaire (FNSEA, Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles, dirigée par des responsables proches de la droite). Dans le centre, ils le sont par des FDSEA regroupés dans le Comité de Guéret, animé par des militants proches de la gauche. Le début des années 1960 est marqué dans l’Ouest comme dans le Midi par l’irruption de nouvelles générations qui n’hésitent pas à mener des actions de commando contre des infrastructures, à détruire des produits agricoles… Un des buts des activistes étant  de gagner la « bataille des médias » (p. 264). Dans cette partie, sont aussi présentées les difficultés qu’éprouve l’État à répondre à cette agitation paysanne. Celui-ci fait d’ailleurs le plus souvent le « choix de l’apaisement » (p. 279).

                « Le temps de la violence » est, selon l’auteur, compris entre 1968 et 1977. L’année 1967 est, dans l’Ouest comme dans le Midi, une « année explosive » au cours de laquelle des producteurs affrontent les forces de l’ordre et où certains recherchent des alliances sociales. Ce n’est donc pas tant la violence des événements parisiens du printemps 1968 que leur coloration politique qui  heurte nombre d’agriculteurs. Dans les années qui suivent, les actions se multiplient, des alliances se tissent, la violence s’enracine et la justice semble paralysée, sauf quand les actions sont menées par les Paysans-travailleurs (p. 348). La fusillade de Montredon (1976) marque cependant un tournant : les activistes essaient ensuite de tourner les actions vers des « mises en scène symboliques et la médiatisation » (p. 378). Et ce d’autant plus que la lutte du Larzac a montré qu’un autre répertoire d’actions était possible.

L’épilogue d’une quinzaine de pages évoque les transformations des manifestations paysannes depuis la fin des années 1970.

En bref, un ouvrage qui intéressera les professeurs d’histoire, de SES et ceux qui interviendront en science politique (à l’heure ou ce CR est rédigé, nous ne connaissons pas encore les programmes de Terminales de la spécialité HGGSP). Il s’insère dans les recherches menées sur la manifestation, sur l’usage de la violence ou sur les luttes paysannes.