Rares sont les historiens qui s’intéressent au vin. Christophe Lucand est de ceux là. Aujourd’hui avec ce livre, il « propose de renouveler l’analyse de la France à l’heure allemande en retenant le vin, première production du pays à la veille du conflit, comme clef de compréhension d’un monde profondément bouleversé par la défaite ».

« Quatre années durant lesquelles le cynisme commercial déchaîné et la soif de profits illimités ont côtoyé l’opportunisme le plus infâme »

L’historien n’est pas tendre ! Car certes les caves furent pillées, mais elles le furent avec la complicité et  la collaboration active, enthousiaste, intéressée et impunie des acteurs majeurs de la profession, gros négociants de Champagne, de Bourgogne, du Bordelais et d’ailleurs. Caves qui furent d’ailleurs plutôt vendues que pillées. Les pillards ont beaucoup bu, aménagé d’immenses caves dans leurs châteaux allemands, et beaucoup fait la fête dans les nuits parisiennes. Les vendeurs ont beaucoup bu et beaucoup fait la fête avec les pillards, édifiant de colossales fortunes. « C’est le temps de l’incroyable volonté de jouissance, enivrante et infinie, qui s’est emparée de tous ceux qui, propulsés à des sommets vertigineux, ont cru, un moment au moins, tenir la France dans leur verre. » Le peuple français a été très sévèrement rationné, et donc terriblement privé, la consommation moyenne par Français étant alors de 175 litres par an (40 litres aujourd’hui). Cette collaboration sans complexe des acteurs du monde du vin est le fait le plus stupéfiant que l’on découvre à la lecture de ce livre passionnant, petit traité de collaborationnisme mondain autant qu’histoire de l’exploitation par l’occupant nazi d’une des ressources les plus convoitées de la France vaincue, les vins et les alcools.

Professeur agrégé et docteur en histoire, auteur d’une thèse sur Les négociants en vins de Bourgogne : itinéraires, familles, réseaux, de 1880 à nos jours, Christophe Lucand est chargé de cours à Sciences Po Paris et chercheur associé à la chaire UNESCO « Culture et traditions du Vin » de l’Université de Bourgogne. Spécialiste des mondes de la vigne et du vin, il est l’auteur de nombreux articles et de quelques ouvrages de référence,  Les négociants en vins de Bourgogne, Féret, 2011 ;  Le vin et la guerre, Armand Colin, 2017 ; Le pinard des poilus, Éditions universitaires de Dijon, 2015. C’est aussi un homme politique, conseiller départemental de Côte-d’Or, et un élu local, maire de Gevrey-Chambertin.

Son étude se base sur l’exploitation de nombreux fonds d’archives publics et privés, Archives du ministère de l’économie et des finances, Archives de la Banque de France, Archives de l’Organisation internationale de la vigne et du vin, Archives de l’Institut national de l’origine et de la qualité, Archives du Militärbefehlshaber in Frankreich, Archives du ministère de l’Agriculture, Archives judiciaires, sources imprimées, etc. L’ouvrage est structuré en une vingtaine de courts chapitres que complètent une quinzaine de pages de notes et un exposé des sources et de la bibliographie. Compte-tenu du grand nombre de noms propres cités, un index aurait été apprécié. Il s’agit d’une étude historique rigoureuse et quasi exhaustive, enrichie de la présentation concrète et vivante des très nombreux acteurs français et allemands cités dans le cours de l’étude. Si nombreux, qu’on est parfois prêt de se perdre et qu’on en vient à regretter un plan qui, de facture plus classique, aurait clarifié la démarche.

« Wein ! Wein ! Wein ! », l’effervescence de la victoire

Lendemain de victoire. « A Belleville, à Pigalle, à Ménilmontant ou aux Champs Elysées, des dizaines d’hommes de troupe et d’officiers allemands consomment sans compter. Les soldats allemands se gavent de beurre, de viande, de vin (…) Ils trinquent et boivent sans répit, des vins de soif, rouges, blancs, ordinaires et pétillants, de carafe et en bouteille. Dans les cafés, les soldats commandent des liqueurs, des eaux-de-vie, du champagne et des vins de toute la France (…) Les officiers quant à eux préfèrent le champagne et la valse des étiquettes les plus prestigieuses, Moët, Ruynart, Mercier , Lanson, Heidsieck, et d’autres ; tout y passe. » Tous disposent d’un pouvoir d’achat très élevé ; la solde d’un soldat allemand est alors cinquante fois supérieure à ce qu’était celle d’un soldat français, de plus le mark est surévalué et, compte-tenu de l’énorme indemnité journalière à laquelle la France est condamnée, c’est toujours la France qui paie !

Les officiers supérieurs installent leurs états-majors, bureaux, mess, lieux de repos, dans les palaces parisiens, Meurice, Carlton, Plaza-Athénée, George V, Astoria, Lutétia, Majestic. Ces palaces disposent de vastes et belles caves renfermant les plus grands crus, 75 000 bouteilles de prestige par exemple pour le seul Lutétia. Généraux et amiraux puisent immédiatement dans ces fonds pour expédier des milliers de caisse en Allemagne. « Les propriétaires de ces prestigieux établissements, aussi astucieux soient-ils, ne cherchent pas à dissimuler leurs meilleures bouteilles. Les cartes de vins sont à disposition et tous sont convaincus du grand intérêt qu’il y a désormais à bien recevoir leurs invités d’honneur, devenus leurs plus sûrs protecteurs dans cet environnement nouveau. »

Otto Abetz s’installe comme ambassadeur d’Allemagne en France. Avant guerre il avait table ouverte à Paris, avec mission de convertir au « pacifisme » nazi l’intelligentsia française. Il disposait d’un énorme budget pour offrir de grands crus à ses invités. Son ministre de tutelle, Ribbentrop est convaincu de l’efficacité de la diplomatie du vin. Il est un ancien représentant en vins de Champagne, marié à l’héritière de l’empire Henkell, le plus grand vendeur de vin mousseux d’Allemagne. Il devint le plus important importateur de grands bordeaux, de bourgognes d’exception, et le représentant exclusif de cognacs de marque et des champagnes Pommery pour toute l’Allemagne. C’est le vin qui lui permit de s’introduire au cœur du cercle des familiers d’Hitler. Les grands vins français furent un essentiel moyen de corruption au sein des réseaux nazis. A Paris, Otto Abetz pratique une « diplomatie culturelle et gastronomique », le tout Paris se presse à ses dîners fins, cocktails et réceptions. Il peut offrir quotidiennement champagnes, grands crus, cognacs, armagnacs, eaux-de-vie, liqueurs, etc. car il a constitué une unité militaire disposant de cartes de la Gestapo pour collecter ces produits dans tous les vignobles de France, occupée ou non.

« Une  ruée vers le vin qui dépasse l’entendement »

Durant tout l’été 1940, « Châteaux et domaines sont pris d’assaut par la multitude d’acheteurs étourdis par leur victoire. Officiers et soldats (…), intermédiaires véreux et crapules fraichement converties aux intérêts du Reich ». Négociants et vignerons livrent leur vin sans limite, et avec le sourire, pour eux « la défaite paie mieux que la victoire ». Les prélèvements sont massifs : « les domaines les plus illustres et les grandes maisons vendent en quelques jours l’équivalent d’un an de leur commerce d’avant-guerre ». Ils ont gagné leur année en quelques jours. « On charge des centaines de milliers de caisses et de fûts, des millions de bouteilles dans des camions bâchés. D’incroyables convois ferroviaires partent des gares de Bordeaux, de Dijon, de Reims, emportant le précieux liquide dans des centaines de wagons-réservoirs. Tout part pour l’Allemagne. » Toute l’opération se fait sans violence, les vins sont payés de la main à la main, en francs ou en marks.

Les petits producteurs s’émancipent des négociants et se lancent dans des livraisons en direct à leur propriété, sans facture, à des officiers et soldats de la Wehrmacht dont les camions sillonnent les vignobles. Tel viticulteur de la côte bourguignonne fait fortune, « protégé par les autorités d’occupation, il est intouchable. Aucune trace dans sa comptabilité des volumes colossaux vendus sous le manteau ». « Sur place, des milliers d’aventuriers et d’intermédiaires véreux écument les villages à la recherche de vins pour les innombrables acheteurs allemands. » Du vin courant d’Algérie ou du Languedoc se transforme en « Beaujolais » ou en « Saint-Emilion ».

Alors que les vignobles souffraient de surproduction et de mévente, « l’arrivée des Allemands est une aubaine (…) Elle apparaît devoir tenir du miracle ». L’Allemagne prend le contrôle du premier producteur et exportateur mondial de vin : deux millions d’hectares de vignes (750 000 aujourd’hui), une production annuelle entre 75 et 100 millions d’hectolitres (45 à 50 millions aujourd’hui) pour près de 50 milliards de francs de revenus. Les volumes colossaux de vins courants envoyés en Allemagne sont destinés à la population allemande et aux troupes. Berlin envisage aussi la production en masse d’alcool de carburation, prolongeant le développement de l’industrie des essences de synthèse.

Nomination des « Führer du vin » pour centraliser et rationaliser les achats

Le service des vins divise la France occupée en grands ensembles viticoles dont chacun est dirigé par un représentant officiel désigné par Berlin. Ce sont tous des spécialistes bien connus en France depuis l’avant-guerre. Ils sont chargés de coordonner et de centraliser les achats de vins à destination du Reich et disposent du monopole des achats dans leur zone d’attribution.

En Champagne, Otto Klaebisch, officier SS, est connu de tous les professionnels. Né à Cognac, c’est le beau-frère de Ribbentrop. En Bourgogne arrive le négociant Friedrich Doerrer, chargé de tous les achats de Chablis à Mâcon, mais aussi les vins de Côtes-du-Rhône et de Provence. A Bordeaux arrive Heinrich Bömers, le plus grand marchand de vin français du Reich et gros propriétaire de vignobles en France et en Allemagne. Il a sous sa responsabilité les vignoble du Midis et d’Algérie.

Ces grands chefs du vin sont submergés d’offres de vente. Tout se fait à l’amiable, sans aucune contrainte ou réquisition. En retour vignerons et négociants obtiennent des facilités pour la fourniture de tous les intrants nécessaires à la viticulture, et le retour d’un millier de spécialistes prisonniers de guerre. Pour cette première campagne d’achat, l’occupant prélève trois millions d’hectolitres de vin… et en boit un million d’hectolitre sur place ! Si l’on tient compte de tout ce qui est encore vendu sans contrôle et sans facture par des Allemands qui parcourent les vignobles, « on peut estimer à près de 60 millions de bouteilles les quantités vendues pour la seule campagne 1940-1941. Le chiffre étourdissant ».

« Les affaires sont les affaires »

Complicité est bien le mot : à Reims, par exemple, chaque semaine le Weinführer préside une réunion avec les grands patrons des maisons de Champagne. On y décide des quantités à livrer et de la répartition des engrais, produits de traitement etc. Français et Allemands se connaissent, s’apprécient, font des affaires et boivent force champagne. Lucien Douvier « brasseur d’affaires, intrigant et opportuniste sans scrupule », s’impose au centre d’un dispositif de collecte et de revente qui irrigue tout le vignoble. « Douvier reçoit, prospecte, convainc, menace, achète, vend et revend, et surtout il arrose, corrompt, soudoie, combine truque et triche, mélange, coupe, assemble, pourvu que ça mousse. » D’autres réseaux existent, et autour de ces affairistes gravitent des seconds couteaux.

Dans les autres vignobles les affaires vont aussi bien. En Bourgogne, Marius et Raoul Clerget, dont la maison était en liquidation judiciaire en 1938, voient leurs ventes s’envoler. Le chiffre d’affaire bondit de plus de 2000% de 1940 à 1942. Ce n’est d’ailleurs qu’une estimation car les comptes sont truqués, les factures cryptées. Les Allemands paient bon prix. A Pommard et à Beaune il faut aménager les caves et élargir les chais… l’armée allemande fournit de la main d’œuvre. A Metz et à Strasbourg, des sociétés-écrans gèrent les commandes avec divers organismes allemands acheteurs. Quand les services de Vichy font un contrôle chez les Clerget accusés de fraude fiscale et d’infraction à la législation sur les prix, ils découvrent un immense trésor de victuailles, savons, tissus, sucre, huile, café etc. Clerget fait intervenir ses amis allemands qui font pression sur le directeur départemental du Ravitaillement ; il obtient le départ des fonctionnaires français humiliés, et des excuses ! Devenu l’un des plus riches négociants en vins de France, « le train de vie de Marius Clerget devient princier » : investissements immobiliers, achat de domaines viticoles, de tableaux de maîtres, de tapisseries, de bijoux etc.

Si les Allemands boivent, les Français trinquent. Christophe Lucand parle d’un « colossal hold-up consenti et garanti par les autorités françaises elles-mêmes ». Tous les stocks sont vendus ! C’est la pénurie, du jamais vu depuis 1916. Vichy tente de régir par le rationnement et la fixation des prix des vins courants. Roger Descas, président du syndicat national du commerce en gros des vins, cidres, spiritueux et liqueurs de France, et gros négociant, estime essentiel d’honorer les demandes allemandes. « La France et les Français sont les grands oubliés de cette relation de complicité ».  Le vin se fait rare pour les Français du peuple qui en boivent beaucoup. Pour faire bonne mesure, Vichy lance une campagne contre l’alcoolisme et déploie une réglementation très restrictive Les contrôles de Vichy ne peuvent pas grand-chose, les prix s’envolent, le marché noir règne en maître.

Des militaires et affairistes allemands en liaison avec des collaborationnistes des « gestapos françaises » prennent en main ce marché noir, ainsi le « bureau Otto », dirigé par Hermann Brandl, espion de l’Abwehr est-il « en mesure de livrer n’importe quel type de produit, dans n’importe quelle quantité, toujours en un temps record ». Le bureau Otto travaille en étroite collaboration avec la gestapo française de la rue Lauriston, celle de la bande Bonny-Lafont, qui livre la Wehrmacht, les grands hôtels et les boîtes de nuit haut de gamme, ainsi que les SS. L’auteur dresse un tableau époustouflant des réceptions de Lafont, où se presse le Tout-Paris de la collaboration et des aristocrates, « hommes politiques, grands patrons, négociants, industriels, journalistes, écrivains, comédiens, chanteurs, peintres ». « Pendant que tout ce petit monde ripaille et boit au rez-de-chaussée et que les plus belles femmes de Paris se donnent à tous les étages, des brutes dégénérées torturent à qui mieux mieux dans les caves et au sous-sol. » Christophe Lucand évoque aussi les affaires de Joseph Joanovici, « Monsieur Joseph », truand de haute volée qui a fait fortune dans la ferraille livrée à la Kriegsmarine, mais ne néglige pas le vin, ni les alcools, et les affaires de « Monsieur Michel », un autre grand nom du marché noir et de la collaboration économique, Michel Szkolnikoff, fournisseur patenté de la SS, et sa compagne, spécialisée des les vins fins et le foie gras. « L’année 1942 consacre l’apothéose des trafics en France. »

Au carrefour de tous les achats allemands et de tous les trafics, Monaco devient la plaque tournante internationale du commerce des vins. Les négociants français y ont des maisons prête-nom et des adresses de facturation fictive. « Tous les circuits sont connus et maîtrisés par des professionnels français. L’Allemagne garantit et protège. Monte-Carlo encaisse et s’enrichit. Vichy est écarté et disqualifié. »

« La France : Capoue du IIIe Reich »

« La fine fleur du nazisme est obsédée par les produits français de luxe ». Les dignitaires nazis se font construire des caves, des chais, des celliers dans leurs châteaux, rivalisant de luxe ostentatoire. La cave de Ribbentrop rassemble plus de  200 000 bouteilles des vins les plus rares, celle de Hitler plus de 500 000 (champagnes, bordeaux, bourgognes, portos) ; Albert Speer fait venir des cargaisons de Château Lafite par avion spécial ; Göring n’accumule pas que les œuvres d’art, il construit des caves gothiques qui rassemblent plus de 500 000 bouteilles ; dans son train spécial il y a un wagon qui accueille une cave contenant une sélection de vins et d’alcools.

Paris est une fête pour les dignitaires nazis, et pour l’élite mondaine du collaborationnisme qui festoie en leur compagnie. Dans les 200 boîtes de nuit, dans les innombrables cabarets, « on boit du bon et jusqu’à plus soif ». Mais ce n’est presque rien à côté des banquets et des parties fines qui se déroulent quotidiennement à l’ambassade d’Allemagne, dans quelques boîtes haut de gamme et dans les palaces. « Chez Alexis », on trouve les officiers SS, les chefs politiques collaborationnistes Darnand et Doriot, des « canailles du Milieu », des vedettes du spectacle (Maurice Chevalier, Tino Rossi, Danielle Darrieux etc.).

Collaboration économique et mondaine à l’ombre des grands crus

Au Ritz se tiennent les « banquets de la Table ronde « qui rassemblent des grands patrons français « associés à l’élite de l’occupation allemande à Paris, sous le patronage du prince de Beauvau-Caron, du marquis de Castellane et de l’avocat René de Chambrun, gendre de Laval. Tout le gratin de la collaboration économique est là ». La cave abrite, des fûts et des tonneaux, ainsi que 200 000 bouteilles des meilleurs crus de bordeaux, bourgogne et champagne. Göring y séjourne régulièrement.

Au Cercle européen, ou Centre français de collaboration économique et culturelle européenne, les grands dirigeants du monde du vin en France « ont leurs amis parmi le gratin de la collaboration parisienne ». Roger Descas, Marius Clerget, et leurs amis négociants en vins rencontrent et boivent avec des ministres de Vichy (Jean Bichelonne), des intellectuels pronazis (Paul Chack), des écrivains (Céline), des politiques (Doriot, Déat), des journalistes (Luchaire), et bien sûr Otto Abetz. Parmi eux, Maurice Leroy, propriétaire de la Romanée Conti et d’un immense domaine viticole en Bourgogne, dans le Midi et en Charente, roi du Cognac, négociant à l’immense fortune, manœuvre pour devenir le fournisseur d’un carburant utilisable dans les moteurs des V1 et V2, armes nouvelles dans lesquelles Hitler a mis de grands espoirs.

Dans la « rôtisserie » de la reine Pédauque se croisent aussi négociants en vins, officiers allemands et collaborationnistes d’horizons divers, industriels et nouveaux riches. Elle appartient à Pierre André, propriétaire à Aloxe-Corton et de la maison Victor Cliquot à Reims. Très engagé dans le collaborationnisme, il entretient des amitiés allemandes Il prétend  avoir sauvé la vie du comte Robert-Jean de Voguë, chef de la maison Moët & Chandon et président fondateur du Comité interprofessionnel des vins de Champagne, arrêté à l’automne 1943 pour fait de résistance et condamné à mort. Le Führer du champagne en profite pour mettre sous tutelle la maison Moët & Chandon, puis la maison Pieper Heidsieck après le départ pour Londres du marquis Jean d’Aulan.

On le voit, il y eut quelques grands maîtres du champagne pour sauver l’honneur. Plus nombreux furent ceux qui s’engagèrent aux côtés des Allemands, par idéologie et par intérêt. Maurice Doyard, vigneron de la Côte des Blancs, délégué général du Comité interprofessionnel du vin de Champagne est un collaborateur zélé. Il invite le Führer du champagne au mariage de sa fille. La noce dure cinq jours et la centaine d’invités est honorée de cette présence. Le marquis de Polignac, dirigeant de la maison Pommery &Greno, issu d’une des plus anciennes familles de la noblesse française, est un ancien Croix-de-Feu, ami de Fernand de Brinon, d’Abel Bonnard, de l’académicien Georges Claude, et de Ribbentrop. Il a été membre fondateur du Comité France-Allemagne en 1935, et du club du Grand Pavois, cercle mondain de la haute société parisienne et relais occulte des cagoulards. Il approvisionne ce club en champagne et crée des étiquettes à son effigie. Il est donc logique qu’il devienne un élément essentiel du groupe Collaboration où il retrouve ses amis politiques et plusieurs patrons de maisons de champagne, des négociants bordelais  et bourguignons.

Dans le domaine de la « collaboration mondaine la plus tapageuse », s’illustre Madeleine Mumm, « qui se fait connaître par sa vie extravagante et ses mœurs légères », et anime un salon très fréquenté. On y rencontre Otto Abetz, Helmut Knochen, chef des SS et du SD à Paris, le couple Dubonnet, l’industriel Cointreau etc. Vins, champagnes, cognacs et liqueurs coulent à flot. Dans sa vaste propriété de Neuilly, Laure Dissard « déploie tous ses talents lors de réceptions somptueuses et de soirée dansantes où rencontres et échanges libertins sont arrangés. Très vite le lieu devient prisé des SS, associant rencontres intimes et champagne, Lanson de préférence » On y rencontre Laval, Déat, Benoist-Méchin, nombre de ministres de Vichy. « Tout cet univers est couvert par les chefs de l’avenue Foch, Knochen, chef de la sécurité et du renseignement de la SS (…) et son supérieur direct à partir de 1942, Carl Oberg, chef de la SS en France », ainsi que par Dannecker, correspondant d’Adolf Eichmann en France, et bien sûr Otto Abetz. Initiateur et inspirateur du groupe Collaboration, Abetz finance son fonctionnement. Avec Polignac à ses côtés, « il mise sur la tenue de salons chargés d’entretenir une intense vie mondaine faite de déjeuners, de cocktails et de dîners ».

Le Maréchal encensé, Vichy sur la défensive

Les économistes collaborationnistes plaident pour une intégration de la France dans un vaste marché unique européen pour les produits agricoles et pour les vins français. Ils sont soutenus par le grand négoce qui défend l’abandon de toutes les restrictions de la production au nom du maintien de la qualité, et l’abandon du cadre trop contraignant des appellations contrôlées. Vichy parvient néanmoins à les maintenir.

Alors qu’il se plie avec plaisir et profit aux exigences allemandes, le monde du vin semble participer au culte du Maréchal et se rallier aux valeurs de la Révolution nationale. 66 maisons de négoce de Bourgogne s’en vont remettre un lot de bouteilles prestigieuses au Maréchal. Des propriétaires se déplacent à Vichy pour lui offrir  une vigne, parmi les plus prestigieuses de Bourgogne, qui devient le « Clos du Maréchal ». Toute la mystique pétainiste est alors déclinée dans les discours, et jusque dans l’acte notarial. Il en va de même dans le Bordelais où la récolte de 1941 est baptisée « Année du Maréchal ».

Appliquant ses mesures antisémites, Vichy « aryanise » les domaines viticoles du baron Philippe de Rothschild, déchu de sa nationalité française. En avril 1941, ces mesures sont annulées. L’explication est à chercher dans la volonté de Vichy d’éviter le démembrement du groupe vitivinicole et de devancer la mainmise allemande sur ces « joyaux vinicoles nationaux ».Car Göring est bien décidé à accaparer pour lui-même ces prestigieux vignobles. S’engage alors une passe d’armes entre Berlin et Vichy. Les négociations sont menées par le chef du négoce des vins français Roger Descas, et le Führer du vin Bömers. On aboutira à un compromis que l’auteur résume ainsi « le domaine à Vichy, les profits pour Göring ».

Ignorant du cours de la guerre, le chef du négoce des vins français Roger Descas « demeure incroyablement fidèle à l’action qu’il mène depuis 1940 ». Il continue de répondre aux exigences allemandes, honore tous les contrats de la Wehrmacht, de la Kriegsmarine, de la Waffen SS. Le nouveau ministre de l’agriculture François Chasseigne, ultra de la collaboration, ordonne que des « mesures énergiques » soient prises contre ceux qui « ne jouent plus le jeu d’un commerce loyal avec l’Allemagne » Chasseigne est un proche des SS, de la Milice, et de la gestapo française de la rue Lauriston. Il fait pression sur le monde des négociants, si tant est que ce soit nécessaire, pour que l’Allemagne soit servie.

Une douce épuration

Bien sûr, la plupart des négociants, patrons et chefs d’exploitation du monde du vin sont tristes de voir partir leurs amis allemands dans l’été 1944. « Chacun s’effraie d’un avenir devenu bien incertain » ! On relit deux fois ce que Christophe Lucand nous raconte : en août 1944, François Bouchard, président du Syndicat des négociants en vins de Bourgogne, invite son ami Adolf Seignitz, Führer du vin, à un dîner d’adieu dans le meilleur restaurant de Beaune, « dernier geste amical et confraternel à l’attention de celui qui les a toujours épaulés ». Aucune procédure judiciaire ne sera engagée à la Libération, « les autorités politiques et judiciaires unanimes considérèrent qu’il n’y a là rien eu d’anormal », et Seignitz sera invité à la vente de charité des Hospices de Beaune en 1946.

Voila qui présage d’une bien douce épuration. Certes le ministre des finances du gouvernement provisoire de la République française , René Pleven, affirme que « les milliards mal acquis seront récupérés, confisqués ou restitués », mais il se veut rassurant, demandant « qu’on ne perde pas de temps avec les petites affaires » et qu’on se limite à quelques exemples. Les décisions des Comités locaux de confiscation des profits illicites s’enlisèrent dans des milliers de procédures. L’épuration judiciaire et l’épuration professionnelle débouchèrent souvent sur des non lieux.

Quelques gros acteurs aux fortunes immenses furent condamnés. Louis Eschenauer, « le Roi de Bordeaux », collaborateur actif, fut condamné par le Comité de confiscation à plus de 500 millions d’amende, et par la Cour de justice à deux ans de prison ferme, à la dégradation nationale et à la confiscation de tous ses biens. Il rejoint 21 autres négociants, tous condamnés, dont Roger Descas, et surtout Marcel Borderie frappé de la peine de mort. En Bourgogne Marius Clerget, engagé constamment et ouvertement dans la collaboration affirme avoir été un agent double à la solde des Britanniques. Condamné à une amende de 86 millions de francs, il organise la liquidation de ses propres biens, se présente en personne à l’ouverture de son procès en janvier 1946 devant le tribunal correctionnel de Beaune, présente près de 200 pièces attestant de ses activités de résistance durant toute la guerre, et est condamné à quatre ans de prison, 6000 francs d’amende, la confiscation de ses biens présents et à venir et cinq ans d’interdiction de séjour. Tout est annulé dès 1948 ! Melchior de Polignac est inculpé à Reims pour « intelligence avec l’ennemi ». Il obtient un non lieu. Un second procès est ouvert par la Chambre civique du département de la Seine. Condamné à une peine de dix ans d’indignité nationale, il en est relevé pour « service rendu à la Résistance » !

Difficile de quitter cet ouvrage sans un écœurement qui n’a rien à voir avec l’abus d’alcool. Voici les dernières lignes de la conclusion : « Dans tous les vignobles français, à Bordeaux, à Cognac, à Reims, à Epernay, à Beaune ou dans le Midi, l’histoire de ce pillage est aussi celle d’un immense tabou, toujours très présent aujourd’hui, à la croisée des chemins entre la persistance du mythe résistantialiste et l’incroyable compromission qui s’est emparée des esprits. Elle est encore celle d’une tragédie, d’un drame irréparable qui sauva la vigne et les vins de France de la dévastation au prix fort du déshonneur. Elle est enfin celle d’un étourdissement, d’un vertige et d’une chute qui emportèrent toutes les consciences vendues à qui le voulait, dans une soif de profits obscène où la fin justifie tous les moyens. C’est là, sans doute, une leçon qu’il nous faut conserver. »

© Joël Drogland pour les Clionautes