Cet atlas présente le cheminement de la construction historique du vin en France, au regard des évolutions politiques, culturelles, économiques, techniques, sociales et environnementales de l’Antiquité à nos jours.
Matthieu Lecoutre s’attache à montrer l’alliance entre le travail des hommes et la nature, l’importance du territoire, l’évolution des comportements et des pratiques vis-à-vis du vin.
Un découpage en trois temps est proposé : l’affirmation civilisationnelle du vin est mis en évidence (de l’Antiquité au Moyen-Age), puis son renforcement à l’époque moderne, enfin son apogée et son évolution nécessaire à l’époque contemporaine.

Apparu en Orient, entre le Caucase et les monts Zagros, vers 6 000 avant J.C. (peut-être même avant selon certains chercheurs), le vin s’est longtemps épanoui dans le bassin méditerranéen oriental, avant de se développer sur les rivages de la Gaule.
La viticulture s’intègre au système agricole des premières grandes civilisations de l’Antiquité. L’étendard d’Ur, daté de 2700-2600 avant J.C. montre une scène de libation et un banquet royal.
Au premier temps de sa production, le vin a déjà des implications religieuses, politiques, économiques, sociales et culturelles. Cette boisson est au cœur des relations entre les hommes, et les hommes avec les dieux. Osiris est perçu comme l’inventeur du vin, Dionysos a offert la vigne aux Athéniens. Coupée d’eau sa consommation doit être maîtrisée.
La diffusion vers l’ouest est facilitée par les avantages de sa conservation et de son transport aisé dans des jarres. Les Phocéens introduisent en Gaule, à Massalia d’abord, une production de vin de typicité grecque, à partir du VIe siècle avant J.C. Cependant la bière et l’hydromel restent les boissons dominantes gauloises. Les fouilles du site de Lattara (Hérault) montrent l’expansion de la vigne dans le sud de la Gaule, avant la conquête romaine.
A l’époque gallo-romaine, de grands centres de production et d’exportation se développent. La viticulture est présente de la Provence à la Moselle, du Bordelais à la vallée du Rhône, et plus tardivement dans les vallées de la Seine, puis de la Loire.
L’auteur, Matthieu Lecoutre, aborde l’organisation des domaines (les villae viticoles), les techniques de vinification, les pratiques culturales, le transport (pour la commercialisation), les flux (par l’étude de la provenance des amphores sur lesquelles sont inscrits les noms des négociants) mais aussi le goût (le vin gallo-romain est majoritairement blanc) et la manière de consommer le vin (coupé ou pur).

Au Moyen-Age, le vin devient la boisson majeure, dans un contexte d’affirmation de la chrétienté. Aux habitudes alimentaires, s’ajoutent les besoins liturgiques, nécessaires au salut des âmes. En Bourgogne, sous l’impulsion des moines notamment, des vignobles de qualité apparaissent. Les puissants aristocrates font fructifier leurs vignes. Au XIIIe siècle, les vins blancs très clairs sont les plus appréciés, comme celui d’Argenteuil, « clair comme une larme d’œil », mais progressivement le vin clairet (avec une robe rouge pâle) s’impose, et devient majoritaire pour les vins de Bordeaux et de Bourgogne. Cette tendance pour la clarté et la fraîcheur perdure jusqu’au XVe siècle.
C’est au Moyen-Age que s’affirme la viticulture urbaine et marchande, à l’image de Bordeaux, capitale de la production de vin grâce au marché anglais, à partir du XIIIe siècle. Les grandes régions viticoles françaises naissent donc au Moyen-Age grâce au marché porteur de l’Europe du Nord, dépourvu de vignoble. Les terroirs viticoles de la moitié nord du royaume bénéficient de débouchés commerciaux (Paris, Nantes, Flandre, Angleterre, Artois, Normandie et Bretagne), ce qui n’est plus le cas de l’espace provençal et languedocien, où les vins sont désormais moins appréciés.
L’activité viticole suit des repères calendaires catholique et populaire, sous la protection de saints (Vincent, Urbain, Martin, Eustache…).
La consommation de vin augmente à la fin du Moyen-Age, fréquemment plus d’un litre par jour (cas pour un étudiant ou une femme à Paris). Les seigneurs boivent souvent plus de deux litres (leurs valets beaucoup moins). Déjà l’action de boire est un marqueur social, en fonction de la quantité et de la qualité. Le vin s’inscrit dans le discours de la diététique médiévale, basée sur la « théorie des humeurs ». Selon son « tempérament » (sa « complexion » propre), le buveur doit choisir la boisson adaptée à son régime. L’auteur nous rappelle que « Bien bues, les boissons sont des médicaments, mal bues elles sont des poisons ».

A l’époque moderne, les vignes en Bretagne et en Normandie disparaissent peu à peu. Pourtant la superficie consacrée à la viticulture augmente considérablement : 1 million d’ha en 1500, 1,6 million d’ha en 1789. On totalise deux fois plus de superficie viticole à la Révolution française qu’aujourd’hui. La production suit cette tendance : on passe de 15 millions d’hectolitres au début du XVIe siècle à 31 millions d’hectolitres à la fin du XVIIIe siècle. La consommation évolue dans le même sens. L’auteur propose le chiffre de 105 litres par an par habitant (pour l’ensemble du royaume) à la fin de l’époque moderne, soit 2,5 fois plus que maintenant. Cette moyenne tient compte que les enfants sont consommateurs de vin aussi. Mais des disparités saisonnières et territoriales existent. On consomme davantage au moment du vin nouveau. Autre exemple, un Lyonnais boit 200 litres de vin par an.
Marqueur social et médicament à la fois, le vin est bu par tous, et tous les jours. Par exemple, les rations quotidiennes de l’Hôtel-Dieu de Lyon au XVIIIe siècle sont connues : on sert au premier chirurgien et aux prêtres 1,75 litre. Les chirurgiens disposent chacun de 1,2 litre. On distribue 0,8 litre de vin coupé à 50 % à un malade, et 0,13 litre de vin coupé pour un enfant.
Les grands crus naissent à partir du XVIIe siècle à Bordeaux, en Bourgogne et en Champagne, dans un contexte d’élargissement des flux viticoles. La viticulture commerciale (et d’exportation) se développe, pour satisfaire le goût pour les « vins délicats », associé à de nouveaux plaisirs gustatifs, écartés des discours culpabilisateurs sur le péché de gourmandise et bien loin des théories humorales, mais surtout inspirés par le sensualisme de Condillac (Traité des sensations). Parallèlement coexiste la viticulture de subsistance (de faible commercialisation) autour des villes et le long des cours d’eau, produisant un vin de proximité. L’esprit des Lumières agit chez les élites, à travers la culture taxinomique qui consiste à classer et à hiérarchiser. Ainsi on distingue les vins à valoriser, à améliorer ou à rejeter.
Paris reste le premier marché vinicole, alimenté en premier lieu par les vignes plantées autour d’Argenteuil. Les guinguettes se multiplient au XVIIIe siècle. La mode des vins mousseux de Champagne, mis en bouteille, apparaît à la fin du XVIIe siècle sous l’impulsion des élites anglaises. Ces boissons effervescentes emportent un vif succès en France dès la Régence.
Une culture de l’enivrement perdure sous l’Ancien régime, reposant sur la complaisance (fondée sur des croyances populaires, des convictions médicales bienveillantes), la sociabilité (pratique collective et/ou festive dans les débits de boissons), et l’héritage culturel. Lors de fêtes ou de réjouissances publiques, comme à l’occasion d’entrées de ville ou de naissances royales, de victoires militaires, la population peut être invitée par les autorités à une certaine forme d’enivrement. Pourtant l’ivresse est juridiquement un délit (édit de François Ier du 30 août 1536) et religieusement un péché, mais la police et la justice n’interviennent pas tant que l’ordre public est maintenu.

A l’époque contemporaine, au XIXe siècle, la France s’affirme comme le pays du vin. Elle possède près de la moitié du vignoble mondial. L’emprise de la viticulture progresse encore pour atteindre le record de 2,3 millions d’ha dans la décennie 1870. La consommation et l’exportation des grands vins se poursuivent. La demande des villes en petits vins s’accentue. C’est l’apogée tant qualitativement que quantitativement. Mais des adaptations ont été nécessaires face aux crises, comme celle du phylloxéra.
Le « service à la russe », qui s’impose peu à peu dans la première moitié du XIXe siècle, est propice à l’association vin et mets, puisque tous les convives mangent et boivent la même chose en même temps. Cette alliance constitue un des principes fondamentaux de la gastronomie française, qui naît à cette époque (et dorénavant classée par l’UNESCO au patrimoine culturel immatériel de l’humanité depuis 2010).
L’auteur avance un chiffre de 200 litres de vin consommé en moyenne par les Français en 1875. L’alcoolisme, mot introduit dans la langue française en 1853 à l’occasion de la traduction du livre De l’alcoolisme chronique du médecin suédois Magnus Huss, est dénoncé. Il faut désormais y voir une maladie provoquant une dépendance. La loi Roussel de 1873 interdit l’ivresse publique.
Mais la question est de savoir si le vin est de l’alcool. En ce temps-là, l’académie de médecine, après un long débat, répond par la négative. Les médecins rejettent la distillation au profit des boissons basées sur une fermentation naturelle. Louis Pasteur met en avant la valeur sanitaire de la consommation du vin : pour un homme d’activité moyenne, un litre par jour… quand même ! Ce discours est enseigné à l’école.
A partir du Second Empire, les maisons champenoises s’adaptent au goût anglais, qui l’emporte avec des vins nettement moins sucrés. Le classement élaboré en 1855 des grands crus du Médoc contribue au rayonnement mondial des vins de Bordeaux. Prestige du domaine, cépage, et qualité de la vinification sont reconnus. La Bourgogne réalise aussi son classement la même année.
La consommation diminue à partir des années 1960. Cette tendance s’accompagne d’une baisse significative des surfaces viticoles (qui atteint 789 000 ha aujourd’hui), en raison notamment d’une baisse de la demande de vins de table. Moins de paysans, moins d’ouvriers, moins de cafés. L’invention des AOC en 1935 participe de cette dynamique car elle vise à valoriser le « vin de qualité et de convivialité » plutôt que le « vin aliment », autrement dit vanter la consommation de vin mais réduire sa production. Ce dispositif permet de réguler et contrôler les productions en définissant pour chaque AOC une aire de production, des cépages, des types de taille, et une procédure à suivre pour la vinification.
Les débats sur cette boisson alcoolisée se sont multipliés, entre d’une part ses défenseurs qui soutiennent une consommation modérée, gastronomique, socialisante, festive et d’autre part ses détracteurs qui y voient une menace sur la santé. La lutte antialcoolique entamée sous la IIIe République reprend au milieu des années 50. L’ivresse au volant n’est interdite qu’en 1959. Le taux d’alcoolémie maximal autorisé pour les conducteurs est fixé à 1,2 gramme d’alcool dans le sang, en 1970. Le discours préventif est maintenant très actif.
La consommation de vin est tombée aujourd’hui à 42 litres par an et par habitant (contre 140 litres au début des années 60). Seuls 16 % des Français boivent au moins un verre par jour (contre 51 % en 1980), plutôt des personnes âgées.
La viticulture française conserve une place dominante et demeure un pilier de l’économie française : premier exportateur mondial de vin en valeur, deuxième producteur de vin (46,4 millions d’hectolitres en 2018) derrière l’Italie (48,5 millions d’hl). La réputation, le prestige des étiquettes (des châteaux, des clos…) résistent encore à la sévère concurrence mondiale. Le modèle français des vins de terroirs (reposant sur les caractéristiques géologiques, climatiques, et pédologiques) s’oppose au modèle anglo-saxon des vins de cépage.
En fin d’ouvrage, quelques pages sont consacrées aux spécificités des différents vignobles français. Dans un contexte de mutation climatique, les viticulteurs français subissent aujourd’hui une concurrence renforcée des vins du monde entier. Le maintien d’une viticulture de qualité est au cœur des préoccupations et suppose une adaptation pour l’avenir. Faut-il prévoir de faire évoluer les pratiques des vignerons et le goût des consommateurs ? Les vins à l’horizon 2050 seront-ils naturellement plus sucrés, plus maturés et alcoolisés, sous l’effet de la chaleur et des sécheresses accentuées ? Ira-t-on vers un changement de l’implantation et de l’orientation (moins vers le sud) du vignoble ?

Cet atlas livre un intéressant voyage à travers les terroirs et le temps, où la géographie et l’histoire se mêlent pour comprendre un élément fondamental de la culture française… un symbole national pour certains, une boisson-totem selon l’expression de Roland Barthes (Mythologies, 1957). De quoi alimenter les conversations épulaires ! Un ouvrage à consommer sans modération.

Eric Joly, pour les Clionautes