L’histoire de la Grande Armée est un jeu d’échelle. Si les grands chefs, à commencer par le plus illustre – Napoléon – et l’histoire bataille ont été étudiés sous toutes les coutures, le quotidien du soldat relève d’un renouveau historiographique. Au début du XXè siècle, le développement de l’alphabétisation et les débuts de la guerre de masse, jamais un aussi grand nombre de soldats n’avaient autant dressé de correspondances en tout genre à destination de leurs familles, d’amis. Cette production d’écrits culmine durant les guerres de la Révolution et de l’Empire. Cette correspondance volumineuse constitue un matériau de choix pour les historiens et représente une source de premier ordre qui donne une vision différente de ces hommes qui ont parcouru l’Europe. Les auteurs du présent ouvrage, Michel Roucaud, Nicolas Texier et François Houdecek ont puisé au cœur des fonds du Service historique de la Défense. Ils ont ainsi présenté, plus de quatre cents lettres émanant d’une vingtaine de militaires de tout grade de la Grande Armée.
Déjà riche en archives, témoignages, études et documents, la période napoléonienne n’échappe pas à ce renouvellement offert par les lettres de ses acteurs connus ou méconnus. L’alphabétisation, la progression de la pratique de l’écrit, puis le développement de la poste aux armées lors des guerres de la Révolution et de l’Empire permettent un essor inédit de la correspondance entre les militaires et leurs proches. La famille s’inquiète et le militaire se languit de ses conditions de vie. Du plus haut gradé jusqu’au soldat du rang, rares sont ceux qui n’écrivent pas à leurs proches ou amis, quitte à avoir recours à des camarades mieux alphabétisés.
Alphabétisation et instruction concourent à une production importante d’écrits
L’accroissement des échanges épistolaires privés sous la Révolution et l’Empire procède de plusieurs causes/ Cela tient dans un premier temps aux effectifs pléthoriques mobilisés par la France, qui se dote d’une véritable armée citoyenne avec les levées de requis et de volontaires, puis, avec la loi Jourdan de 1798, laquelle fixe la conscription. Dans le même temps, la généralisation de l’instruction se sont développées à la fin du XVIIIè siècle avec la généralisation des écoles primaires. Ainsi, en 1796, 40 % des militants révolutionnaires du département de l’Ain sont lettrés. L’armée encourage elle-même l’instruction en ne permettant l’accession aux grades de sous-officiers qu’aux soldats capables de lire et d’écrire, afin de répondre aux exigences du travail administratif qui s’impose peut à peu aux cadres des unités.
Par ailleurs, le service de la poste aux armées se développe dès lors sous la Révolution, afin d’acheminer toutes les lettres qui circulent entre les familles et les soldats envoyés combattre. Ce service, sous commandement militaire, est composé de civils qui assurent l’affranchissement, le transport et la distribution. Au sein des régiments, des vaguemestres sont désignés parmi les militaires et assurent les remises et levées de courriers lors des haltes et bivouacs. En fonction des échelons, cette tâche est assurée par des militaires de grades différents. Au sein de l’état-major de la Grande Armée et des corps d’armée, les vaguemestres sont des officiers. Au sein de la division, ce sont des sous-officiers attachés à l’état-major du corps. Complétant ce dispositif, chaque corps d’armée et chaque division dispose de son propre bureau de poste intégré. Enfin, la loi du 27 nivôse an III fixe les frais de port : 5 ou 18 sous selon le poids pour une lettre sans enveloppe. Le paiement est à la charge du destinataire. Souvent en manque d’argent, les soldats bénéficient ainsi du soutient de leurs familles pour conserver cette « ligne de vie » avec l’arrière.
Lettres de grognards dans les fonds du Service Historique de la Défense (SHD)
Depuis plusieurs années, le SHD a mené une politique d’acquisition de corpus de lettres de soldats de l’Empire afin de contribuer à ce renouvellement historiographique et de compléter, grâce à ces témoignages personnels, les fonds historiques actuels. Responsable de l’ensemble des lettres données, déposées ou acquises depuis la fin du XIXè siècle, la division des archives privées du SHD a établi le présent corpus, constitué de 18 fonds qui sont publiés ici, partiellement, ou en intégralité et qui représentent plus de 400 lettres écrites par 19 soldats et officiers de l’Empire et par les membres de leurs familles. Certains de ces fonds entrèrent dès le XIXè siècle dans les collections du Dépôt de la Guerre, ancêtre du SHD. C’est le cas des lettres du capitaine Amédée Le Noury, léguées par sa petite-nièce et classées dans un registre de la collection « Mémoires et Reconnaissances » de sa sous-série GR1M des archives de la Guerre. Ainsi, tout au long du XIXè siècle, cette sous-série recueille les dons et legs d’essais, de mémoires, de reconnaissances et de travaux de militaires de l’armée de Terre. Ces dons et legs continuent au XXè siècle. S’y ajoute le don de photocopies dont la dégradation que l’on ne peut regretter aujourd’hui de ne pas disposer des originaux. Si la pratique du don de copies de lettres a été abandonnée dans les années 2000 par la division des archives privées, les dons d’originaux se sont poursuivis, auxquels s’est ajoutée une politique d’acquisition raisonnée, destinée à faire écho au renouveau historiographique. L’ensemble offre un nouveau regard sur les campagnes, le physique du soldat, le combat, la mort, la nostalgie et ce que l’on appelle aujourd’hui les troubles post-traumatiques représentés par la souffrance physique et psychique.
Des lettres qui témoignent de l’expérience vécues et des mentalités
Les lettres publiées dans cet ouvrage sont écrites par des engagés ou des conscrits, de tout grade et de toutes les armes (cavalerie, infanterie, artillerie, génie, etc.). Certains de ces protagonistes connurent une fin tragique avant même d’avoir vu un champ de bataille ; d’autre ont connu un brillante carrière tel le général Rey, nommé général dès la Révolution. Plus fréquents lorsque le militaire est en garnison, les courriers se font plus rares lors des campagnes militaires. Le rythme effréné des combats, les fatigues des étapes et des marches forcées empêchent le soldat d’écrire. Mais dès qu’ils le peuvent, les militaires s’empressent de reprendre la plume, qui sur un tambour, voire un affut de canon, pour relater les combats vécus et rassurer leurs familles. Lorsque les lettres émanent d’un seul militaire, on découvre la machine interne de la Grande armée et la dureté des conditions de vie, l’ennui, la peur, la solitude, le manque d’effets et de nourriture, le manque d’argent, la « nostalgie » du pays, l’occupation d’un pays étranger, les espoirs d’avancement de grade. Ces courriers, à hauteur d’hommes, témoignent aussi des détails saisissant des blessures des combats et de la mort que la reconstruction mémorielle passera largement sous silence. On est ainsi frappé par le degré de souffrance que provoque, chers certains soldats, la rareté des lettres venues de l’arrière. Les reproches d’indifférence fusent alors volontiers et s’ajoutent aux protestations d’amour et d’amitié pour montrer l’attachement de ces hommes à un père, une mère, une épouse, un frère ou un ami
Couvrant toute la période impériale, ces lettres mettent en lumière le crépuscule de l’Empire avec une certaine vérité. Certains gradés mettent en cause Napoléon lui-même et ses erreurs. Ces hommes, au-delà des combats, se cherchent un avenir ou une situation sociale, notamment par le grade. Le retour à la vie civil témoigne ainsi de la difficulté pour un vétéran des guerres napoléoniennes, parfois invalide, d’obtenir sa retraite après la chute de l’Aigle.
Enfin, par tous ces aspects, l’ensemble de ces lettres incite à une double lecture : celle des événements racontés ici dans cet ouvrage et celle de la manière dont les soldats les rapportent à leurs proches quitte à en taire ou en grossir certains éléments. Elles disent