Pierre-Frédéric Charpentier est enseignant dans le secondaire, chargé de cours aux universités Toulouse-Capitole et Toulouse Jean-Jaurès, ainsi qu’à l’IEP de Toulouse. Chercheur en histoire culturelle et politique, il a notamment publié La Drôle de guerre des intellectuels français (2008) et Le Troisième. Histoire des grands perdants de l’élection présidentielle (2017).

Avec cet ouvrage imposant, paru en avril 2019, Pierre-Frédéric Charpentier livre une somme, une formidable et impressionnante synthèse sur le rôle et l’engagement des intellectuels français pendant la guerre d’Espagne. C’est dans son titre entier -Les intellectuels français et la guerre d’Espagne-Une guerre civile par procuration (1936-1939) que réside un aspect particulièrement intéressant de cet ouvrage. L’objet de cette étude est de montrer qui sont les intellectuels français engagés dans la guerre d’Espagne, de revenir sur leurs valeurs, leurs engagements et les formes d’expression de cet engagement ainsi que leur évolution. L’auteur démontre avec talent que la guerre civile espagnole fut une guerre civile par procuration pour les intellectuels français et qu’elle fut, sans doute, encore plus que cela.

Les intellectuels français, au sens large du terme- écrivains, journalistes-artistes, réalisateurs…, se sont passionnés et déchirés pour la guerre civile espagnole. Pour nombre d’entre eux cela s’est traduit par un engagement d’une ferveur incroyable et inédite, les conduisant, pour certains, à prendre les armes.

Les intellectuels de gauche sont chronologiquement les premiers à s’engager en faveur de l’Espagne républicaine, au nom de l’antifascisme et de la défenses des libertés. Pour de nombreux prorépublicains français, le destin du Front populaire français est étroitement lié à celui du Frente popular espagnol. C’est donc toute l’intelligentsia de gauche qui se mobilise: « il n’y a plus de Pyrénées » lance André Wurmser, écrivain sympathisant du PCF. Les prorépublicains réclament « des avions et des canons pour l’Espagne ».

Certains intellectuels choisissent de prendre les armes et de rejoindre les troupes républicaines ou les Brigades internationales. Cette position radicale reste cependant marginale dans le monde des clercs. Des figures emblématiques marquent l’histoire et la mémoire de ce conflit : André Malraux, à la tête de l’escadrille España, Benjamin Péret ou encore Simone Weil. Bien plus nombreux sont les  intellectuels de gauche qui firent eux aussi le choix, sous d’autres formes, de  soutenir la République espagnole : Jean Richard-Bloch, André Chamson, René Char, Jacques Prévert, Claude Simon, Louis Aragon, Jean Cassou, André Gide, Romain Rolland, Elsa Triolet, Robert Desnos, Paul Eluard,Tristan Tzara…pour ne citer qu’une partie des plus célèbres.

Tous les moyens de mobilisation sont largement utilisés : pétitions, comités de soutien, meetings unitaires, appels à souscriptions, livres de témoignages…. Les journalistes ne sont pas en reste et rendent compte, selon leurs sensibilités politiques, de l’évolution de la situation politique et militaire de l’autre côté des Pyrénées. Certains des grands écrivains deviennent des «reporters de luxe de la presse française ». Beaucoup, célèbres ou moins connus, arpentent le front et sont confrontés au feu et aux bombardements. Certains d’entre eux trouveront la mort en Espagne. Guy de Traversay ( 1897-1936), fusillé par les franquistes, est ainsi le premier journaliste français à perdre la vie dans ce conflit. Il est en de même pour la journaliste Renée Lafont (1877-1936), envoyée par le journal socialiste Le Populaire, qui meurt elle aussi fusillée. La mort de Louis Delaprée (1902-1936), journaliste de Paris-Soir, est l’occasion d’une intense polémique, l’avion de ce dernier ayant été vraisemblablement abattu par erreur par le pilote soviétique d’un chasseur républicain.

Face à la gauche prorépublicaine, la droite profranquiste se mobilise avec la même passion et la même force. Ses structures d’action sont moins nombreuses et élaborées que celles de la gauche, mais les intellectuels de droite forment eux aussi un vaste rassemblement qui a l’avantage de partager bien avant le conflit, un corps de doctrine assez similaire. A la propagande de la gauche répond la propagande de la droite profranquiste. Elle mobilise ses écrivains et ses journalistes pour soutenir Franco et les nationalistes. L’intelligentsia de droite compte en son sein des membres de l’Académie française comme Louis Bertrand, Abel Bonnard, Henry Bordeaux… Elle a le soutien de l’Action française et de son leader, Charles Maurras, mais aussi de Léon Daudet, Pierre Gaxotte, Henri Massis… Des écrivains et des poètes défendent le camp nationaliste : Francis Jammes, Paul Claudel… La presse de droite et d’extrême-droite se déchaîne contre les  « Rouges » : Le Jour-Echo de Paris, La revue des Deux mondes, Je suis partout, Candide, le bimensuel Occident, Gringoire, L’Action française. Elle s’appuie sur des plumes redoutables, comme Robert Brasillach, Ramon Fernandez, Pierre Drieu la Rochelle…

Tous les médias et les formes d’expression artistique sont utilisés pendant le conflit. Certains artistes et leurs œuvres sont à jamais liés à l’histoire et à la mémoire de la guerre civile espagnole. En littérature, André Malraux livre avec l’Espoir un de ses meilleurs romans, tout comme George Orwell, Ernest Hemingway, Arthur Koestler ou Georges Bernanos. Robert Capa ou Henri Cartier-Bresson marquent en Espagne l’histoire de la photographie et du documentaire. Pablo Picasso remporte la bataille artistique avec son Guernica.

La presse écrite française se divise et se déchire pendant tout le conflit. Le camp profranquiste domine la radio et remporte ce que l’on n’appelle pas encore « la guerre des ondes ». En revanche, le cinéma penche plutôt du côté républicain. Parmi les œuvres marquantes, il faut citer l’adaptation par Malraux lui-même de son roman l’Espoir avec le film Siera de Teruel, tourné en Espagne en 1938-1939 dans des conditions inimaginables.

Dans les deux camps, on lutte d’abord pour légitimer sa cause. Pour les intellectuels de gauche, il importe de défendre la République espagnole et le gouvernement démocratiquement élu du Frente Popular face à la rébellion et à la sédition nationalistes de Franco. Un des tous premiers combats des intellectuels profranquistes a donc été de dénier toute légitimité au camp républicain. Pour eux le Frente Popular n’incarnait qu’une faction très minoritaire et illégitime de l’Espagne. Il faut donc défendre l’Espagne éternelle face au « péril rouge » et justifier le coup d’État de Franco. Nommés « rebelles» par la gauche, les franquistes sont qualifiés de « nationaux » par la droite. Ces derniers sont présentés comme le dernier rempart de l’Occident chrétien face à la contagion bolchévique et anarchiste. Il faut empêcher que l’Espagne ne devienne communiste et que la « peste rouge » ne traverse les Pyrénées. Pour les Maurassiens, le général Franco , admiré,devient le modèle du chef. Maurras se rendra lui même en Espagne en mai 1938 pour y rencontrer des hiérarques nationalistes et le Caudillo lui-même. Cette visite suscite de très fortes polémiques en France, dans la presse de gauche, et au-delà, contre Maurras, qualifié par les Franquistes « d’ambassadeur de la vraie France ».

Guerre contre le communisme, le conflit est aussi présenté par les profranquistes comme une Croisade. Les intellectuels français de droite reprennent donc le caractère religieux que les franquistes ont conféré à la guerre civile, pour en faire une nouvelle Reconquista de la civilisation chrétienne contre la « barbarie communiste et asiatique ».

Pierre-Frédéric Charpentier revient  longuement dans son ouvrage sur les dissensions internes des deux camps en présence.

Si la gauche prorépublicaine est d’abord unie dans les semaines qui suivent le Pronunciamentio de Franco, le consensus antifasciste se fissure rapidement. L’unanimité est rompue en raison de la politique de non-intervention décidée en France par le gouvernement de Léon Blum. Ils sont nombreux à gauche, et d’abord parmi les intellectuels communistes, à condamner la non-intervention et à réclamer au plus vite un engagement réel du Front populaire aux côtés des républicains. La décision prise par Léon Blum divise aussi les rangs des socialistes français.

La gauche française n’aura de cesse de se déchirer ensuite pendant toute la période 1936-1369. Les partisans de la révolution sociale s’opposent à ceux de la victoire. Ces derniers sont aussi en désaccord avec les pacifistes convaincus. La fracture devient ensuite irréductible à propose de la guerre sans merci que se livrent en Espagne les communistes révolutionnaires, les anarchistes et les communistes staliniens. La répression féroce menée par les staliniens contre les militants du POUM (parti ouvrier d’unification marxiste), accusés de trotskisme, dont le principal dirigeant, Andrés Nin, est assassiné par les communistes, finit de diviser et d’affaiblir les républicains espagnols. Elle déchire également la gauche française.

La droite est aussi concernée par les divisions. Des voix s’élèvent dans son camp pour dénoncer la « Terreur blanche », les massacre systématiques commis par les troupes franquistes contre les combattants et civils des zones républicaines. Les critiques et dénonciations les plus forte sont exprimées par des catholiques progressistes qui ne peuvent accepter ces massacres et exécutions commis au nom d’une « Croisade chrétienne ». Des personnalités, au départ plutôt favorables à la cause nationaliste vont basculer dans la condamnation du franquisme. Trois d’entre elles sont particulièrement symboliques : l’écrivain François Mauriac, le philosophe Emmanuel Mounier, directeur de la revue Esprit, et le théologien Jacques Maritain. Si les motivations de leur rupture avec le franquisme ont des temporalités et des formes différentes, tous trois sont scandalisés et écoeurés par le massacre de Guernica au printemps 1937. C’est au nom des valeurs chrétiennes qu’ils se désolidarisent du camp franquiste et tentent d’incarner une troisième voie entre entre prorépublicains et profranquistes . Ils échouent dans cette tentative et doivent subir de violentes attaques et polémiques de la part de la droite profranquiste, qui les accuse d’être des « marxistes catholiques ».

L’auteur analyse les réactions de chacun des camps en France à la « terreur rouge » et à la « terreur blanche ». Les violences et exactions commises par les républicains, qui débutent dès les premières semaines du conflit, sont largement dénoncées par la droite . Les massacres commis par les anarchistes contre des membres du clergé espagnol frappent les esprits. Ils inspirent à Paul Claudel son ode aux « martyrs espagnols ». Aucun camp n’a l’apanage de l’horreur et à la « terreur rouge » succède la « terreur blanche ». Elle est tout aussi violemment dénoncée par la presse et les intellectuels de gauche. Le coup le plus fort est pourtant porté  par un écrivain royaliste, catholique intransigeant, longtemps admirateur de Maurras, Georges Bernanos. Au départ favorable au coup d’État de Franco, Bernanos réside alors à Majorque et assiste à la répression menée par les franquistes en août 1936 sur l’île. Ecoeuré par cette violence, il rassemble ses impressions dans Les Grands Cimetière sous la lune, publié chez Plon en mai 1938. Sa parution est un véritable choc. La gauche est heureusement surprise par le témoignage et le revirement de Bernanos. La droite multiplie les critiques contre un Bernanos déjà en partance pour le Brésil. L’ouvrage est traduit et commenté à l’étranger, y compris dans le monde anglo-saxon ; il est attaqué par la presse franquiste et le haut clergé espagnol mais ne sera jamais mis à l’Index par Rome.

A gauche en revanche, il est bien difficile de trouver l’égal d’un Bernanos pour dénoncer les crimes commis par les républicains, notamment ceux la « Terreur rouge » des premiers mois. La plupart des intellectuels passe sous silence ces exactions, certains tentent même parfois de les justifier ou d’en atténuer la portée. Très rares sont les voix discordantes de ceux qui ont su faire preuve de lucidité et de courage. Elles ne sont pas les plus connues : Henry Clérisse, Francisque Gay, René Pinon. La philosophe Simone Weil, qui a combattu en Espagne, condamnera, en privé, les massacres et exécutions. Elle écrira ainsi à Bernanos pour partager avec lui son dégoût des atrocités commises pendant la guerre civile espagnole. Ses réflexions sur la violence républicaine ne sont révélées qu’après sa mort en 1943.

Les mois passent et après l’échec de la contre-offensive républicaine lors de la bataille de l’Ebre en août 1938, l’issue du conflit ne fait bientôt plus de doute. La presse et les intellectuels français accordent de moins en moins d’attention à la guerre civile espagnole. En effet, les tensions se multiplient en Europe centrale. La crise de Munich mobilise l’attention de l’opinion publique et l’énergie des clercs. Le pacifisme intégral trouve de plus en plus d’écho en France et Franco a l’habilité de proclamer la neutralité de l’Espagne en cas de conflit européen. C’est dorénavant l’Allemagne hitlérienne qui suscite toutes les inquiétudes. En février 1939, les troupes républicaines sont vaincues en Catalogne, les armées franquistes triomphent. Le 27 février 1939, les gouvernements français et britanniques reconnaissent officiellement le régime de Franco. Le maréchal Pétain est nommé ambassadeur de France en Espagne.

Des milliers de combattants républicains et de civils traversent les Pyrénées pour fuir le régime franquiste et sa répression. La gauche dénonce les conditions indignes dans lesquelles la République française accueille les réfugiés espagnols de la Retirada. Les intellectuels de gauche tentent d’organiser l’entraide. A droite, les réfugiés sont qualifiés « d’indésirables »; l’extrême droite dénonce « les misérables », les « bandits »rouges (R. Brasillach). Le conflit espagnol passe au second plan. Les regards sont à présent tournés vers Dantzig et vers le Rhin. Quand la Seconde guerre mondiale éclate, la guerre civile espagnole disparaît peu à peu des débats. Elle sera dorénavant perçue « à travers le prisme déformant du nouvel affrontement planétaire » (P-F Charpentier).

La transformation de l’histoire en mémoire, le recul et l’historiographie ont largement contribué à réévaluer la cause de l’Espagne républicaine, associée à la lutte pour les valeurs universelles. Maigre consolation pour le camp républicain, vaincu par les armes, celui-ci a remporté la bataille mémorielle, « la bataille des manuels scolaires ». En effet, aucune œuvre des intellectuels du camp franquiste n’a jamais atteint la renommée de L’Espoir de Malraux ou du Guernica de Picasso.

P-F Charpentier conclut son ouvrage en montrant que la guerre civile espagnole a bien été, pour les intellectuels français,une guerre par procuration. Elle fut aussi plus que cela, comme en témoigne la longue listes des clercs, espagnols ou étrangers, morts au cours de ce conflit idéologique. Elle marque la fin d’une certaine époque de la vie intellectuelle française. Avec la guerre d’Espagne, les intellectuels sont confrontés à ce que l’historien britannique Paul Preston a qualifié de «guerre d’extermination ». Elle annonce la mort de masse de la Seconde guerre mondiale, qui n’épargnera pas les intellectuels.

Cet ouvrage passionnant comporte d’importantes annexes : une chronologie des intellectuels français durant la guerre civile ; des notices biographiques permettant de suivre leurs parcours après le conflit. Une riche bibliographie est aussi à la disposition du lecteur. Cette belle synthèse constitue un véritable outil de travail. Elle donne  envie, et c’est là toute la réussite de Pierre-Frédéric Charpentier, de se (re)plonger dans l’histoire de la guerre d’Espagne.