L’ouvrage « Les Langues de France » sous la direction de Bernard Cerquilini est un recueil d’articles sur les différentes langues parlées dans le cadre de la République française c’est à dire la France métropolitaine et la France d’Outre-Mer.
CR par Henri del Pup, enseignant à L’IUFM Midi-Pyrénées de Toulouse. Auteur d’une thèse de géohistoire sous la direction de Christian Grataloup, il est responsable de l’équipe française qui oeuvre dans un travail de recherche européen – Langmob – sur les rapports entre l’Etat et les langues. C’est dire que ses préoccupations portent dans trois directions complémentaires : l’Europe, citoyenneté, minorités et immigration, et l’enseignement civique.

La question des langues est centrale dans le discours sur la France. La monarchie en avait fait une des dimensions de sa souveraineté. L’édit de Villers Cotteret pris par François 1er en 1539 illustre avec la publication des dictionnaires (R. Estienne 1539/1549, J. Nicot Thrésor de la langue francoise 1573), la rédaction de grammaires (Jacques Dubois 1531, Louis Meigret, Grammère francoèze ) et la création de l’Académie française cette propension du pouvoir à régenter la langue pour en faire un instrument de sa politique.

La Révolution et la République poursuivent cet effort d’unification linguistique. Le représentant Barère assure que « la réaction parle bas breton ». Quant à l’abbé Grégoire, il demande que au moins « on peut uniformer le langage d’une grande nation, de manière que tous les citoyens qui la composent, puissent sans obstacles se communiquer leurs pensées. Cette entreprise, qui ne fut pleinement exécutée chez aucun peuple, est digne du peuple français, qui centralise toutes les branches de l’organisation sociale, et qui doit être jaloux de consacrer au plutôt, dans une République une et indivisible, l’usage unique et invariable de la langue de la liberté ».

La tentative des félibres provençaux, à la fin du XIX ème siècle, de redonner à leur langue un droit de cité est vite assimilée à un effort de rétablissement de la monarchie, voire à une tentative allemande de subvertir le pays de l’intérieur. En dépit de la loi Deixonne de 1951 qui autorise un enseignement des langues et dialectes locaux la situation n’évolue guère. Il est vrai que nombre de propagandistes des langues régionales s’étaient compromis avec le régime de Vichy et dans la Collaboration. Il faut attendre les années 70 , 80 pour qu’une prise de conscience d’une certaine ampleur réapparaisse. Elle conduit à la rédaction d’un premier rapport officiel par Henri Giordan qui ouvre le débat.

Mais entre temps, le contexte international a changé. La langue anglaise, portée par la puissance américaine s’impose dans tous les domaines y compris ceux de prédilection du français : la diplomatie et la culture. La revendication de l’exception française conduit les politiques à, d’une part, modifier la constitution pour ajouter, à l’article 2, cette phrase « la langue de la République est le français » et, d’autre part, à chercher à défendre le français dans le monde par le canal de « la Francophonie » initiative du président sénégalais Léopold Sédar Senghor, du président tunisien Habib Bourguiba, du prince Sihanouk du Cambodge, d’Hamani Diori du Niger et de Charles Hébou du Liban..

Bernard Cerquilini est actuellement le Délégué Général à la Langue Française et aux Langues de France. Il a été l’auteur d’un rapport ( « les langues de la France », rapport au Ministre de l’Education nationale, de la Recherche et de la Technologie et à la Ministre de la Culture et de la Communication , Paris, La documentation française, 1999) dans lequel il (r)établi la pluralité des idiomes français , « les langues de France », et propose une typologie qui permet une prise en compte de cette diversité des langues. Dernièrement, il a remis au Gouvernement un « Rapport préparatoire à la signature de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires ». Il est secondé par Michel Alessio, chargé de mission aux Langues de France et observation des pratiques linguistiques et par Jean Sibille, par ailleurs, chargé de cours d’occitan à l’Université paris VIII.

Aussi la publication par les Presses Universitaires de France des Langues de France est elle bienvenue. L’ouvrage de 444 pages entreprend, en 3 parties, reprenant la typologie établie, antérieurement, par Bernard Cerquilini, langues régionales de France métropolitaine, langues non territorialisées et langues des départements et territoires d’Outre-mer – de présenter les principales langues et leurs variantes dialectales parlées sur le territoire de la République, au total quelques 80 idiomes sous la forme de 21 monographies établies par 35 auteurs appartenant aux principales institutions scientifiques (CNRS, INALCO, IRD/ex ORSTOM, et Universités ) et laboratoires français : Centre d’Etude des Langues indigènes d’Amérique (CELIA) et Langues et Civilisations à tradition orale (LACITO). Michel Alessio et Jean Sibille ont assuré le suivi et la cohérence des textes. Quelques notions sur les langues, l’alphabet phonétique international ouvrent le texte qui est conclue par un glossaire.

Chacune des études est conduite selon un plan à peu près identique. Après une description linguistique sommaire, une histoire de la langue et des usages linguistiques est développée qui conduit aux connaissances et usages déclarés du dialecte dont les pratiques scolaires. Une bibliographie, plus ou moins conséquente et quelques notes en annexes concluent l’article. En moyenne, chaque contribution représente entre 8 pages (le Yiddish) et 44 pages (l’Occitan ou langue d’oc). Certaines analyses peuvent paraître beaucoup plus brèves, de l’ordre de la page comme la présentation des langues bushinenge ( langues de Guyane). En fait, elles sont une illustration singulière d’une famille linguistique auquel il est consacré un espace rédactionnel conséquent. Les langues de Guyane, pour revenir à l’exemple choisi, ont 32 pages pour s’exprimer.
De cette « polyphonie française » (Bernard Cerquilini, Préface), il ressort à la fois un éblouissement devant une telle variété de parler(s) et une certaine inquiétude sur leur avenir. L’émerveillement, à la lecture de ces monographies, est de même nature que celui qui saisit devant un paysage rural traditionnel, où le génie du paysan, soumis à des contraintes multiples de sols, de nuances climatiques et de variétés végétales, s’exprime dans la création de terroirs incomparables. Il est aussi dans l’urbanisme ancien, synthèse la mieux adaptée aux réalités des lieux et aux préoccupations de leurs habitants. Partout, on reste saisi par la profonde humanité des réalisations et séduit par la grandeur de l’Homme. Le tableau de ces langues de France montre toute l’ingéniosité à dire autrement et donc à penser différemment. Depuis les études, anciennes, de Claude Lévy-Strauss sur « la pensée sauvage » (Paris, Plon, 1962), on connaissait cette faculté au foisonnement de l’expression humaine. Dans cet ouvrage, on le voit à l’oeuvre dans un territoire que nous croyons connaître : la France.

Néanmoins, une inquiétude transparaît, implicitement. Cette richesse est menacée. Pour reprendre la métaphore agricole, à la multiple et renouvelée marqueterie des finages ancestraux a succédé les formes très simplifiées et peu changeantes des parcellaires monoculturaux d’aujourd’hui. En termes de langues, au plurilinguisme ancien et subsistant encore, un monolinguisme s’étend qui voue à la disparition les langues régionales comme les langues de l’immigration. L’alsacien connu (c’est à dire compris et parlé) par 85 à 91% des habitants d’Alsace encore en 1960 ne l’est plus que par 50% au début des années 90 et par moins de 25% des 18-24 ans en 1998 (p. 31-33). Le basque n’est plus une langue active que pour moins de 10% de la population (p. 66). La situation est tout aussi compromise pour le breton. « Les jeunes ne savent pratiquement plus le breton : aujourd’hui 2 bretonnants sur 3 se situent dans la catégorie des plus de 60 ans et sont désormais retraités. Au dessous de 40 ans, on dénombre actuellement moins de 15 000 personnes pouvant s’exprimer en breton. La transmission n’est plus assurée dans le cadre familial ». (p. 75). Cette conclusion vaut aussi pour le franco-provençal (p. 123), l’occitan (p. 187). On peut considérer que le flamand est une langue morte (p. 110) tout comme les langues d’oïl (p. 144-145).

Ce recul semble se vérifier aussi pour les langues non territorialisées : l’arabe maghrébin, l’arménien, le berbère (1 500 000 berbérophones en France, p. 224  » à l’échelle nationale, le berbère était la langue la plus demandée pour cet [baccalauréat] oral facultatif après l’arabe maghrébin et l’occitan », p. 225 – 226), le romani (p. 247) et le yiddish (p. 253).

Une exception à ce tableau : la Corse. Des enquêtes récentes font état d’une connaissance encore amplement partagée de la langue par les insulaires. L’estimation donne plus de 2 Corses sur 3 capables de parler le corse et 3 sur 4 souhaitant la transmettre à leurs enfants (p. 105). Cette situation corse se retrouve dans les langues des départements et territoires d’Outre-Mer. « Les divers créoles et les langues indigènes continuent à être largement pratiquées. Ce qui fait dire que les créoles sont donc les langues régionales de France les plus parlées,mais surtout les plus vivantes » (p. 260).

Au total, ce livre est une mine d’informations et de renseignements sur « les langues de France ». Le citoyen y trouvera matière à nourrir sa propre réflexion sur la nation, la citoyenneté et « l’identité de la France » (F. Braudel, Paris, Arthaud, 1986). Il y a là une manière de questionner autrement le modèle républicain d’intégration et de construction du territoire français. Le professeur de géographie, plus particulièrement, pourra voir une entrée moins convenue sur la régionalisation et repérer des matériaux pour alimenter les débats sur les réformes souhaitables, possibles, acceptables de l’Etat. Les jeux d’échelles entre les « petites patries » chères à Renan, la France, la « plus grande France » de De Gaulle et l’Europe ont là la possibilité de se manifester.

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