Cet ouvrage de Franck Garcia, docteur en archéologie à la Sorbonne, vient rejoindre une collection déjà imposante des éditions Ellipses, celle des « Biographies et mythes historiques ». Celle-ci devrait encore s’enrichir en février 2020 de nouveaux titres sur Akhenaton et Néfertiti, les reines capétiennes ou encore Socrate. L’impression de l’ouvrage, la couverture et le format sont agréables. Le contenu du livre, lui, est séquencé en cinq parties.

 » Par le terrible et incroyable coup de force des conquistadores, l’aventure inca se trouva aspirée et ballotée dans le tourbillon de la colonisation. Il devait en sortir des hommes désorientés, des cadavres innombrables et la mémoire poussiéreuse et fragmentaire d’un immense royaume, réduit à néant par l’appât du gain. »

                Si ces quelques lignes viennent clôturer l’ouvrage, elles rendent cependant compte de l’intégralité du propos, à savoir, un monde fascinant qui reste mystérieux faute de sources fiables et d’époque, et un travail archéologique encore vaste. La lecture de l’ouvrage est assez simple car l’auteur cherche à vulgariser son propos cependant on se perd facilement dans le plan choisi. Les impressions de flou peuvent résulter du manque d’éléments précis, faute de source. L’auteur cherche cependant à multiplier ses points d’appui et à présenter les divers axes de recherches des archéologues et historiens. En ce sens, son travail est très riche et documenté, complété par des photographies – cartographies en couleur en pages centrales.

                La première partie porte sur la conquête espagnole. L’auteur propose un rectificatif sémantique quant au terme de découverte. Pour lui, il est rattaché à une vision européano-centrée et occulte le fait que les Indiens connaissaient leur continent et donc qu’il n’y avait, concrètement, rien à découvrir, qu’il s’agit plutôt d’une rencontre bouleversant les deux aires culturelles. D’ailleurs, d’un point de vue démographique les populations mexicaine ou péruvienne dépassaient les 20 millions d’habitants quand l’Europe atteignait à peine les 7 millions. Ces contacts, marqués par les violences mais surtout par le choc microbien qui décima près de 90 % de la population, ont mis à mal les sources et l’organisation préhispanique rendant le travail de recherche complexe. Travail d’autant plus freiné que les écrits sont européens, étudiés par des Européens alors que le système inca était une construction particulière, avec sa propre organisation et ses propres langages, qu’il faut rendre compte avec notre vocabulaire. L’auteur ne s’attarde pas sur la conquête elle-même, donnant référence à des ouvrages plus précis. Il insiste davantage sur les difficultés à organiser une expédition à l’époque : trouver les fonds, les hommes, les navires, et obtenir les titres officiels par le biais de la Capitulación. Ce contrat permet au Conquistador de se voir reconnaître la possession des terres, leur administration et la levée des impôts moyennant un cinquième des bénéfices pour les souverains espagnols. Deux hommes ont réalisé la conquête du monde inca : Francisco Pizarro et son ami Diego de Almagro. Attisés par celle du Mexique par Hernán Cortés, ils décident de suivre la piste du sud et les propos de chefs locaux de la baie actuelle de Guarachiné évoquant la présence de peuples dont les Birú, devenus Pirú – Pérou. Ils sont alors rejoints par Hernando de Luque. Ils quittent Panamá en novembre 1524 à bord de deux bateaux et avec 112 hommes. Attaqués par des locaux, par les intempéries et difficultés de navigation, ils rebroussent chemin en 1525 sans pour autant rentrer à Panamá. Pizarro ne s’avoue pas vaincu et, de Chochama relance un départ la même année. Pendant deux ans, ils réussissent à prendre de l’or à dans des villages et renforcent la conviction de l’existence d’un royaume prospère. En 1527, cependant, le manque de vivres est trop important et les dissensions apparaissent au sein de l’équipage. Une opération de secours est lancée par le gouverneur mais Pizarro s’entête et parvient à convaincre douze hommes de rester avec lui, devenant « los treces de la fama ». Ils parcourent les sept cents kilomètres les séparant du Golfe de Guayaquil et accostent en baie de Tumbes dont les populations locales sont en guerre contre les Indiens de l’île de la Puna. L’existence d’un royaume mené par un Inca leur est confirmée ainsi que les tensions entre communautés. Une troisième expédition peut donc se lancer. Pizarro va en Espagne obtenir ses Capitulaciones le 26 juillet 1529, qui le nomme seul gouverneur, au détriment de ses camarades, premières rivalités. Il revient en Amérique en 1530 avec trois navires et cent vingt hommes environ. Pizarro prend soin de s’entourer de sa famille. En 1531, c’est le départ. Le premier objectif est de se mêler aux conflits locaux afin de créer des alliances, avec les Indiens de Tumbes en premier lieu. Automne 1532, ils font route vers Cajamarca, 3000 mètres d’altitude, pour trouver l’Inca Atahualpa, réfugié ici car en conflit avec son frère Huascar. La rencontre a lieu avant la rencontre dans le sens où l’Inca envoie des présents et aides alimentaires aux Espagnols pendant leur trajet ce qui lui permet de suivre leur avancée mais aussi d’obtenir de précieuses informations sur leur nombre et leurs équipements. Pizarro, lui aussi, récolte des renseignements. Lorsqu’il arrive à Cajamarca, le 15 novembre 1532, il est pourtant à peine accueilli. L’Espagnol Hernando de Soto, fait plusieurs tours de la place avec son cheval pour impressionner les nobles locaux, cependant l’Inca reste impassible. Il aurait même fait exécuter ceux qui auraient reculé devant l’animal. Une rencontre officielle est toutefois programmée au lendemain sur la place centrale. Cette entrevue est clairement mise en scène comme une rencontre militaire. Atahualpa est sur sa couche, entouré de ses soldats en ordre de marche. Pizarro, a tout prévu, il envoie le dominicain Vincente de Valverde présenter une bible. L’Inca, jette l’ouvrage à terre, le signal de l’assaut est lancé, les Espagnols capturent Atahualpa en profitant de l’effet de surprise. Une rançon est promise et effectivement payée par celui-ci. L’Inca organise même, de sa cellule, l’assassinat de son frère durant l’été 1533. Cela permet aux Espagnols de l’exécuter à son tour le 29 août 1533 remplacé par son frère Tupac Huallpa, marionnette aux mains des Conquistadors. Le pouvoir est désorganisé, la route pour Cuzco s’ouvre. Avec sa prise le 15 novembre, les Espagnols prennent le contrôle de ce qui devient la Nueva Castilla. Lima, nouvelle capitale, est fondée en janvier 1535. La région n’est pas pacifiée pour autant. D’un côté les querelles de pouvoir entre Espagnols restent importantes. Le clan Pizarro s’octroie des parts conséquentes au nez et à la barbe des fidèles et conquistadors de la première heure tel Almagro. D’un autre côté, quelques Incas résistent : au nord du Pérou les armées se regroupent autour de l’un des fils d’Atahualpa, Titu Yupanqui ; les populations se rebellent également dans l’antiplano bolivien et sur les rives du lac Titicaca. En 1536, c’est à Cuzco qu’un soulèvement éclate : Manco Inca, nouveau faisant figure de chef, parvient à s’enfuir. En août les troupes de Titu Yupanqui parviennent à encercler Lima. Faute d’organisation et d’alliance entre elles, les populations locales sont finalement vaincues une à une, ne restant qu’une poche de résistance dans les forêts de Vilcabamba à l’ouest de Cuzco, qui s’étiole progressivement jusqu’en 1572. Du côté des Espagnols, Almagro décide de prendre Cuzco pour contrebalancer les Pizarro, c’est un échec, il est exécuté le 8 juillet 1538. Diego, son fils, parvient à réunir quelques hommes pour renverser Franciso Pizarro, qui meurt ainsi le 26 juin 1541. La Nouvelle Castille finit par devenir une vice-royauté en 1544.

                La conquête réalisée, les contacts avec les populations préhispaniques furent importants afin de comprendre et de pouvoir convertir et asservir ces personnes. Ces textes et divers comptes-rendus sont un matériel orienté mais nécessaire à l’historien au vu du peu de traces laissées par les Incas. Cependant, ces contacts avaient commencé avant la conquête, les Espagnols ne sont pas une surprise pour les Incas. D’ailleurs, vers 1525, le Portugais Aleixo Garcia avait exploré les côtes du Brésil, le nord de l’Argentine et le Paraguay. Entendant la légende d’un pays doré, il avait franchi la frontière du traité de Tordesillas pour se rendre en Bolivie alors sous domination inca. De plus, il serait erroné de penser que le monde inca tombe avec l’arrivée des Espagnols. De nombreuses populations vivent dans des zones reculées et donc peu ou pas explorées pendant encore de nombreuses décennies. Enfin, les colons vont choisir de conserver certaines organisations mises en place par les incas : agriculture, circulation des produits… Néanmoins, le monde inca a toujours été un monde parcellé de plusieurs communautés plus ou moins soumises. Le terme Inca ne renvoie d’ailleurs qu’au chef politique. Le territoire, lui, porte le nom de Tahuantinsuyu, les « quatre parties réunies » en langue quechua. Ainsi, le monde inca a été conçu avec l’esprit particulier des Incas et certaines comparaisons occidentales sont désormais à prendre avec beaucoup de recul. Les données archéologiques permettent de situer le Tahuantinsuyu entre la région de Pasto, dans les Andes précolombiennes et le Rio Maule, au Chili actuel soit un littoral de 4700 km du nord au sud. L’extension vers l’est est limitée à la Bolivie et au plateau argentin. Les Incas ont donc dû composer avec une grande diversité de paysages et de climats : désert de sable et de roches, Cordillère des Andes, début de la forêt amazonienne. Les populations elles-mêmes sont diverses parlant le quechua, l’aymara, l’arawak, le puquina… pour n’en citer que quelques-unes. Chaque population garde ses spécificités, aucun terme n’existe pour définir les habitants du Tahuantinsuyu. Le terme d’empire appliqué ici est donc bien issu d’une vision européenne devant une telle complexité locale.

                Ces dernières réflexions conduisent l’auteur à sa deuxième partie « Penser les Incas : du système colonial au développement des nations andines ». Il s’agit tout d’abord de faire un constat des sources : coloniales et principalement tournées vers l’administration donc ayant une logique comptable. Les tournées ou visitas permettent des descriptions plus détaillées dans le but de s’assurer de la christianisation de chaque village. Les chroniques de la conquête sont le fruit des conquistadores et leurs secrétaires envoyés par la couronne, bénéficiant de l’engouement des Européens et de la diffusion de l’imprimerie. La censure reste cependant de mise. Plusieurs auteurs du XVIe siècle se détachent de cette main mise politique et livrent un travail de recherche poussé. Ainsi Cieza de León a passé vingt ans à parcourir le Pérou et, Betanzos, lui, a épousé une indigène et appris le quechua. Les auteurs métis ne sont pas en reste : la chronique perdue du Père Blas Valera (reprise par extraits chez d’autres écrivains), celle de Felipe Guáman Poma de Ayala (perdue lors de sa traversée de l’Atlantique et retrouvée en 1908 dans la bibliothèque royale de Copenhague)  ou les Comentarios Reales de l’Inca Garcilaso de la Vega imprimées en 1609. Ce dernier est l’enfant d’un capitaine espagnol et d’une princesse inca, né à Cuzco en 1539, à peine six ans après sa chute. Elevé par l’ancienne aristocratie inca, il y observe les anciennes pratiques et y entend les histoires de son peuple. A 21 ans, il gagne l’Europe, contraint à des études et une carrière de soldat, sans retrouver ses terres natales. L’archéologie avec les premières missions dans les années 1850, est une autre source importante. Ainsi, Hiram Bingham, découvre en 1911, les ruines du Machu Picchu en explorant la vallée de l’Urubamba, guidé par des locaux. A noter qu’il s’agit d’une fausse découverte car pour les populations locales le site était connu et même habité par quelques fermiers. De plus, en 1867, un explorateur allemand, Augusto Berns, avait même acquis officiellement une partie du terrain pour exploitation forestière et, Charles Wiener avait déjà fait écho du site cinquante ans plus tôt…

                La partie 3 de l’ouvrage met l’accent sur les mythes. Ceux-ci intègrent des lieux géographiques définis sous le terme huaca et faisant l’objet de cultes et d’histoires locales, distinctes des huacas voisines. Le Tahuantinsuyu se révèle être une mosaïque de populations aux pratiques locales bien affirmées. Les Incas, et leurs propres huacas et mythes se sont imbriqués dans les croyances locales, parfois partagées par plusieurs communautés. Ainsi, le sanctuaire de Pachacamac, dieu considéré comme le « créateur de toute chose » pouvant provoquer des tremblements de terre fut conservé par les Incas et intégré à leur système de croyance. Les Incas y apportaient des offrandes en échange de ses conseils. Les populations de la côte nord du Pérou avaient, avant l’arrivée des Incas, connu des périodes de fort développement, leur permettant d’affirmer une identité culturelle marquée. Il s’agit des populations de la vallée de Moche d’où le nom de sociétés mochicas, non unifiées au départ mais recentrée au Xe siècle autour d’une monarchie et d’un site urbain Chan-Chan (période Chimú). Garcilaso de la Vega nous livre des détails lorsqu’il explique la conquête de ces territoires par les Incas au XVe siècle. Franck Garcia s’intéresse ensuite aux mythes fondateurs des Incas dont celui de Viracocha, venu des lagunes de Titicaca, lorsque la lune, le soleil et les étoiles n’existaient pas encore. Les sources espagnoles varient sur le récit de ce personnage : créateur des hommes, du soleil, amené à civiliser les populations en se dirigeant vers le nord. Le mythe propose que Viracocha soit apparu plusieurs fois, avec une humanité différente à chaque répétition, mais en oubliant systématiquement de créer le soleil, d’où l’extinction des populations (déluges, tremblements de terres). Ainsi la création des Incas est consécutive de la destruction d’un monde antérieur. De plus, Viracocha aurait préservé trois hommes de la chute en leur donnant à chacun une direction pour ordonner le monde. Viracocha prenait le nord, le sud était aux mains d’un personnage négatif et désobéissant. Les Espagnols ont utilisé ce mythe pour se présenter comme des héros civilisateurs. Cependant, pour l’auteur, il ne s’agit que d’une manipulation tardive car les comportements des Andins ne laissent aucun doute quant à leur vision des Européens comme des hommes et non des dieux. De la même façon l’utilisation de Viracocha comme dieu créateur a été détournée pour montrer que les Incas dérivaient vers une forme de monothéisme, il s’agit d’une simplification due à la vision européano-centrée. Le monde inca abritait d’autres figures d’importance : Inti, le soleil, Killa, la lune, Illapa, le Tonnerre… couplés à des huacas locales. Des concepts comme la Mer (Mamakucha) ou la Terre (Pachamama) se trouvaient également incarnés par des statues et objets non pas comme allégories mais comme « morceaux vivants de la divinité ». Le mythe de Manco Capac et des frères Ayar raconte la naissance des premiers hommes dans des grottes au sud de Cuzco. Les frères Ayar sont les ancêtres des Incas, allant vers le nord pour trouver des terres à cultiver et civiliser. L’un des quatre hommes, cependant, est instable et condamné à retourner au sud où il est enfermé dans une des grottes dans laquelle il succombe. Ces deux mythes se superposent. L’auteur aborde ensuite les listes des onze Incas minimum qui régnèrent sur le Tahuantinsuyu. Ces listes varient quelque peu d’un auteur à l’autre, de même que les biographies qui l’accompagnent. Ces listes furent d’abord considérées comme historiques, corrélées avec un système de calendrier et avec la préservation des momies de seigneurs incas à Cuzco, disparues pendant leur transfert à Lima. Néanmoins, il apparaît que deux dynasties auraient régné en même temps et que certains souverains auraient vécu plus de cent ans, sans confirmation archéologique. Ainsi, à partir des années 1980 les chercheurs ont finalement mis en avant le côté mythique de ces listes. Avec ce nouvel angle, elles livrent d’importantes données sur la manière dont les Incas se percevaient et comment ils bâtirent leur monde. L’Inca Yupanqui ou Pachacutec apparaît alors comme un grand conquérant, menant des travaux de réorganisation de Cuzco, voire un législateur. En tant que mythe son règne est donc celui d’une rupture permettant le renouveau du Tahuantinsuyu comme « Etat conquérant ». Sa biographie évoque une victoire contre les Chancas venus détruire Cuzco. Archéologiquement, des fouilles ont montré l’existence de sociétés pouvant rivaliser avec Cuzco donc d’un possible conflit pour asseoir la suprématie des Incas. De même, le mythe raconte que Pachacutec se serait dressé avec seulement trois compagnons contre les ennemis, rappelant la fratrie des Ayar. Ces différents récits, observés de façon plus large, permettent de révéler des analogies : un meneur et ses compagnons, un phénomène de répétition de destruction et renouveau avec amélioration, tout en restant instable. La fragilité de ce monde pour les Incas les amène à penser que la lune est malade lors des éclipses et qu’il faut faire du bruit pour l’aider à guérir. On peut encore mettre en avant l’origine extérieur des Incas, venus du sud. Le monde inca est par ailleurs, ordonné entre les quatre points cardinaux (fixés en fonction du lever du soleil) et les espaces sont délimités en quatre parties différentes et hiérarchiquement ordonnées. Le sud est vu comme le passé, la désorganisation, par rapport à l’ordre des Incas venus s’installer et prospérer au nord.

                Cela conduit l’auteur à sa quatrième partie « La lutte pour un monde ordonné et durable ». Si les Incas ont délimité leur territoire et ont cherché à l’organiser, ils n’ont jamais cherché à unifier ses pratiques et croyances. Le mythe de Viracocha précise que chaque peuple qu’il a fait naître avait son espace et son identité. L’archéologie nous permet d’éclaircir quelques points. Dans un premier temps on observe une sédentarisation de chasseurs-cueilleurs au VIIe millénaire sur les rives du Rio Huatanay. Entre le VIIIe et le début du XIe siècle, les populations du site de Wari ont semble-t-il pris l’ascendant sur les vallées alentour avec l’édification du site de Pikillakta, s’étalant sur 6 km² mais jamais achevé et qui laisse de nombreuses questions aux chercheurs. S’ensuit le déclin de l’occupation wari avec l’abandon de plusieurs lieux et de profondes mutations dont l’affirmation possible des identités locales. La période killke entre 1000 et 1400 voit donc l’avènement progressive de Cuzco sur un espace déjà bâti et dont le nom, kusku, reste une énigme car ne dérivant pas du quechua, langue des Incas. De même, les hypothèses quant au rapide développement de la cité restent nombreuses, avec la seule certitude de la domination de la région par les Incas en quelques années au XVe siècle. Les sources hispaniques de la conquête décrivent une ville de 20000 à 30000 habitants, imbriquée, au-delà de son centre, dans un réseau de canaux et terrasses cultivées, intégrées à des espaces boisés. La place principale et ses rues sont pavées. Le réseau d’eau permet d’alimenter des fontaines publiques et certaines habitations privées. Les pierres des murs s’emboitent par un système de taille particulier, livrant une architecture esthétique et résistante aux séismes. Les pierres du Sacsayhuaman qui domine la ville pouvaient atteindre plus de quatre mètres de hauteur comme le rapportent les sources coloniales. Le site a, en effet, été laissé à l’abandon par la suite, victime de pillages et destructions y compris des fondations. L’or et l’argent étaient des éléments décoratifs nobles et non des ressources monnayées. Ils furent bien sûr pillés et fondus une fois la ville aux mains des Conquistadores. L’espace se découpe en quatre parties comme déjà mentionné, parties égales mais non égalitaires, le sud restant considéré comme inférieur. Cuzco est également un lieu de rencontres avec des représentants de toutes les régions, allant vêtus de leurs costumes locaux. Quant aux Incas à proprement parlé, au sommet de la hiérarchie ils forment des mariages et alliances avec de nouvelles familles régulièrement, permettant une certaine stabilité. Les Incas croyaient en une sorte de maintien de « l’âme » après la mort ainsi les corps étaient momifiés et installés en position fœtale, assis. L’Inca pouvait être honoré comme une huaca et son corps faire l’objet de processions. Cependant, son pouvoir n’était pas entre ses seules mains, il était entouré de divers conseillers au sein des hautes sphères hiérarchiques. Certains historiens évoquent même une couronne partagée à deux, un deuxième Inca pour les tâches moins importantes. L’héritier était choisi dès l’enfance mais il devait se révéler digne du trône. Du point de vue des épouses, l’une d’elle devait avoir la position de principale, souffrant de rivales au fur et à mesure du règne, donc d’autant de tensions possibles à la succession. Si la femme paraît avoir une place dédiée et ne pouvoir prétendre à régner, la vision organisée du monde inca, lui donne une position importante et complémentaire : négociations, rituels… La mythologie fait même apparaître l’un des personnages féminins comme une guerrière. L’Acllahuasi est un grand bâtiment de Cuzco dans lequel résidaient des femmes choisies et soustraites à la société, hormis lors de rares fêtes religieuses. Elles ont alimenté la légende des « vierges du Soleil ». Elles vivaient dans de bonnes conditions et étaient remplacées à l’âge de 50 ans. Ces dernières pouvaient alors trouver des maris, surtout si elles étaient issues de la noblesse avant d’intégrer le service du temple. L’Acllahuasi du site de Pachacamac apparaît comme l’un des plus beaux édifices architecturaux de l’époque.

                La guerre est l’idée centrale des Incas : conquérir des terres, en préserver l’équilibre. Devenir guerrier est marqué par un rituel de passage qui consiste à se faire percer les lobes d’oreilles. Cependant la conquête visait d’abord une soumission volontaire de l’adversaire avant le passage aux armes. Le simple soldat est difficile à retracer dans les sources, probablement convoqué de 25 à 50 ans pour une période précise devenant de plus en plus longue avec le temps et le besoin de maintenir une force de surveillance. Des femmes accompagnaient la troupe pour la préparation du repas, si on leur manquait de respect c’était l’exécution. Il faut prendre avec prudence les récits de conquête inca : d’une part ils ont été rédigés lors de la colonisation et relèvent possiblement d’un besoin d’affirmation ; d’autre part, ils sont reliés sur les récits mythologiques et viennent les renforcer. Ainsi, il est possible que des simulacres de guerres aient pris place régulièrement dans les villages même si les blessures pouvaient être réelles. Le réseau routier était marqué par des points de ravitaillement et repos, les tambos, constituant des entrepôts de vêtements, armes et nourriture. Il n’y a pas de notion d’âge précis chez les Incas. Apparaissent seulement trois catégories, les « vieux qui dorment » (puñuloco) de plus de 60 ans, les « semi-vieux », entre 50 et 60 ans (chaupiloco) et les « soldats-marcheurs » à partir de 25 ans environ. La loi inca rejetait sensiblement les mêmes crimes qu’en Europe : meurtre, viol, inceste, pyromanie… Aucun bâtiment ne s’apparente à une prison, ce qui laisse une grande part aux condamnations à mort : décapitation, pendaison, lapidation. Toutefois, le déshonneur y compris de la famille était tellement grand, que le coupable pouvait expier sa faute en public et n’être sanctionné que de plusieurs coups. Il semblerait même que la maladie ou le décès pouvaient être considérés comme un désordre de l’ordre cosmique et donc donner lieu à des expiations familiales sans réel crime, faute lavée dans l’eau de la rivière. L’écriture de son côté. Des « glyphes » ont une origine très ancienne et symbolisaient non pas un son mais une idée à part entière sans association d’idées entre elles. Les khipus, cordelettes à nœuds permettaient les recensements. Le suivi démographique mais aussi économique était très important chez les Incas. Ces nœuds doublés d’un code couleur en fonction de l’objet comptabilisé donnaient lieu à une sorte d’écriture comptable perfectionnée au-delà du simple numéraire. Concernant les rites sacrificiels, il s’agissait principalement d’animaux : lama, cochon d’Inde, oiseaux, coquillages. Des sacrifices humains ont eu lieu mais cela n’était sans doute pas aussi courant que certaines descriptions ont pu le laisser penser. Par exemple, lors du décès de l’Inca, des servantes acceptaient de l’accompagner dans la mort. Le calendrier de Cuzco est divisé en années solaires et mois lunaires. L’une des fêtes annuelles mentionnées par l’auteur est celle de Citua qui débute lors de la nouvelle lune de septembre. Il s’agit de chasser les maladies et le mal. Les personnes infirmes et les étrangers étaient écartés dans les campagnes. Celles qui restaient opéraient alors un jeûne avant de nettoyer les lieux. Le lendemain, une grande course était organisée. Les coureurs parcouraient la ville symbolisant le départ de la maladie, toutes les portes s’ouvraient sur leur passage. Une fois bien loin de la cité, ces derniers enterraient les armes qu’ils portaient en signe de victoire du combat contre les différents maux.

                La dernière partie de l’ouvrage se nomme « Vivre le monde inca : de l’individu au corps social ». Dans la vie quotidienne, les habitants du Tahuantinsuyu pratiquaient une sorte d’accord tacite nommé ayni, « le retour ». Ainsi chacun avait un rôle à jouer. Le mariage, lui, est vu comme une association de deux personnes qui vont se compléter pour construire un foyer, aussi, chacun doit faire ses preuves auprès de la famille de l’autre. Une période prénuptiale, d’essai, était mise en place. La question de la virginité n’existait pas dans le monde inca. Bernabé Cobo rapporte dans ses écrits un rituel de mariage où l’époux apporte une sandale qu’il a fabriquée à sa femme, montrant ses aptitudes à concevoir ; quand la jeune fille tissait une tunique pour son futur illustrant également le rôle de la femme dans la préservation des savoirs faire et des traditions vestimentaires de chaque région. L’enfant qui savait marcher pouvait enfin recevoir un nom lors d’une fête : la fille recevait celui de sa mère, le garçon celui du père. De même, l’appellation père « yaya » et mère « mama », s’étendaient également aux oncles et tantes. Cela donna du grain à moudre aux Espagnols qui parlèrent d’incestes. Les échanges internes à l’empire permettent de voir cultiver divers produits : pomme de terre, maïs, oca, arracacha (proche du céleri), manioc, quinoa, haricot, courge, tomate, grenade, avocat, goyave, cacahuète, sel… Le lama était élevé en bétail mais la consommation en viande restait faible et agrémentée de quelques produits de chasse (canard) et pêche. Les feuilles de coca mastiquées apportaient le magnésium, des vitamines et du fer et avaient un effet coupe-faim et dynamisant, accompagnant le paysan aux champs. L’irrigation était bien maîtrisée : canaux, terrasses, puits, murs de pierre pour absorber la chaleur la journée et la redistribuer la nuit. Dans l’altiplano des butées de terres étaient dressées pour préserver les cultures du vent et du froid et éviter l’érosion des sols. Les liens étaient très forts dans la communauté que l’on côtoyait quotidiennement même si l’on vivait éloigné. Les Incas pouvaient marcher sur des dizaines de kilomètres par jour. Chacun devait participer aux cultures. Sur son lopin chaque famille pouvait construire sa maison et pratiquer la culture ou élevage désirés. Il est cependant difficile de parler de propriété car pour les Incas, la terre fait partie de l’Univers et appartient à tout le monde. Les terrains pouvaient passer de main en main en fonction des mariages par exemple. De même, la communauté pouvait aider à cultiver la partie « privée » en échange d’autres services. Certaines terres n’étaient pas distribuées et étaient travaillées en commun pour éviter d’en perdre l’utilité. L’Inca était l’un des plus grands propriétaires terriens autour de Cuzco. C’est le seul cas qui s’apparente à une vision européenne de la possession de la terre. Le monde des artisans s’est peu à peu spécialisé : potiers, orfèvres. Il était moral de participer à ce système d’échange : de donner et de rendre. Ceux qui s’y dérobaient ou rechignaient, étaient mal perçus et rejetés. Le commerce est surtout un échange de produits : telle quantité de maïs contre telle quantité de piment par exemple. Les circuits internes au Tahuantinsuyu permettent aux régions de se spécialiser sans crainte de n’être pas approvisionnées dans une denrée ou autre. Les sources manquent pour établir s’il est possible de parler de marché tel que le monde occidental l’envisage. De même, certains chercheurs considèrent que le piment, le maïs ou la feuille de coca avaient leurs équivalences partout et pouvaient s’apparenter à une forme de monétisation de la société.

                Franck Garcia conclut sur la place des sociétés préhispaniques de nos jours, relevant la figure d’Evo Morales en Bolivie, né de parents aymaras d’origine modeste, qui s’est hissé à la tête du pays. Il est aussi question de l’empreinte de ces peuples dans la littérature ou le cinéma : Indiana Jones, The lost city of Z, Tintin, les Mystérieuses cités d’or. Cela vient parachever tout une description du monde inca.