Un ouvrage d’actualités sur le réchauffement climatique. Une équipe pluridisciplinaire (histoire et sociologie des sciences, économie, sciences de l’information, mathématiques et physique) tente de définir selon quelles procédures et à partir de quels savoirs peuvent être élaborés des réponses politiques et sociales face aux défis du changement climatique et des choix énergétiques. L’intérêt de cet ouvrage est de montrer l’évolution des cadres d’analyses en proposant une “histoire” de ces recherches. C’est une occasion de réfléchir sur la place, la genèse et les limites des modèles mathématiques tant dans les sciences dites dures comme la climatologie que dans les sciences humaines et sociales, en particulier en économie. La dimension géopolitique du débat n’est pas oubliée. Un ouvrage passionnant, bien construit, utile pour une approche citoyenne de ces questions.

Première partie

E. Vieille Blanchard analyse le point de départ de la réflexion sur la croissance avec les travaux du Club de Rome, la publication en 1972 de “Limits to growth” et les controverses suscitées. Modèles, contre-modèles, elle met en évidence que chaque modèle a des pré-supposés idéologiques. Elle montre comment s’articulent les choix méthodologiques et un système de valeurs. Un article utile pour comprendre l’idée de “croissance zéro” reprise par certains courants politiques aujourd’hui.

P. Matarosso met en évidence la marginalisation progressive du Club de Rome et de ses outils au profit de la modélisation intégrée. Sur la question du temps long née du questionnement sur l’impact des activités humaines sur la biosphère, l’auteur analyse les réseaux d’institutions et de chercheurs derrière chaque modèle. Les modèles les plus utilisés (DICE et MARKAL)sont basés sur les théories de la croissance optimale, des modèles à horizon infini et fondés sur l’analyse d’activités, leur succès est lié à une approche informatique efficace, avec des fondements théoriques classiques.

M.Armatte étudie le rapport des économistes avec le temps long. Après un rappel des temps de l’économie depuis la fin du XIX ème et la naissance de l’économétrie il développe l’apparition de la planification et de la prospective. De nombreux instituts apparus dès les années 70 en France et aux USA développent les modèles de la croissance mais aussi l’analyse des systèmes et la méthode des scénarios (l’étude “interfuturs”). Dans la construction d’un scénario interviennent nécessairement des valeurs ce qui pose le problème du rapport des études prospectives à la décision politique.

Seconde partie

H. Guillemot explore les modèles numériques du climat, depuis les premiers modèles météorologiques pour la prévision en lien avec le développement des ordinateurs. Dans les années 70, une convergence apparaît entre modélisation météorologique et modélisation des climats avec passage d’une échelle régionale à une échelle continentale voire planétaire. Les progrès des calculateurs permettent d’augmenter le nombre de paramètres grâce à de nombreux programmes de recherches tant scientifiques que géostratégiques américains. On évolue vers des modèles de plus en plus complexes qui ont permis l’émergence d’un “système Terre” et du GIEC. La question essentielle est celle de l’échelle d’étude un phénomène ou de simulation du changement climatique?
Régime climatique entre science, expertise et politique: pour A. Dahan Dalmedico, le croisement entre enjeux scientifiques et géopolitiques apparus pendant la guerre froide devient prépondérant avec l’impact des changements climatiques sur la biosphère et sur les systèmes socio-économiques. Le GIEC est chargé de proposer des réponses stratégiques et fourni un lieu de rencontre, au sein des COP (conventions of parties), entre scientifiques et politiques. La pluralité des logiques et des intérêts face à un risque ambigu et multiforme impose une méthodologie rigoureuse et une validation par un collège de rédacteurs. Si les rapports laissent apparaître les incertitudes et les divergences, les résumés destinés aux décideurs en revanche sont une sélection et une synthèse consensuelles et s’expriment à travers des “scénarios”.

PourJ.-Ch.Hourcade une des pierres d’achoppement des négociations internationales (Kyoto etc…) vient de la difficulté qu’ont les modélisateurs à expliciter leurs modèles à l’aide d’un vocabulaire dont le sens change entre langage du modèle et sens commun des mots. A l’aide d’exemples (la taxe carbone), il montre que le modèle est là pour penser le futur mais qu’il est interprété en fonction de croyances préétablies. Un modèle mondial en équilibre, s’il est utile pour le raisonnement, n’est qu’un artefact faisant abstraction des hétérogénéités et des oppositions idéologiques du monde. A l’horizon 2012: quels chiffres retenir? Qu’est-ce qui est économiquement rationnel (notion de coût-bénéfice)? Les modèles ignorent souvent l’inertie des systèmes technico-économiques et les irrationalités des comportements. L’auteur montre toute la difficulté à prévoir un futur par nature incertain et les dérives d’interprétation possibles.

Troisième partie

Ch. Azar pose la question de la définition d’émission optimale de CO2. Dans les travaux sur un seuil d’émissions optimales, les discordances observées viennent des paramètres clés choisis et ce en lien avec des systèmes de valeurs en particulier sur les études coûts-dommages. La question se pose de la modélisation d’éléments peu quantifiables comme le droit des espèces, la valeur de la vie humaine, la notion de bien-être social: le choix est alors éthique. Comment prendre en compte dans les modèles les “générations futures”? Si l’analyse coût-bénéfice est un outil en mesure de proposer des décisions, ne faut pas oublier qu’elle fait référence à un système de valeurs qu’il convient de rendre explicite.

E. Lèbre La Rovere, V. GITZ et A. Santos Pereira soulignent l’importance d’une représentation précise des pays en développement dans les modèles globaux. Dans toute modélisation le premier choix est celui de l’école de pensée économique qui fournira les équations indispensables. Ces modèles économiques reposent donc sur des théories du développement différentes voire divergentes et ne rendent pas bien compte de ce qui se passe réellement: économie informelle, variations rapides et parfois extrêmes du cours des monnaies… Les modèles énergétiques peinent à quantifier la consommation domestique, à évaluer le renouvellement ou la déforestation, à mesurer le potentiel de nouvelles sources d’énergie. La représentation des usages des sols, leur évolution et son impact économique et social sont délicats à mesurer. Ces trois domaines: économie, énergie et usage des sols sont pris en compte par des disciplines, des bases théoriques et des modèles différents. Mieux prendre en compte les pays en développement dans les modèles globaux est le challenge posé à la modélisation intégrée.

Pour O. Godard, la question énergétique telle qu’elle se pose aujourd’hui brouillent les repères et les anticipations. Les incertitudes portent sur l’inertie des infrastructures et l’aménagement du territoire. L’auteur met en évidence la confusion dans la présentation entre modèle et réalité, présent et futur, il pose la question du statut de l’énoncé de l’expertise: la modélisation n’induit-elle pas une proposition unique, en quelque sorte une prophétie auto réalisatrice. Quelle place pour la liberté et le pouvoir d’initiative? En analysant les discussions Etats unis/Europe de 1992 autour de la taxe carbone, il montre la manipulation par les décideurs d’un modèle inachevé et le rôle des lobbies. Pour un futur plus lointain, les projections faites sur des entités (états, régions) d’aujourd’hui entretiennent la croyance en la permanence des entités collectives, ce qui semblent peu réaliste, il est nécessaire de réfléchir à une modélisation de la transmission des patrimoines entre les générations.

E. Paris conclut sur l’information et de la communication. En France les discours sur le changement climatique et sur le développement durable sont mêlés, la présentation associe nature et mode de vie; la presse met en avant les catastrophe mais les relie au développement durable donc à l’idée d’un monde devenu raisonnable. Un discours qui fait peur et rassure à la fois. L’auteur analyse ensuite l’attitude et les discours des lobbies industriels et des associations: pour un dialogue avec les décideurs organisation de colloques par les lobbies quand les associations tentent de faire contrepoids en mobilisant les nouvelles technologies pour diffuser leur message.
Face à 2 grandes expositions (Climax- Nouveaux Paris) la réaction d’un public souvent déjà sensibilisé exprime le regret d’un message trop fermé sur un avenir déjà conçu sans place ni pour des propositions concrètes à destination du citoyen ni pour le débat. La conclusion insiste sur l’inefficacité d’une communication qui fait plus de place à l’opinion qu’au savoir, au sensationnel qu’au quotidien, à la publicité qu’à la pédagogie et débouche sur ce qu’il nomme des couloirs de la persuasion: visions conformistes et ordre culturel dominant.

Un ouvrage très dense, parfois complexe mais utile à toute personne désireuse de prendre du recul face au déferlement médiatique actuel. Le dernier chapitre ouvre aux enseignants des pistes de réflexion pour le traitement de ses sujets en classe. Les réflexions “épistémologiques” sur les sciences économiques intéresseront tout particulièrement nos collègues de SES.

Copyright Clionautes