Depuis quelques années, une équipe internationale de chercheurs s’est constituée autour d’un programme de recherche sur les “élites” du Haut Moyen Âge, ce qui a déjà conduit à la publication de plusieurs ouvrages dans la collection Haut Moyen Age de l’éditeur BrepolsLes élites au haut Moyen Âge. Crises et renouvellements, 2006 ; Les élites et leurs espaces. Mobilité, rayonnement, domination (du VIe au XIe siècle), 2007 ; Hiérarchie et stratification sociale dans l’Occident médiéval (400-1100), 2008 ; La culture au haut Moyen Âge : une question d’élites ?, 2009..
Le dernier volume, issu des actes d’un colloque tenu à Bruxelles en 2008, porte sur les élites et la richesse. Il est composé de vingt-cinq communications (presque toutes en français) réparties autour de trois thèmes : “Discourir sur la richesse”, “Être riche” et “Obtenir et utiliser les richesses”. Sans revenir sur tous les articles, nous présenterons ici simplement quelques axes qui se dégagent de cet ample travail conduit par d’éminents chercheurs.
Qu’est-ce qu’être riche ?
Tout d’abord ce colloque permet de prendre conscience ou de rappeler ce que sont les deux grands constituants de la richesse. La possession des terres, qui s’accompagne de la perception de revenus et surtout de la domination sur les hommes, est l’élément essentiel du patrimoine des monastères comme des grandes familles aristocratiques. Il ne faut toutefois pas négliger l’importance des objets précieux dans la définition de la richesse : être riche suppose de pouvoir exhiber des “trésors”. En revanche la possession de numéraire demeure rare et le manque de monnaie est une des raisons expliquant le recours nécessaire et fréquent au crédit.
Mobilité de la richesse
L’instabilité des possessions est un des éléments marquants de cette période que cet ouvrage met particulièrement en valeur. Plusieurs articles, notamment ceux de Steffen Patzold, de Régine Le Jan ou d’Alban Gautier, soulignent que la dépense et l’ostentation sont des marqueurs nécessaires de la puissance, si bien que la destruction de richesses est partie intégrante de leur usage.
Par ailleurs les “échanges” (qu’il s’agisse de ventes, de dons ou d’échanges) sont une pratique extrêmement fréquente, d’autant plus visible que c’est elle qui fournit une grande partie des sources. À cela s’ajoute le poids de la guerre dont découlent de nombreuses redistributions de terres ou de richesses.
Il résulte de ces pratiques une étonnante instabilité des patrimoines qui semblent sans cesse en cours de redéfinition ou de restructuration, du moins jusqu’au XIe siècle. C’est ce que souligne Paolo Cammarosano de manière générale et que confirment les articles de Ian Wood sur l’Angleterre, d’Olivier Bruand sur l’Autunois, d’Isabelle Rosé sur la Bourgogne, d’Alexis Wilkin sur la Meuse moyenne, et de Thomas Lienhard concernant les Slaves.
Codifier les usages
Ce volume est aussi en partie consacré aux codifications qui entourent l’usage des richesses, codifications qui proviennent de trois sources. L’Église s’est efforcée d’encadrer l’usage des richesses en dénonçant l’accaparement des richesses (cupiditas), leur immobilisation infructueuse (avaricia) et en appelant au don. Plusieurs articles, en particulier celui de Dominique Iogna-Prat, essaient toutefois d’aller plus loin que ces idées générales et ouvrent à des recherches autour d’une éthique économique chrétienne ou d’une économie du christianisme.
Le pouvoir royal de Charlemagne – comme le montre Janet Nelson – se fait le relai du discours de l’Église en défendant un bon usage de l’argent, destiné au soutien des pauvres, contre le mauvais usage des munera destinés à la concussion.
La troisième source de codification n’est pas écrite : c’est celle de la culture des élites qui les contraint à une dépense ostentatoire qui ne saurait être assimilée à la charité chrétienne.
Quelle rationalité ?
Cet ouvrage est enfin traversé par la question de la rationalité des pratiques de la richesse qui sont présentées selon trois perspectives différentes, mais pas nécessairement antithétiques. La logique la plus attendue est la logique “religieuse” du don : les études d’Eliana Magnani sur la “mise en registre” des dons par la médiation de l’écrit et d’Isabelle Rosé sur la formulation de ces dons, en analysant comment l’objet donné peut d’une part changer de nature et d’autre part faire accéder le donateur à l’au-delà, permettent d’approfondir cette question.
Une autre logique est largement présentée dans cet ouvrage : la logique politique de dépense. L’article le plus marquant est de ce point de vue celui de Régine Le Jan, coorganisatrice du colloque dont l’influence se retrouve dans d’autres communications. Elle propose en effet de recourir à la notion de stress social afin d’expliquer des épisodes connus de destructions volontaires de richesses immenses. Ceux-ci ne résulteraient pas de la prodigalité et de l’ostentation imposées par les valeurs de l’élite, mais d’un stress né de l’instabilité sociale et politique, ainsi que d’une intense compétition pour le pouvoir.
Enfin, à côté de cette rationalité « qui instrumentalise les richesses à des fins non économiques, y compris en les détruisant » (R. Le Jan, p. 381), plusieurs articles présentent, de façon plus inattendue peut-être pour cette époque, les marques d’une réelle rationalité économique. Valentina Tonneatto s’efforce ainsi de montrer que les règles monastiques attendent de l’abbé un jugement économique tel qu’il puisse évaluer avec discernement les prix afin que le monastère puisse intervenir sur le marché sans nuire à la société. Avec des sources totalement différentes, Marie-Aline Laurent présente un intéressant dossier sur la gestion des biens fonciers par le monastère de Bobbio qui montre comment les moines, tout en s’intégrant dans un cadre normatif qui valorise la pauvreté c’est-à-dire l’usage du seul nécessaire, gèrent rationnellement les biens du monastère en tenant compte de leurs besoins, de l’apport de chaque droit et de la situation géographique des terres. Enfin François Bougard propose un article riche et approfondi qui renouvelle les connaissances sur le crédit durant le Haut Moyen Âge en le présentant comme une pratique tout à fait courante, à laquelle recourent aussi bien les riches que les pauvres et qui est un outil essentiel de la vie économique de cette époque.
Emmanuel Bain