Offensive de la Russie en Ukraine, Printemps arabe : voici deux évènements récents qui montrent l’importance du blé dans le monde. Ajoutons à cela que 42 tonnes d’aliments sont jetés dans le monde chaque seconde et on mesurera encore mieux l’importance du sujet. Alessandro Stanziani, directeur d’études à l’EHESS, spécialiste d’histoire économique, retrace dans ce livre l’histoire du blé de façon très éclairante en sept chapitres.
Céréales, guerres et naissance de l’Etat moderne (1650-1750)
Le contrôle des céréales est consubstantiel à la naissance de l’Etat dit « moderne ». Le pouvoir territorial que celui-ci exerce s’appuie sur deux leviers : le recrutement massif de paysans pour ses armées et un système fiscal perfectionné. Or, les revenus de l’Etat dépendent de la production agricole, céréalière en particulier. L’auteur évoque plusieurs pays et époques. En Chine, la construction étatique est liée à l’organisation militaire par un tryptique : réserves céréalières, colonisation des steppes et contrôle des marchands sur le reste de l’approvisionnement militaire. De son côté, une des forces de Napoléon fut sa gestion novatrice des problèmes d’approvisionnement.
Marchés, travail et ordre social à l’époque préindustrielle
En Russie, la production et la structure sociale paysanne s’organisent autour de la commune. Ce système a été réévalué alors qu’il fut longtemps critiqué. Les progrès de l’agriculture anglaise sont limités et s’appuient sur l’intensification du travail. Pour la France, le schéma d’une agriculture marquée par l’absence d’innovations agricoles avant la révolution est abandonné aujourd’hui. Les crises de subsistance s’atténuent au XVIII ème siècle du fait de l’effet conjoint des progrès agricoles, du développement des transports et de la régulation.
Géopolitique du blé : l’expansion du XIXe siècle
Le blé français représente le tiers de la production européenne ce qui place l’hexagone au rang de principal fournisseur de l’Europe occidentale. Entre 1800 et 1900, la superficie mondiale des champs de blé double. Au XIXème siècle, l’Empire russe et l’Empire anglo-américain dominent la géopolitique du blé. La géopolitique céréalière est conditionnée avant tout par l’occupation russe en Ukraine puis par l’expansion impressionnante de la production de blé dans cette aire. Entre 1800 et 1920, les Etats-Unis, le Canada et l’Australie contribuent d’une manière décisive à l’explosion de la production céréalière, de blé, en particulier. Contrairement aux récits communs, l’introduction du blé aux Etats-Unis n’est pas tant le fait de l’inventivité des fermiers anglophones que de celle de mennonites russes.
Blés durs et blés virtuels : consommation et commerce du blé au XIXè siècle
L’histoire géopolitique du blé, dans laquelle l’Ukraine joue un rôle central, est liée à l’une des plus importantes révolutions alimentaires de l’époque moderne : les pâtes, devenues au XIXème siècle, en l’espace de quelques décennies, un aliment international. Entre 1870 et 1914, l’essor des spéculations globales et le nouvel impérialisme occidental sont largement responsables de l’apparition de famines répétées et meurtrières dans la plupart des pays du Sud.
Les nouvelles armes du blé : de la Première Guerre mondiale aux totalitarismes
En Russie, les conséquences du conflit sont catastrophiques. La France, elle, paie ses choix d’avant-guerre et ses erreurs pendant le conflit comme le manque de coordination de l’administration. Le blé constitue l’arme principale des belligérants pendant la Grande Guerre. Les pays vainqueurs bénéficient d’agricultures céréalières performantes en particulier grâce à leurs colonies. La production de blé passe de 50 millions de quintaux en 1925 à 80 millions au cours des douze années suivantes. Le blé reste un enjeu majeur dans le système mondial qui nait des décombres de la Première guerre mondiale.
Seconde Guerre mondiale, guerre froide et décolonisation : genèse d’un nouvel impérialisme céréalier
La Seconde guerre mondiale, les Trente Glorieuses et la décolonisation, sur fond de guerre froide, peuvent à cet égard être appréhendées comme faisant partie d’une même séquence. Destruction, reconstruction et expansion économique sont liées, tout comme les évolutions croisées que connaissent le monde capitaliste, le monde socialiste et le « tiers-monde ». A la différence de la Première Guerre mondiale, le blé joue cependant un rôle relativement secondaire sur l’issue de la seconde. La disette comme arme de guerre est ainsi centrale dans la stratégie allemande afin d’éliminer les populations ennemies et celles des territoires occupés. La Seconde Guerre mondiale et son issue ne sont pas directement liées au blé comme cela avait été le cas pour la Grande Guerre. Les Etats-Unis font de la guerre un levier majeur de leur croissance économique, non seulement avec la réorganisation de leur production, mais également grâce aux aides octroyées par les Alliés, une manière de propager l’American way of life. Entre 1950 et 2000, la production agricole mondiale triple tout comme la population de la planète. Plusieurs facteurs contribuent à expliquer la hausse des rendements comme le recours massif aux fertilisants ou l’introduction de nouvelles variétés de blé. Le pain est le produit le plus répandu issu du blé. Les tensions autour du blé à l’époque de la guerre froide dépassent l’opposition classique entre Occident capitaliste et URSS communiste : la confrontation se joue désormais à l’échelle globale, surtout avec la décolonisation et le problème du « sous-développement ».
Des années 1970 à nos jours : les nouvelles guerres du blé
Après 1973, les tensions contradictoires autour du blé atteignent leur paroxysme : la croissance de la production agricole bat tous les records alors même que les spéculations et les oscillations de prix s’emballent, confirmant que les marchés jouent un rôle déterminant. Entre 1960 et 2000, la production agricole a été multipliée par 2,5 alors que la population mondiale a doublé. L’Europe a du mal à augmenter les rendements agricoles. En 2000, l’agriculture est responsable de 70 % de l’utilisation des ressources en eau. Les cultures de céréales sont de plus en plus concurrencées par celles affectées à l’élevage. Le manque de blé est moins dû à la pression démographique qu’à la concurrence entre les usages multiples des céréales : consommation humaine, animale et agrocarburants. Actuellement, 200 millions de tonnes de blé sont échangées sur les marchés internationaux (le tiers de la production), soit le double par rapport au début du millénaire.
Cet ouvrage offre donc une approche originale, sur un temps long et des espaces variés, d’une matière première, le blé. On mesure mieux son rôle central. L’offensive russe en Ukraine s’explique par au moins trois enjeux : l’accès à la mer Noire, le contrôle des sources d’énergie et la mainmise sur le blé qui permet à la Russie d’exercer une pression sur les marchés mondiaux.