Scène cinq fois millénaire gravée dans presque toutes les mémoires et bravant les outrages du temps et des hommes, il trône, là, paisible et impassible, couché aux portes du désert et au pied du célèbre plateau de Gizeh, nécropole de trois pharaons bâtisseurs d’éternité.
Le sphinx, plus grande statue jamais construite par l’Homme, est avant tout un symbole, celui de la civilisation de l’Egypte antique encore drapée ci et là d’un voile de mystères.
Civilisation qui intrigue par la dimension des vestiges légués à l’humanité mais également par les parts d’ombres, de lacunes qui parsèment encore son histoire, le sphinx en constitue quasiment le symbole, la quintessence, oserait-on dire…
Le sphinx incarne cette part d’ombre de la civilisation pharaonique. Mieux, il semble incarner l’énigme existentielle même.
Ce film documentaire édité par Arte se propose de marcher dans les pas de deux égyptologues qui ont consacré une part importante de leur carrière à désensabler le sphinx d’une partie de ses mystères. Mark Lehner, archéologue américain qui a consacré sa thèse au sphinx, est accompagné du très autoritaire et controversé directeur des antiquités égyptiennes, Zahi Hawass. Aujourd’hui, envisager un documentaire sur l’Egypte antique sans Zahi Hawass semble difficile.
C’est donc sur leurs traces que l’on chemine afin de découvrir la sortie du dédale dessiné par les mystères du sphinx.

Menaces sur le sphinx

Le documentaire prend pied dans le présent en soulignant la longévité de la statue mais également sa fragilité. Le sphinx, symbole d’éternité, est menacé.
Les menaces planant sur le sphinx ne datent pas d’aujourd’hui, elles sont multiples et ont évolué avec le temps.
La première est l’ensablement qu’il a connu avec l’affaiblissement du pouvoir pharaonique, au gré des crises. Ainsi, l’ensablement constitue un véritable baromètre de la santé du pouvoir pharaonique, seul capable d’entretenir ces gigantesques œuvres de pierres.
Ainsi, archéologues avant l’heure, certains pharaons du Nouvel Empire, au premier rang desquels Thoutmosis IV, entreprennent de déblayer le sphinx. Le jeune pharaon raconte son geste dans la stèle du Songe, placée entre les pattes du sphinx. Il a même fait édifier un mur d’enceinte de 9 mètres de haut afin de le protéger de l’érosion des vents de sable.
Après l’expédition de Bonaparte, Auguste Mariette en 1850 puis Gaston Maspero en 1880 tentent à nouveau de le désensabler, sans grand succès.
Le sphinx est définitivement libéré de sa prison de sable en 1936 après onze ans de désensablement et restauration sous la direction d’Emile BaraizeEmile Baraize était un égyptologue français qui a œuvré au désensablement du sphinx entre 1925 et 1936. . Cependant les restaurations de 1980-1987 sont catastrophiques, notamment par l’usage de ciment, « cancer du sphinx » selon Zahi Hawass.
La dernière opération de restauration du sphinx, à l’aide de mortier naturel, fut conduite en 1988-1998 sous la direction de Zahi Hawass.
Les désensablements successifs ont laissé la voie libre à une autre menace, l’érosion des vents.
La deuxième menace est celle plus insidieuse et invisible du sel et de l’humidité qui remontent d’une nappe phréatique située sous le colosse et rongent les entrailles calcaires de l’animal mythique le transformant alors peu à peu en poussièreEn effet, le soubassement du sphinx est taillé dans une roche composée de sédiments marins, le sphinx étant bâti dans une zone appartenant autrefois, il y a 50 millions d’années, aux fonds marins. .
Enfin, l’urbanisation, qui s’invite aux portes du plateau de Gizeh, drapée dans son manteau de pollution corrosive, rappelle au sphinx qui l’aurait peut-être oublié, sa part d’humanité et donc sa fragilité…

Du sphinx à l’Atlantide, les dérives de l’égyptologie européenne

A la fin du XIXème siècle, en effet, fleurissent plusieurs hypothèses toutes plus farfelues les unes que les autres. Lehner raconte qu’il a rencontré pour la première fois Zahi Hawass sur le plateau de Gizeh alors qu’il tentait de découvrir un passage creusé sous le sphinx et menant tout droit à une salle d’archives renfermant les secrets de l’Atlantide. A l’époque, Lehner travaillait pour le médium Edgar Cayce qui pensait que le sphinx était une trace laissée par une civilisation avancée ayant eu des contacts avec une civilisation extraterrestre issue de la constellation d’Orion…
Trois puits creusés dans le sphinx, mais ne menant nulle part, ont un temps entretenu ces hypothèses.
Ces idées abracadabrantesques ont cependant le mérite de montrer l’engouement parfois teinté de mystique suscité par ce lion anthropocéphale ainsi que les mystères qui l’entourent encore, et ce depuis le XIXème siècle.

Le sphinx, élément insolite au sein d’un gigantesque complexe funéraire

Long de 74 mètres, large de 14 mètres, haut de 20 mètres et lourd de 20 000 tonnes, le sphinx, autrefois coloré, prend place au pied du plateau de Gizeh, gigantesque complexe funéraire dressé pour la vie dans l’au-delà de trois souverains presque successifs de la IVème dynastie : Khéops, Khephren et Mykérinos.
Sous l’Ancien Empire, ces complexes funéraires étaient composés de quatre éléments : la pyramide dernière demeure du pharaon défunt, le temple haut ou chapelle funéraire dédié aux offrandes journalières des prêtres, la chaussée montante et le temple bas dans la vallée, lieu d’accueil.
Ce schéma est répété pour les trois pharaons et leur pyramide et pour d’autres encore. Cependant, le sphinx et son temple inachevé restent uniques.
C’est cette étrangeté, qui déroge au schéma habituel, chose assez rare chez les Egyptiens qui a et intrigue encore les égyptologues. Retracer l’histoire du sphinx et ainsi remonter à son origine permettra peut-être alors de lever un coin du voile sur ce mystère.

Le sphinx, une histoire partagée

Histoire partagée car le sphinx était menacé, déjà sous l’Antiquité, et qu’il a subi plusieurs opérations de restauration et pas seulement par les Egyptiens.
En effet, les Grecs puis les Romains qui se sont installés en Egypte ont eu à cœur de conserver une grande partie du patrimoine de pierre encore en place, dont cette étrange et mystérieuse créature qu’est le sphinx.
D’après un travail colossal de relevés effectué par Mark Lehner, Zahi Hawas a ainsi repéré plusieurs époques de construction et de restauration dans la structure actuelle de la statue. Ainsi, la tête et le corps dateraient de 2600 avant J.-C., époque de l’Ancien Empire et des grandes pyramides, soit vieux de quarante-cinq siècles.
Plusieurs rénovations ont ensuite été effectuées par les Egyptiens du Nouvel Empire (- 1 400 av J.-C.), mais également par les nouveaux propriétaires de l’Egypte, les Grecs (- 600 av J.-C.) et les Romains par Marc Aurèle (- 30 av J.-C.), puis en 1925.

Le sphinx, une symbolique remontant aux origines du pouvoir pharaonique

On n’a pas retrouvé de représentations de sphinx avant la IVème dynastie. Mais le lion semble tenir une place à part dans le bestiaire naturel et religieux des anciens égyptiens. Le sphinx est une créature hybride, un lion à tête humaine, mais il n’est pas unique dans le panthéon égyptien.

Ce lion anthropocéphale possédait en effet une symbolique à la fois religieuse et politique. Des lions ont été retrouvés dans les tombes royales des tout premiers pharaons. Le lion symbolisait donc la force et le pouvoir du roi. Mais il était également le gardien du monde des morts, le désert. Le fait que ce lion soit orné d’une tête d’homme incarnerait le pouvoir intelligent et modéré à l’opposé du lion, symbole de la force et de la violence incontrôlée.
La coiffe du nemès que porte encore le sphinx et la barbe postiche qu’il aurait arboré l’identifie plus précisément au pharaon, mais lequel ?
Le sphinx incarnerait-t-il un souverain en particulier ou symboliserait-il le pharaon dans son essence ?

Le sphinx, l’identité introuvable

Malgré les opérations de désensablement, de fouilles et les différents relevés, l’origine du sphinx, tout comme son identité semblent se perdre dans les ténèbres de l’histoire égyptienne. En effet, aussi paradoxal que cela puisse paraître, aucun texte écrit sur le sphinx n’est parvenu jusqu’aux égyptologues, à l’heure actuelle.
L’identité du pharaon qui se cache derrière la colossale statue se dérobe encore et laisse place aux diverses hypothèses des spécialistes.
Une seule certitude peut-être, celle de l’origine royale du sphinx orné du fameux nemès, coiffe des pharaons.
L’hypothèse la plus répandue est celle que défend Lehner. Le temple de la vallée de Khephren et celui du sphinx ayant des fondations communes et une organisation semblable, l’égyptologue américain a acquis la conviction que les deux édifices appartiennent au même complexe funéraire et que c’est donc le pharaon Khephren qui en serait l’inspirateur et l’instigateur.
Rainer Stadelman, égyptologue, quant à lui, pencherait plutôt pour Kheops, en s’appuyant sur les traits du visage du sphinx et de celle de Kheops. Or, la seule statue connue de Kheops, conservée au musée du Caire est une des plus petite jamais retrouvée en Egypte, ironie du sort pour ce pharaon qui a laissé le moment le plus gigantesque de toute l’histoire de l’humanité ! Cette hypothèse est jugée farfelue voire même raillée par Zahi Hawas du fait de la petitesse de la statuette et de l’impossibilité donc, de comparer les traits du visageZahi Hawass avance que la statuette de Kheops, haute de 10 cm daterait de la XXVIème dynastie et non de la IV dynastie, celle de Kheops..
Zahi Hawas insiste sur le fait qu’il faut étudier le contexte du sphinx pour espérer lever le voile sur son identité.
Ainsi, pour Mark Lehner, le sphinx serait lié à la symbolique du soleil. A l’appui, la trajectoire que dessine le soleil lors de l’équinoxe réunissant le sphinx et le côté sud de la pyramide de Khephren.

La stèle du Songe de Thoutmosis IV constitue peut-être le rare témoignage des Egyptiens sur la créature du sphinx, au Nouvel Empire, le sphinx représenterait ainsi le gardien des portes de l’au-delà.

Dans l’ombre du sphinx, les bâtisseurs des pyramides

Lehner et Hawas ont ainsi découvert les tombes des bâtisseurs de pyramides renseignant encore plus précisément sur le travail de ces artisans de l’ombre. Vingt et un corps de métier ont alors pu être identifiés. Ces tombes en briques de boue séchée pouvaient prendre la forme de pyramide ou de mastaba. Puis juste à côté, des quartiers sont apparus dessinant ainsi une véritable proto-cité : quartier d’administrateurs, de meuniers, d’ouvriers de passage venant de loin. Comme à Deir-El-Medineh à l’ouest de Thèbes dans la vallée des rois, ces vestiges ont offert aux égyptologues de précieux renseignements sur le quotidien de ces artisans d’éternité. Ils mangeaient de la viande de bœuf ou de moutons, par exemple et étaient organisés par corps de métier. Cependant, les outils, de cuivre, étaient rudimentaires, mais leur confection nécessitait une importante organisation car l’Egypte n’avait que peu de bois pour alimenter les forges chargées de façonner ses burins et ciseaux d’artistes dont le métal, comptabilisé en fin de journée, était précieux.
Cet archaïsme des outils comparé au gigantisme de ces œuvres de pierre de l’Egypte antique contribue également à cette auréole de mystère qui nappe encore par-ci par-là, l’histoire de l’Egypte pharaonique.

Mutilation sur le sphinx, Bonaparte blanchi !

Enfin, ayant débuté par les affres du temps et des éléments menaçant la créature, le documentaire se clôt sur les outrages des hommes et notamment la fameuse mutilation nasale… En effet, deux entailles témoignent d’une mutilation volontaire du sphinx et non d’un dommage du temps.
Ni Obélix, ni Bonaparte, ni même les Mamelouks ne seraient responsables de la mutilation. En effet, la légende a longtemps tenu Bonaparte responsable de cette défiguration, alors que l’égyptologie moderne doit tant à son expédition. Or des gravures de l’expédition montre bien le sphinx sans son appendice nasal. Les Mamelouks qui ont occupé l’Egypte de 1250 à 1798, avant d’être défaits par Bonaparte seraient-ils les coupables ? Cependant, un historien arabe, Al-Maqrisi, évoque déjà la destruction du nez dans un écrit daté de 1401. Zahi Hawass, rendant hommage au travail de Bonaparte, soutient l’hypothèse très répandue d’une mutilation d’ordre religieuse ayant été commise vers 1378 par un soufi nommé Mohammed Sa’im al-Dahr, exaspéré par l’adoration que vouait encore la population locale au sphinx.

Conclusion, le mystère demeure…

Si de nos jours, le sable du désert n’enveloppe plus le sphinx de sa couche à la fois protectrice et prédatrice, celui-ci n’en reste pas pour autant transparent à notre connaissance car un épais mystère a pris le relais de ce sable millénaire.
L’absence de sources sur la plus colossale statue jamais construite par l’Homme confère encore à cette créature de pierre une part d’ombre aux allures de mythe défiant aussi bien les affres du temps et du désert que la raison des hommes…
Malheureusement, ce documentaire ne fait pas toute la lumière sur les zones d’ombres qui enlacent encore le sphinx et reste encore auréolé d’une part de mystères. Cependant, si le spectateur peut rester sur sa faim, ce peut être aussi du au fait que toutes les hypothèses concernant l’identité de la créature hybride ne sont pas évoquées et en ce sens, ce documentaire revêt une part de partialité (due à la présence de Zahi Hawass ?). La dernière hypothèse en date avancée sur l’identité possible du sphinx en fait la représentation du pharaon Djedefrê, fils de Kheops et frère de Khephren. Une autre encore est celle de sa construction par Djedefrê mais en hommage à son père Kheops.
On regrettera également qu’il n’y ait pas plus d’égyptologues interviewés pour exposer ces différents points de vue. Mis à part Mark Lehner et Zahi Hawass, seul Richard Lebeau, égyptologue français, a été sollicité pour éclairer l’aspect religieux mais sans se prononcer sur le sphinx.
Un chapitrage est disponible dans ce DVD. Il a le mérite de nous interroger sur la succession des séquences ainsi que leurs transitions pas toujours lisibles. De plus, le fil directeur du documentaire nous apparaît parfois brouillon comme en témoignent la séparation des séquences sur les outillages des ouvriers que l’on retrouve par la suite en fin de documentaire.
En bonus, deux séquences sont proposées: une séquence de deux minutes de déambulation au milieu des nombreux sphinx présents au Musée du Louvre et au Musée du Caire, ainsi qu ‘un entretien avec Elisabeth David sur les premiers égyptologues français, Auguste Mariette et François Maspéro. Un entretien intéressant sur les débuts de l’archéologie égyptienne, entre passion et amateurisme.

Enfin, ce DVD est-il utilisable en classe ? L’Egypte n’étant plus intégralement au programme d’histoire de 6ème, alors que la France fut le pays pionnier de l’égyptologie, réduit considérablement l’utilisation pédagogique de ce documentaire. Cependant, les séquences sur le travail des ouvriers ou les menaces qui pèsent sur la créature de pierre peuvent être sollicitées en histoire… comme en géographie, autour du thème de la préservation du patrimoine, de manière illustrative dans le cadre du développement et tourisme durable en 5ème, pourquoi pas ?