Gisèle Sapiro est sociologue, directrice de recherche au CNRS et directrice d’études à l’EHESS. Elle est notamment l’auteure de La Guerre des écrivains, 1940-1953 (Fayard, 1999) ou de La responsabilité de l’écrivain (Seuil, 2011).
Dans cet essai dense et passionnant, Gisèle Sapiro propose une analyse sociologique et une histoire de l’engagement des poètes et des écrivains, de l’affaire Dreyfus à la guerre d’Algérie. Cet ouvrage n’est pas une nouvelle histoire politique des intellectuels, il entend plutôt analyser les relations entre les modes d’intervention politique des écrivains et leurs conceptions et pratiques professionnelles.
La sociologue revendique l’héritage de Pierre Bourdieu et mobilise donc dans son étude les concepts de champ littéraire, de champ politique, de processus de politisation, d’autonomisation et de professionnalisation des écrivains.
L’auteure montre tout d’abord en quoi la politisation du champ littéraire français est le produit de son autonomisation au XIXe siècle. Les formes de politisation du champ littéraire sont étudiées avec l’importation et l’usage des catégories de « droite » et de « gauche ». Ces catégories politiques ont ici une signification particulière, elles sont en effet indissociables des enjeux et logiques propres à la littérature, avec par exemple les questions liées à la notoriété, à la reconnaissance, au succès, notamment économique. Dans le premier chapitre, G. Sapiro dresse un passionnant portrait sociologique de l’écrivain de « droite » et de l’écrivain de « gauche ». Elle définit les fondements du « sinistrisme littéraire », tout en montrant l’avènement d’une gauche littéraire après la Libération. Au-delà de la bipolarisation droite-gauche, l’auteure propose un modèle type d’intervention de l’écrivain dans l’espace public. Les « notables » (Paul Bourget, Henry Bordeaux…) se caractérisent par leur position dominante. Leur reconnaissance est due à leur succès littéraire, ils appartiennent souvent aux académies. Les « esthètes » affirment la prééminence du talent et du « style »; on les retrouve par exemple au sein de la NRF avec Gide, ou avec un auteur comme Roger Martin Du Gard. Les « avant-gardes » défendent la vocation subversive de la littérature, ils existent sous la forme collective du groupe, rédigent des manifestes et incarnent une certaine forme de radicalité dans l’engagement (les Surréalistes). Enfin, les « polémistes » tentent d’exister dans le champ littéraire en ayant recours à la dénonciation et au sensationnel, grâce au genre du pamphlet (Lucien Rebatet). Ces 4 modèles types se retrouvent dans tout le champ politique, comme le démontre l’étude très intéressante consacrée aux écrivains d’extrême-droite.
Un chapitre aborde l’engagement contraint des écrivains communistes de la « drôle de guerre » à la Guerre froide. La figure emblématique d’Aragon permet de comprendre comment les intellectuels communistes tentent, pour certains, d’évoluer et de trouver des marges de manœuvre dans un cadre contraint, l’espace où se rencontrent champ littéraire et champ politique, sous l’œil vigilant et critique du Parti.
La deuxième partie de l’ouvrage est consacrée aux visions du monde propres aux écrivains. G. Sapiro explore tout d’abord les relations complexes entre littérature et idéologie, en étudiant les conditions de production des œuvres, les rapports entre l’œuvre et le système de valeurs de l’écrivain, ainsi que la réception de l’œuvre.
Le cinquième chapitre traite de la question des enjeux politiques liés à la fiction. Au XIXe siècle, la fiction est aussi un moyen de contourner la censure, à une époque où le roman devient un genre subversif par les sujets qu’il aborde. Le roman peut mettre l’ordre social en jeu, les auteurs font donc l’objet de nombreuses poursuites pour atteinte aux mœurs (le célèbre procès de Flaubert). C’est dans le contexte de la Première guerre mondiale que l’histoire contemporaine prend une place majeure dans le roman. Le Feu de Barbusse obtient le prix Goncourt en 1916 et inaugure le succès du « roman de guerre désabusé », qui est aussi celui du pacifisme ( Le Grand troupeau de Giono en 1931…). La fonction testimoniale de la littérature est aussi prise en compte par ce qui n’est pas encore appelé la littérature engagée : L’Espoir de Malraux ou Gilles de Drieu la Rochelle abordent tous deux la guerre d’Espagne. La littérature engagée atteint son apogée avec l’occupation allemande et la Résistance : Le silence de la mer de Vercors, allias Jean Bruller en 1942 ou Les Amants d’Avignon d’Elsa Triolet en 1943. Après la guerre, Sartre propose sa théorie de la littérature engagée pour répondre aux problématiques du champ littéraire d’avant-guerre, à travers les oppositions entre pensée et action, entre l’art pour l’art et littérature à thèse.
Le renouveau du genre autobiographique est également étudié à travers la figure d’André Gide qui publie en 1926 Si le grain ne meurt et évoque certains tabous de l’époque (la sexualité, l’homosexualité…). On retrouve le souci de la vérité propre à l’entreprise autobiographique de Gide dans toutes ses prises de position politique et témoignages ultérieurs (Voyage au Congo, 1927 ; Retour d’URSS en 1936).
Avec la personnalité et le parcours complexe de Pierre Drieu la Rochelle, l’auteure montre de quelle façon histoire familiale et histoire nationale s’entremêlent.Une œuvre autobiographique comme Rêveuse bourgeoisie, révèle comment le le thème de la décadence, omniprésent chez cet écrivain qui a opté pour le fascisme et la collaboration, trouve son fondement dans l’expérience du déclin familial. Cette reconstruction de l’histoire familiale est elle aussi largement marquée par l’idéologie de Drieu la Rochelle et associée à la fin du vieux monde et à la modernisation. Elle s’explique aussi par son indétermination identitaire, entre le rêve et l’action, et par le sentiment de l’impuissance sociale.
Un chapitre particulièrement intéressant (le 7ème) montre comment la poésie devient l’un des moyens favoris d’expression de la Résistance. Elle permet de dissimuler son message en ayant recours à l’allégorie, à la métaphore, au déplacement temporel. L’exemple de la poésie d’Aragon et de la « contrebande littéraire » permet de comprendre comment celle-ci participe d’un « recadrage national » en utilisant la technique médiévale du trobar clus pour tromper la censure, ou par le recours à la chanson ou à la ballade. La poésie de la Résistance a aussi une fonction de témoignage, dans un moment historique marqué par la rupture des cadres habituels (avec par exemple le poème Oradour de Jean Tardieu d’août 1944). Si cette fonction testimoniale de la poésie, par la représentation ou la symbolisation, est ensuite discréditée après la Libération (par Sartre notamment), le chapitre démontre bien le rôle essentiel de la poésie engagée, dans la transmission des valeurs ou dans la perception du monde.
La trajectoire atypique d’André Malraux,écrivain devenu ministre, est ensuite étudiée. Malraux, autodidacte, s’affirme dans le champ littéraire grâce à sa connaissance des cultures asiatiques et par sa défense d’un certain relativisme culturel, dans un contexte (les années 1920) marqué par les controverses sur les rapports entre Orient et Occident (avec son roman La Tentation de l’Occident, 1926). La notoriété de Malraux, son action dans la Résistance et ses compétences dans le domaine culturel lui permettent, dans le contexte extraordinaire de la Libération, de passer du rôle de conseiller du Prince à celui de ministre de la Culture en 1959. Sa relation privilégiée à la culture, à la politique et au général de Gaulle est racontée après la mort de ce dernier en 1971, par l’écrivain, dans ses Antimémoires.
Enfin, en épilogue, G. Sapiro interroge la relative dépolitisation de la littérature française depuis les années 1970, sous le coup de la spécialisation et de la division croissante du travail intellectuel et de la professionnalisation du champ politique. L’essor de la nouvelle droite littéraire,farouchement opposée à l’antiracisme, au multiculturalisme et à mai 68 , permet à Gisèle Sapiro de démontrer combien les types idéaux élaborés pour le début du XXe siècle restent pertinents. Au pôle des « notables » elle rattache ainsi Michel Déon, Angelo Rinaldi ou Alain Finkielkraut. Eric Zemmour est le plus emblématique des « polémistes », auxquels appartiennent aussi Eric Naulleau, voire Philippe Muray. Ce dernier se rattache tout aussi bien au pôle des « esthètes » avec Michel Houellebecq. L’auteure s’attarde aussi sur les postures de pamphlétaires comme Renaud Camus ou Richard Millet. Cette droite littéraire radicale reste cependant minoritaire face à la gauche littéraire. Enfin, Gisèle Sapiro fustige l’opportunisme commercial et l’instrumentalisation de la réédition des pamphlets d’extrême-droite ( les œuvres de Lucien Rebatet, les pamphlets antisémites de Céline, les écrits de Charles Maurras…) dans un contexte marqué par la montée de l’extrême-droite en Europe.
Au terme de cette enquête, à bien des égards passionnante, le lecteur comprend mieux le lien très particulier qui existe en France entre littérature et politique. Il suit avec intérêt l’histoire de l’évolution de leurs relations au cours du XXe siècle. L’historien y trouvera des angles de vue originaux pour aborder la question de l’engagement des écrivains et comprendre en quoi des représentations apparues au moment de l’affaire Dreyfus restent de nos jours tout à fait valides pour beaucoup d’entre elles.