Le titre, encore allongé par un sous-titre, ne doit pas décourager de prendre le dernier livre de Jean-Paul Demoule en mains, et l’épaisseur du volume non plus. Archéologue, l’auteur a pu œuvrer sur des chantiers non seulement en France (notamment dans la vallée de l’Aisne), mais aussi dans bien d’autres pays. Il s’est spécialisé dans la connaissance de la période du Néolithique et de l’âge du fer. Mais il a eu le souci d’éclairer le public sur l’archéologie, en publiant des ouvrages. L’un des plus notables a remis en question le mythe de l’origine indo-européenne de la civilisation occidentale, ce qui a contribué à l’émergence d’une belle polémique : Mais où sont passés les Indo-Européens ?, Seuil, 2014.

Aux derniers Rendez-Vous de l’Histoire de Blois (2017), Jean-Paul Demoule avait présenté le n° 8117 de « La Documentation photographique », qu’il avait réalisé : Le Néolithique. À l’origine du monde contemporainVoir la présentation sur le site de la librairie Fayard.. Il en a d’ailleurs été rendu compte dans notre Cliothèque. Dans ce numéro, l’auteur avait réfléchi à l’importance de cette période sur les siècles suivants, et à ce qu’elle a eu de décisif dans les choix qui ont alors été faits par les hommes, consciemment ou non. La quinzaine de pages du volume ne permettait évidemment pas d’aller bien loin, mais son mérite principal avait été de donner un aperçu très synthétique sur cette problématique, en même temps que les documents commentés offraient un certain approfondissement. Cette base, qui s’adressait principalement à un public enseignant, devait être développée. C’est chose faite avec ces Dix Millénaires.

L’ouvrage est très accessible et très aisé à consulter. Il se lit non seulement très facilement, mais l’auteur a eu le louable souci de placer des annexes très appréciées. À l’index, très complet, s’ajoutent en effet une chronologie simplifiée, un « arbre de l’humanité » (bien pratique, tant il est facile de se perdre dans les différents groupes et sous-groupes humains), une « brève histoire de l’Europe et des alentours » (dont on peut regretter l’absence des continents américains et océaniens), ainsi qu’un glossaire. Bref, si vous avez rêvé d’une synthèse ou d’un livre de base sur le Néolithique, vos vœux sont désormais exaucés. On pourra peut-être regretter l’absence de notes de bas de page, mais des encadrés parsèment les chapitres, qui apportent un éclairage particulier sur tel ou tel problème. Enfin, une bibliographie vient fermer le tout, avec des ouvrages généraux et une distribution par chapitre. Au total, ces éléments occupent à peu près soixante-dix pages : on aimerait beaucoup que les auteurs et les éditeurs de synthèses aient le même souci de rendre service au lecteur, et de faire de leurs ouvrages de véritables usuels.

Jean-Paul Demoule a pris le parti de faire de ses onze chapitres autant de questions qu’il explore : « Qui a inventé les peuples, les ethnies et les nations ? », par exemple. Cette façon de faire est présentée comme une liberté offerte au lecteur de lire et d’utiliser comme il le désire : une sorte de La Vie, mode d’emploi, façon archéologique. Des renvois aux autres chapitres le permettent. Cependant, on sent que le livre a été écrit de façon linéaire : peut-être perdrait-on à le lire autrement. L’auteur développe les bases qui ont été mises en place à ce moment-là, et on saura ainsi comment des sociétés agricoles se sont imposées aux groupes de chasseurs-cueilleurs, et ce que cela a eu comme conséquences sur les paysages, mais aussi sur l’organisation des hommes, d’un point spatial ou dans leur structuration. On saura comment certains d’entre eux se sont constitués en autorité, aussi bien politique que religieuse, comment les groupes en sont venus à s’affronter, comment les inégalités socio-économiques se sont développées, etc.

Mais la démonstration de l’importance fondamentale (au sens premier) du Néolithique, Jean-Paul Demoule veut nous faire réfléchir sur l’incongruité de l’enseignement pratiqué en France. Avec lui, on ne peut que s’interroger sur la quasi-absence de la période dans les programmes scolaires, qui ne se concentrent « que » sur les 2 500 ans que recouvrent les temps dits historiques, comme si l’homme était entré en Histoire comme il aurait accéder à un terrain totalement vierge.
Jean-Paul Demoule parle de « dix millénaires zappés » (p. 9), et sa conclusion lui permet d’éclairer « les raisons du zapping ». Le motif principal tient selon lui à ceci : « l’archéologie montre qu’une bonne partie de ce qui compose notre monde actuel, les villes, les chefs, les nations, les guerres, les dieux, et qui nous semblent aller de soi, a en fait une histoire et que cette histoire n’était pas forcément la seule qui aurait été possible… ». Ce faisant, il réfute l’idée d’une conception linéaire de l’Histoire (à l’image de la conception même du présent ouvrage), et qu’elle aurait pu se développer autrement. Des uchronies sont envisageables (et de nombreux auteurs s’y aventurent toujours plus nombreux), ce qui lui permet d’évoquer « une histoire potentiellement buissonnante » (p. 237) : les voies prises au Néolithique (l’agriculture au détriment de la chasse et de la cueillette…) n’étaient pas celles qui s’imposaient par la seule force de la logique des choses. Jean-Paul Demoule montre d’ailleurs que des retours en arrière ont eu lieu : des hiérarchies, qu’on pensait installées de façon immuable, ont éclaté ; des sociétés d’agriculteurs sont revenues à la chasse et à la cueillette. Autrement dit, les pouvoirs et inégalités actuels peuvent être combattus et renversés (p. 239). « Les Dix Millénaires » ont donc un contenu politique, comme en porte la connaissance de l’Histoire en général.

L’enseignement doit accorder toute sa place au Néolithique. Cette ouverture du champ chronologique vient confirmer les conclusions qu’on avait tirées du travail d’un autre chercheur, un géographe cette fois-ci, à savoir Christian Grataloup, et notamment de son Introduction à la géohistoire qui avait été commenté dans la Cliothèque. À l’élargissement de la vision des temps doit s’ajouter celui du champ géographique : Jean-Paul Demoule multiplie les exemples pris sur l’ensemble du globe (même s’il se concentre essentiellement sur l’Europe et le Moyen-Orient), comme son collègue géographe le fait couramment. Les deux démarches se répondent.

Aussi, on ne peut que souhaiter que les Clionautes se saisissent de ces deux livres pour réfléchir à nouveau à une redéfinition des programmes d’histoire et de géographie, mais aussi de l’enseignement dit « moral et civique ». Un premier essai avait fait en 2015, qui doit être transformé.

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Frédéric Stévenot, pour Les Clionautes