La vie d’Abd el-Kader ne se limite pas à la flamboyante épopée du résistant héroïque à la colonisation française. Il fut aussi un humaniste, arabe, mais avant tout musulman, mystique mais aussi moderniste.

« Ne demandez jamais quelle est l’origine d’un homme; interrogez plutôt sa vie, son courage, ses qualités et vous saurez ce qu’il est. Si l’eau puisée dans une rivière est saine, agréable et douce, c’est qu’elle vient d’une source pure. » Abd el- Kader

– C’est sur cette phrase, belle dans sa simplicité, que s’ouvre la biographie d’Abd el – Kader. Il est « le magnanime », la « grande âme ». On le connaît comme celui qui souleva les tribus algériennes et incarna, 17 ans durant, la résistance contre la France colonisatrice.
Ce petit livre révèle la richesse d’une personnalité hors du commun, les multiples facettes de sa culture, à un moment où l’on tend à réduire l’histoire du monde au très simpliste « choc des civilisations ».

Les biographies d’Abd el-Kader sont très nombreuses: elles ont même fait l’objet d’une thèse, sous la direction de Bruno Etienne!
Cet ouvrage s’appuie sur des biographies anciennes, certaines du XIXème siècle, dont celle de Léon Roches qui vécut dans l’intimité de l’émir (Trente deux ans à travers l’Islam 1832-1864, Paris 1887), celle de Charles Henry Churchill, (La vie d’Abd el-Kader, Londres 1867) qui fut une des premières biographies complètes de l’émir.
Il fait appel à des biographies récentes, comme celle d’Aouli, Ramdane, et Zoummeroff, (Abd el-Kader, Paris 1994), de Bruno Etienne, (Abd el-Kader isthme des isthmes, Paris 1994, réédité chez Pluriel en 2003), de Mohamed Cherif Sahali (L’émir Abd el-Kader, mythes français et réalités algériennes, Alger 1988).
Les auteurs font la part belle à des citations extraites de la correspondance d’Abd el-Kader et de ses œuvres personnelles, essentiellement de nature religieuse. Le livre est également complété par des témoignages et des documents, dont des écrits mystiques, permettant ainsi au lecteur de mieux entrer dans la spiritualité qui a inspiré cette vie.- Les auteurs ont suivi chronologiquement le cheminement de cette existence hors du commun. Les deux premiers chapitres évoquent la spiritualité du jeune homme profondément religieux, et bien sûr le chef de guerre, sa campagne flamboyante mais désespérée qu’il mena contre la puissance coloniale. Les deux suivants sont consacrés au second versant de sa vie, l’exil, le plus riche sans doute en enseignement. Celui de l’homme qui veut être « un pont » entre l’Occident et l’Orient, un exemple de réconciliation et de tolérance. Il y gagne une grande notoriété.
Le dernier chapitre s’attache à son « héroïsation » par la jeune nation algérienne, non exempte d’ambiguïté.- Abd el – Kader, né en 1808, en Oranie (à La Guetna, près de Mascara), est le 3ème fils de Mahiedine al-Hassani. Celui-ci, descendant du Prophète Mohammed selon la tradition locale et familiale, est un important responsable religieux, cheikh d’une puissante confrérie. Il va porter une attention particulière à l’éducation de ce fils préféré, sur qui il voit la « baraka », c’est à dire la bénédiction de Dieu. Le jeune Abd el – Kader reçoit une éducation religieuse approfondie, qui fait de lui un initié de la voie mystique, le soufisme. Il étudie aussi la littérature, la poésie, et toutes les sciences développées par les Arabes. « L’encre des savants est plus précieuse que le sang des martyrs » dit un hadith.
En 1826, il accomplit le pèlerinage à La Mecque, cheminement long et semé d’embûches, qui se prolonge deux ans durant, par un voyage en Orient, jusqu’à Bagdad. Il rentre en passant par Le Caire, dans une Egypte qui aborde la modernité.- Au début du 19ème siècle, l’Afrique du Nord, sauf le Maroc, est contrôlée par l’Empire turc. Elle est partagée en deux « régences », celle de Tunis et d’Alger, elles mêmes découpées en régions, administrées plus que gouvernées par des beys (ou deys). Si l’oligarchie militaire turque contrôle étroitement les villes, ce n’est pas le cas de l’arrière- pays, où les tribus bénéficient d’une grande autonomie. Oran est une capitale beylicale, et Abd el – Kader venu y étudier, découvre la différence, l’oppression, le mépris des puissants.

Fin juin 1830: les troupes françaises débarquent à Sidi Ferruch, prennent Alger. Le prétexte: « le coup de l’éventail »: irrité par le non-paiement d’une créance, le dey a souffleté le consul de France. Alger tombe le 5 juillet, les Turcs abdiquent, après trois semaines de combat. Plusieurs beys se soumettent, dont le bey d’Oran, tandis que d’autres, avec l’aide des tribus de l’intérieur, proclament le jihad. Pour les Algériens, c’est une incursion des infidèles en terre musulmane. Mahieddine parvient à rassembler les tribus, soit 10.000 hommes, et Abd el Kader, par son charisme, sa piété, s’impose à 24 ans à la tête de cette armée. Il est élu « émir » et sultan des Arabes.

Chef de guerre, il est aussi un organisateur. Profitant des hésitations de la politique coloniale française, il parvient en quelques années à imposer sa souveraineté aux 2/3 de l’Algérie, créant un véritable Etat. Avec une capitale, Taqdemt, une administration, une justice, financées par un trésor public, alimenté par la dîme coranique. Il frappe monnaie, abolit les distinctions traditionnelles entre les tribus, se dote d’une armée régulière, d’un drapeau.
La puissance militaire française aura raison de sa résistance. Il est aussi affaibli par la soumission de nombreuses tribus. Il se rend au duc d’Aumale le 23 décembre 1847.

– Après sa reddition, en 1847, Abd el-Kader passe quatre longues années d’exil en France, entre Toulon, Pau et Amboise. Franchement détenu, lui et les siens, à Toulon, en dépit de ce qui lui avait été promis lors de sa reddition, ses conditions de vie s’améliorent, surtout lorsqu’il arrive au château d’Amboise. On est surpris de le voir au centre d’une petite communauté sans cesse renouvelée, admiratrice de son érudition: ecclésiastiques, savants, commerçants, militaires, qui viennent discuter « religion », avec lui.

Le coup d’Etat de Louis-Napoléon le 2 décembre 1851 lui rend sa liberté: le prince-président vient en personne lui annoncer la fin de sa captivité. Il peut partir en Turquie, et la France lui versera une pension substantielle. En 1852, il est reçu par l’Empereur Napoléon III, avec un faste qui rappelle l’expédition d’Egypte..
Il traverse la France pour embarquer à Marseille, et à chacune de ses étapes, il est chaleureusement accueilli. Il n’oubliera jamais ce qu’il a découvert de la civilisation occidentale et chrétienne et qui détermine sa nouvelle mission: « un homme-pont, entre Occident et Orient et entre Dieu et ses créatures ».

– Commence pour lui le grand jihad, la guerre contre les passions et non plus par les armes. Il s’installe d’abord à Brousse (Bursa) après avoir acquis une grande propriété agricole, où il met en œuvre les innovations techniques avec des ingénieurs venus d’Europe. Un tremblement de terre ravage Brousse, et il obtient de Napoléon III l’autorisation de s’installer à Damas, en terre arabe. Il y enseigne, la chari’a, la voie exotérique orthodoxe de l’Islam, et une voie plus intérieure, plus ésotérique, qui conduit à la révélation immédiate de la vérité, la haqiqa.
Sa tolérance est clairement explicitée dans son livre (Le Livre des haltes, des stases, des états et des étapes): pour lui, tout individu en prière, qu’il soit juif, chrétien, musulman, même idolâtre, prie un seul Dieu unique.
Lorsqu’en 1860 éclatent en Syrie et au Liban de graves troubles interreligieux, il s’emploie à protéger les Chrétiens de Damas ce qui lui vaut l’éloge de la presse occidentale et une notoriété internationale! Lettres, présents, visiteurs célèbres affluent à sa demeure, où le baron de Rothschild côtoie Ferdinand de Lesseps. Ils s’étaient déjà rencontrés à Pau, Abd el-Kaderl va soutenir très activement le projet de canal dans l’isthme de Suez. Napoléon III voit même en lui un « allié » capable de déstabiliser le sultan turc en réveillant le nationalisme arabe.
Ce que ne voudra jamais Abd el-Kader, d’ailleurs la chute de l’Empire en 1870, fait s’évanouir le « Royaume arabe » de Napoléon III.

Un dernier épisode très méconnu, voire nié jusque là, mais indubitable aujourd’hui grâce aux textes mis à la disposition de tous, est l’initiation d’Abd el-Kader à la franc-maçonnerie. Les premiers contacts remonteraient à 1860, après les émeutes de Damas. Il est initié à la loge « Les Pyramides » en Egypte en 1864. Son adhésion « témoigne de son évolution vers une sorte d’universalisme musulman ». Son message de paix et de tolérance s’adresse en fait à tous les hommes.
Il meurt le 25 mai 1883, est inhumé à Damas, dans une mosquée des hauteurs de la ville, jusqu’à ce que sa dépouille soit rapatriée par le jeune Etat algérien le 5 juillet 1962.

– Le dernier et court chapitre s’attache à montrer la difficulté pour l’Algérie moderne de hisser Abd el-Kader au rang de héros national. Tout peuple a besoin d’une Histoire, et cette Histoire, de héros. Assurément Abd el-Kader en est un: brillant chef de guerre, qui a combattu la puissance colonisatrice pendant 17 ans, homme de grande culture, musulman sage et pieux, (un peu trop d’ailleurs au regard des « réformistes » du XXème siècle!), il a une dimension historique incontestable. Mais son itinéraire est paradoxal, car dans la deuxième moitié de sa vie, autorité morale reconnue, il fut mêlé de près au monde occidental, pensionné par la France, ami de Napoléon III, de Ferdinand de Lesseps. Page 89, un portrait de l’émir, peint en 1906 d’après une photographie, témoigne de cette gloire, jugée encombrante par le nouveau pouvoir algérien. Il le montre arborant de multiples médailles. Page 96, un portrait « officiel » peint en 1984 pour le Musée de l’Armée par Hocine Ziniani , s’inspire lui aussi d’une photographie, mais les commanditaires ont fait supprimer les multiples décorations, remplacées par un gilet de couleur vive peu conforme à la sobriété vestimentaire de l’émir!

Est-il, pour les jeunes algériens, un héros? Difficile à dire: de plus, son image a souffert du discrédit du régime qui l’a utilisé comme tel! Mais ses écrits religieux, sa dimension mystique, suscitent un regain d’intérêt.

Sous un petit format, cet ouvrage, vulgarisateur sans doute, mais au sens noble du terme, très complet, permet de redécouvrir (découvrir?) cette riche personnalité que fut Abd el-Kader. Certains épisodes de sa vie s’inscrivent d’ailleurs dans un contexte qui n’est pas sans écho à notre époque.

(copyright Clionautes)