2021 : la radio a 100 ans et elle est libre seulement depuis 40 ans ! Dans les années 1970, il y a trois radios « officielles » (France Inter, France Culture, France Musique, toutes trois monopole d’état) et des radios périphériques qui émettent depuis l’étranger (par exemple, Europe 1 depuis la RFA).  Les radios pirates ou radios clandestines sont arrivées grâce à la modulation de fréquence : peu d’équipements et peu de moyens financiers sont désormais nécessaires pour émettre.  C’est dans ce contexte qu’est née Lorraine Cœur d’Acier, radio pirate lorraine qui donne son nom à la dernière bande dessinée de Vincent Bailly et Tristan Thil.

Une courte aventure radiophonique (1979-1981)

C’est l’histoire d’une radio créée par la CGT en mars 1979. Cette radio prend le nom, magnifique, de Lorraine, cœur d’Acier. Elle émet depuis Longwy, cité au cœur du bassin minier et sidérurgique de la Meurthe-et-Moselle. Elle est une radio pirate et la bande dessinée montre bien les efforts (en vain) du gouvernement pour brouiller la diffusion. Ce n’est pas la première radio qui émet clandestinement à Longwy. La CGT s’est largement inspirée d’une pratique menée auparavant par la CFDT. En effet, dès fin 1978, la CFDT a déjà créé une radio pirate nommée SOS emploi . Moins implantée que la CGT, la CFDT inaugure de nouveaux moyens de communication syndicale en s’inspirant d’une pratiqué déjà testée en Alsace à Fessenheim. En effet, dès 1977, la CFDT avait créé Radio Verte Fessenheim pour s’opposer à l’ouverture de la centrale nucléaire de Fessenheim.

Un peu jalouse, la CGT décide alors de reprendre cette formule pour lancer une nouvelle radio pirate. Néanmoins, Lorraine Cœur d’Acier n’est pas qu’une simple radio de propagande cégétiste. Cela est lié au fait que la CGT fait appel à des journalistes professionnels et engagés comme Marcel Trillat et Jacques Dupont. Ce sont eux qui imposent le « concept d’ouverture, de pluralisme et de liberté d’expression » (p. 16) pour que Lorraine Cœur d’Acier soit certes « la radio de la CGT » sur laquelle « les luttes seront prioritaires » (p.17) mais elle va également « permettre à celles et ceux qu’on a fait taire de s’exprimer sur cette radio, c’est peut-être peu de chose mais c’est énorme » (p. 56). La bande dessinée ne tombe pas non plus dans l’angélisme et montre la lutte au quotidien qui s’organise : la grève générale, les manifestations qui tournent à l’émeute, la grève à Paris. La lutte aussi contre la ligne générale de la CGT est évoquée, ce qui apporte une touche de complexité au récit, montrant ainsi la réalité du combat mené par les Lorrains (« cette liberté de ton aura fini d’agacer une direction nationale de la CGT qui n’aura jamais compris ce qu’on y inventait et ne supportait plus de ne pas la contrôler », p. 78).

La première page pose le décor du récit graphique d’une aventure radiophonique.

Une radio qui donne la paroles aux invisibles

Lorraine Cœur d’Acier, c’est aussi l’histoire d’un monde qui se termine, le début de la fin des activités sidérurgiques à Longwy, la fin d’une mono-activité. Véritable témoignage sur un espace productif industriel en pleine crise, la bande dessinée brosse également le portrait d’une société qui change. C’est ainsi que l’on apprend que la radio LCA a réalisé des émissions non seulement pour évoquer les conséquences sociales et économiques du plan Davignon sur tout le bassin minier mais aussi pour donner la parole à celles et ceux qui, jusque-là, n’avaient pas la parole. Les femmes, les travailleurs immigrés vont avoir leur propre émission et ainsi évoquer à l’antenne leur quotidien. C’est dans ce territoire aux trois frontières, loin de Nancy, loin de la capitale où s’est décidé le quatrième plan de restructuration, qu’évolue une société enclavée, mais qui vit, un peu à sa manière, les conséquences de Mai 68. C’est là finalement, toute la force de cette radio : avoir été l’amplificateur des problèmes sociaux de la population de Longwy en devenant le miroir des changements sociaux et culturels de cette période.

L’émancipation des femmes débute par la prise de parole, par raconter leur vécu à Lorraine Cœur d’Acier.

Un documentaire graphique rigoureux

Lorraine Cœur d’Acier est un excellent documentaire graphique pour s’imprégner de cette période qui marque la fin d‘un monde. Les décors sont soignés et révèlent un véritable effort de coller au réel. On remarque ainsi les affiches dans le bar du tout jeune festival du Film Italien de Villerupt (p. 8) – rappelant que le bassin travaille grâce aux bras des travailleurs italiens (mais aussi polonais, maghrébins)-, l’immense cri de détresse SOS planté en haut du crassier (visible à plusieurs reprises dans la bande dessinée pour rappeler la visibilité de ce SOS dans tout le pays haut), une magnifique page entière qui montre le terril, les hauts-fourneaux, les bassins, bref, une page qui montre le visage d’un Longwy qui n’existe plus (page 13).

Les dessins de  Vincent Bailly (né à Nancy) sont magnifiques. Le scénario est de Tristan Thil et la précision des propos tenus par les personnages n’est pas étonnante car Tristan Thil est l’auteur d’un reportage sur Public Sénat : Florange, l’acier trompé, qui retrace une autre lutte lorraine,  une tragédie, celle des ouvriers d’Arcelor-Mittal. L’association Vincent Bailly /Tristant Thil  n’est pas nouvelle et fonctionne une nouvelle fois. Ils avaient déjà publié une autre bande dessinée documentaire en 2018 : le rapport brazza, le premier secret d’état de la Francafrique, présenté sur la Cliothèque.

Les auteurs ont ajouté une postface ainsi qu’une chronologie détaillée. C’est Baru, dessinateur de Meurthe-et-Moselle qui clôt ainsi l’aventure de Lorraine Coeur d’Acier dans une postface personnelle et très touchante.

Une BD comme matériel pédagogique

A recommander pour les CDI de lycées. Des séquences pédagogiques avec comme support la bande dessinée sont envisageables en lien avec les programmes de terminales Tronc Commun (Thème 3, Chapitre 2. Un tournant social, politique et culturel, la France de 1974 à 1988) et en spécialité , niveau première (Thème 4 : S’informer : un regard critique sur les sources et modes de communication)  et niveau terminale (Thème 6 – L’enjeu de la connaissance.

Pour celles et ceux qui aimeraient en savoir davantage, la maison d’édition Futuropolis propose une très bonne vidéo reprenant de belles planches de la bande dessinée. Par ailleurs, un compte-rendu d’une thèse réalisée sur  Lorraine Cœur d’Acier a été présenté par les Clionautes en 2018.