Jean Sagnes – Jean Marielle
Le vote des quatre vingts, le 10 juillet 1940 à Vichy
Éditions Talaia Juin 2010, 111 pages 7 €

Les lecteurs de la Cliothèque connaissent bien Jean Sagnes, le professeur biterrois, qui a été la cheville ouvrière de l’université de Perpignan, et qui me fait à la fois l’honneur et l’amitié de nous transmettre ses ouvrages, livrés à domicile, c’est-à-dire dans mon casier dans la salle des professeurs de ce lycée Henri IV qui a compté Jean Moulin parmi ses élèves, faut-il encore le préciser ?

Cette fois ci, Jean Sagnes laisse provisoirement de côté ses études sur le mouvement ouvrier du Languedoc, Jean Jaurès, Napoléon III et les Saint Simoniens pour nous livrer une étude sur un moment fort, fondateur pourrait-on dire de l’histoire de la République. Celle-ci, qui devait disparaître le 10 juillet 1940, se voyait ainsi maintenue dans ses valeurs par une poignée d’hommes, ceux qui ont dit NON. Ces quatre vingts députés et sénateurs, issus de divers horizons avaient senti, avant leurs collègues, que les incitations au redressement national savamment distillées à Vichy, n’étaient que forfaiture.

Jean Sagnes reprend dans cette publication le texte modifié d’un article paru en octobre-décembre 1991 dans la revue d’histoire moderne et contemporaine. Les premières lignes de cet article peuvent, 20 ans plus tard, interpeller les professeurs d’histoire que nous sommes : « au mois de mai 1990, un sondage sur la seconde guerre mondiale était effectué parmi les Français de moins de 45 ans. À la question de savoir combien de parlementaires avaient refusé en 1940 de voter les pleins pouvoirs constituants au maréchal Pétain, 22 % des 18-44 ans ont répondu correctement, à savoir 80, et 38 % des étudiants-lycéens ont fait la même réponse. » Jean Sagnes se réjouissait alors de l’efficacité de l’enseignement de l’histoire sur la jeune génération. Il n’est pas sûr, que 20 ans plus tard, on obtienne le même résultat, d’autant plus que la réforme des lycées, en supprimant l’enseignement de l’histoire dans les séries scientifiques, même si cela se situe en classe de terminale, ne conduise à des connaissances beaucoup plus superficielles.

Cet article fait effectivement un point très précis sur le contexte politique qui a conduit un certain nombre de députés, de tous horizons, à refuser de se plier aux pressions de toute nature dont ils ont été l’objet pendant ce début du mois de juillet 1940, alors qu’il s’étaient regroupés à Vichy. Ce qui est également intéressant dans cet article, ce que l’on comprend aussi, sans que l’historien ne se livre à un procès a posteriori, c’est comment et pourquoi 88 % des parlementaires présents ont accepté de signer l’acte de décès de la république.
57 députés et 23 sénateurs ont donc voté contre un texte qu’ils estimaient, et leur pronostic s’avéra très rapidement juste, mortel pour la république. 80 parlementaires sur 846, c’est peu. L’article est riche de tableaux qui permettent de retracer précisément les prises de position des uns et des autres en fonction de leur appartenance politique et du groupe parlementaire auquel ils appartenaient. 176 parlementaires étaient d’ailleurs absents lors de ce vote du 10 juillet 1940. Les 27 passagers du Massilia qui étaient partis pour l’Afrique du Nord avec l’assentiment du gouvernement, mais également des députés communistes et des parlementaires des départements du nord-est du Nord qui, en raison des opérations militaires sont également empêchés de se rendre à Vichy. 60 députés et un sénateur communiste ont été déchus de leur mandat pour avoir refusé de condamner le pacte Germano-soviétique.

L’article évoque la répartition politique de ses opposants, qui sont loin d’être tous de gauche, à l’image du député de l’Hérault, Vincent Badie, avec qui j’ai eu de longues conversations lorsque je rédigeais ma maîtrise, mais plutôt des hommes du centre, issus d’un mouvement de la gauche indépendante, celui des dissidents communistes, le parti socialiste SFIO enfin qui ne vient qu’en quatrième position parmi le groupe d’opposants.
Ce ne sont pas forcément les plus jeunes des parlementaires qui ont voté contre le projet Laval, mais plutôt des hommes d’expérience. Au niveau professionnel ce groupe ne présente aucune originalité par rapport à leurs collègues. On y trouve 26 avocats huit médecins et pharmaciens, six industriels et négociants, des cadres supérieurs, quatre professeurs de l’enseignement secondaire et trois instituteurs etc.

Par contre, les départements méridionaux apparaissent comme surreprésentés et le professeur Jean Sagnes semble émettre l’hypothèse d’une résistance occitane à tout ce qui peut apparaître comme un renforcement du pouvoir central. Il est vrai que l’on retrouve une certaine correspondance avec les cartes de la résistance au coup d’état du 2 décembre 1851 tout comme dans les comportements électoraux lors de l’élection présidentielle de 1965.

Enfin, la question qui est posée, une fois que ces députés ont exprimé leur refus de voir mourir la république est de savoir comment ils ont pu continuer ce qui a pu apparaître comme l’un des tous premiers actes de résistance. La plupart d’entre eux ont subi des représailles de la part des autorités de Vichy, ont été poursuivis, mis sous surveillance policière et pour certains d’entre eux arrêtés, emprisonnés, déportés.

Les premiers résistants ?

L’auteur reprend également quelques explications sur la façon dont ce groupe de 80 qui a continué à communiquer pendant toute occupation, a pu entrer en contact avec Londres et a pu également jouer un rôle à la Libération. Pour le général De Gaulle cette poignée de parlementaires était à prendre au sérieux car elle donnait à son attitude de juin 1940 une légitimité encore plus forte.
L’auteur de l’article présente d’ailleurs un texte transmis à Londres le 17 décembre 1943 dans lequel les 80 s’adressent au comité de la France libre et assure le général de Gaulle, le conseil national de la résistance, et l’assemblée de leur entière confiance.
Enfin dans cet article le professeur Jean Sagnes évoque en conclusion le débat juridique sur la légalité du vote du 10 juillet 1940.

À Londres, auprès du général De Gaulle, le juriste René Cassin, qui rédigera par la suite la déclaration universelle des droits de l’homme, met en cause la légalité du vote du 10 juillet 1940 et des actes constitutionnels. Il faut toutefois souligner que d’autres juristes ont pu considérer que si l’assemblée avait déjà délégué son pouvoir législatif avec la procédure de décrets-lois, elle pouvait tout aussi bien déléguer son pouvoir de révision constitutionnelle. Mais pour les 80 l’enjeu n’était pas l’argument juridique mais bien le danger que soulignait la motion des 27 que le jeune député de l’Hérault Vincent Badie a été empêché de défendre à la tribune : « le projet aboutirait inéluctablement à la disparition du régime républicain ».

Pour ce parlementaire qui s’est exclamé, alors qu’il était repoussé par les huissiers, « vive la République, quand même ! », Comme pour ses collègues, il avait fallu résister à ces menaces directes et indirectes qui s’exercèrent à leur encontre. Les milices de Doriot tenaient le haut du pavé à Vichy, les troupes allemandes étaient à quelques dizaines de kilomètres, Pierre Laval manœuvrait en sous-main, le général Weygand menaçait d’un coup de force, et au final, sans doute sous le coup du traumatisme de la défaite et des scènes d’exode, l’assemblée nationale élue en 1936 devait accepter la mise à mort des institutions républicaines.

80 parlementaires sur 846 ont pourtant, malgré les risques encourus, fait le choix de dire non. J’ai eu l’honneur de rencontrer deux d’entre eux, députés de l’Hérault, Vincent Badie et Pierre Boulet. Ils étaient modestes et discrets, amusés tant d’années plus tard du joli coup porté à des hommes dont ils avaient eu la clairvoyance de douter de leur idéal républicain.

Bruno Modica Béziers le 6 décembre 2010