Cet ouvrage collectif a pour objet de faire le point sur les inégalités en France en synthétisant et en rendant accessible, en un volume, les travaux de l’Observatoire des inégalités, lisibles sur son site web (www.inegalites.fr). L’équipe de sociologues, d’économistes et de juristes (24 auteurs) constituée par Patrick Savidan et Louis Maurin comprend d’ailleurs plusieurs membres du conseil scientifique de l’observatoire (dont Serge Paugam et Dominique Méda).

Par Guillaume CHARPENTIER, professeur d’histoire et de géographie au Collège de La Pléiade à Sevran (93)

Cet ouvrage collectif a pour objet de faire le point sur les inégalités en France en synthétisant et en rendant accessible, en un volume, les travaux de l’Observatoire des inégalités, lisibles sur son site web (www.inegalites.fr). L’équipe de sociologues, d’économistes et de juristes (24 auteurs) constituée par Patrick Savidan et Louis Maurin comprend d’ailleurs plusieurs membres du conseil scientifique de l’observatoire (dont Serge Paugam et Dominique Méda).

Que nous disent les auteurs ? Les inégalités persistent mais se recomposent, devenant plus complexes et plus variées, donc moins facilement lisibles. Il convient aux spécialistes de dresser un panorama de ces inégalités anciennes et nouvelles. Cela est d’autant plus important que la lutte contre les inégalités n’engage pas moins que la pérennité de la démocratie elle-même, puisque « la démocratie et l’égalité entretiennent des relations consubstantielles » (p.10) Or, le problème, et la raison d’être de l’observatoire, tient à la faiblesse de la production officielle de données et d’analyses sur les inégalités.
L’analyse des revenus et des niveaux de vie est par exemple tributaire de données dont la valeur est très relative car les revenus du patrimoine sont assez mal mesurés. Ceux-ci ont pourtant une importance croissante, car ils progressent plus vite que la moyenne de l’ensemble des revenus. S’ils étaient mieux pris en compte, on constaterait une hausse des inégalités de ressources, alors que les discours officiels font état d’une légère baisse.
La clarification sémantique est l’autre aspect du travail de l’observatoire. Est ainsi critiquée « l’instrumentalisation de la notion d’équité », qui depuis les années 1990 tend à remplacer celle d’égalité dans certains discours, alors que dans le même mouvement l’ « inégalité » devient « différence ». De même, la notion d’exclusion tend à isoler le problème de la pauvreté de la dynamique générale de l’économie. En effet, l’accent est mis sur les plus pauvres tout en faisant oublier que la pauvreté s’inscrit dans un contexte plus large de remontée des inégalités. L’idée qu’il existe un « système des inégalités » et que l’enrichissement des uns n’est pas indépendant de l’appauvrissement des autres est développée par Alain Bihr et Roland Pfefferkon dans un chapitre de l’ouvrage.

Il ressort donc que la visée des auteurs est politique et toute entière contenue dans la dernière phrase de l’introduction : « Il nous reste à espérer que […] naissent de ce constat des pistes d’actions qui permettent de réduire réellement les écarts qui aujourd’hui tiraillent la société française et minent la cohésion sociale. » (p.16)

La conception de l’ouvrage le rapproche à la fois de L’Etat de la France, à La Découverte et de France, portrait social, édité par l’INSEE. Après une brève, mais dense, introduction, qui est une mise au point de dix pages sur la question des inégalités aujourd’hui, le livre est partagé en deux parties de taille sensiblement équivalente. La première partie, intitulée « Données », présente une masse très importante de ressources statistiques, traitées sous formes de tableaux et graphiques et commentées. Ces données sont regroupées en treize thèmes tels que les revenus, l’éducation, la santé, le logement, l’Europe. La deuxième partie, par laquelle il est conseillé de commencer, fournit des « analyses » consacrées aux mêmes thèmes. Ces synthèses de trois à cinq pages sont l’œuvre de spécialistes reconnus. Ainsi Marie Duru-Bellat traite des inégalités et de l’école, Louis Chauvel des inégalités entre générations et du « déclassement » des jeunes, Pierre-Noël Giraud du rapport entre la mondialisation et la dynamique des inégalités, etc.

On ne peut résumer un tel ouvrage. On évoquera les principales idées contenues dans les analyses de la deuxième partie.
Il est dit dans l’introduction que « [l]es revenus et l’éducation constituent le socle de production et de reproduction des inégalités » (p.8). Les premières analyses s’attachent aux inégalités face à l’emploi (D. Clerc) ainsi qu’aux nouvelles conceptions du statut de l’emploi et à l’idée de flexibilité (C. Ramaux). Dans leur contribution, Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot pointent l’opposition entre les « précaires » et les « stables », dénoncent la « culpabilisation » des travailleurs et se demandent où sont les « avantages acquis », sinon du côté d’une grande bourgeoisie dont la solidarité de classe fonctionne à plein. Puis Margaret Maruani applique à cette question de l’emploi une grille d’analyse devenue incontournable : celle du genre, confirmant l’existence d’inégalités entre les hommes et les femmes, ces dernières étant plus touchées par le chômage, le travail à temps partiel subi et les injustices salariales. Florence Jany-Catrice approfondit la question de la « précarisation » du travail féminin dans le chapitre suivant.
« L’école » est au cœur du mécanisme de construction et de reproduction des inégalités. Les pouvoirs publics ont en pris conscience, comme le fait remarquer Marie Duru-Bellat dans son texte, mais l’échec, réel ou supposé, des politiques de correction a abouti à un certain « fatalisme » des acteurs du système éducatif et de la population. Sont passés au crible les inégalités de départ entre élèves, l’émergence du thème de l’ « égalité des chances », qui ne remet nullement en cause l’idée de compétition scolaire dans un contexte de société inégalitaire, la redéfinition des objectifs du système éducatif et l’articulation d’une dimension intégrative et socialisante de l’école et d’une dimension qualifiante. Il n’en reste pas moins que « la notion d’égalité des chances est et demeure un horizon impossible dans une société inégale » et qu’ « [o]n ne saurait compter seulement sur l’école et le développement de l’éducation pour réduire les inégalités ».
L’article consacré au logement par Christophe Robert, sociologue et responsable des études à la Fondation Abbé Pierre, est remarquable de précision et de clarté. Il explique la crise actuelle du logement et du mal-logement par la baisse de la solvabilité de beaucoup de ménages dans un contexte de hausse des loyers, qui fait que cette « crise » est d’abord une crise du logement à « loyers accessibles », le logement réellement « social ». L’auteur dénonce l’orientation donnée à la relance de la production de logements sociaux, celle-ci visant les logements aux loyers les plus élevés (les PLS), qui ne correspondent pas aux moyens de la majorité des foyers. De même l’effort de construction de logements sociaux est d’abord le fait des communes déjà les plus pourvues, malgré la loi SRU. Pour C. Robert, deux axes doivent guider l’action publique, à savoir le développement d’une offre massive de logement socialement accessible et une meilleure répartition de celle-ci sur le territoire.
Les autres analyses couvrent des sujets aussi variés que la culture, la santé, l’immigration, l’homophobie, les discriminations, la mondialisation, le modèle social nordique, etc.

L’intérêt de l’ouvrage est d’abord d’ordre politique. Il constitue une contribution majeure au débat économique et social sur un thème central mais parfois galvaudé. Si les analystes peuvent être, dans une certaine mesure, considérés comme engagés, les analyses restent toujours nuancées et très solidement argumentées. L’Etat des inégalités nous apparaît comme un bréviaire indispensable à la compréhension des inégalités contemporaines comme à celle du « vivre ensemble » et pourrait servir de référence à un genre de « contre-expertise économique et sociale » déjà très pratiquée dans certains pays, notamment les Etats-Unis.
Les professeurs d’histoire, de géographie et d’éducation civique trouveront dans ce livre de quoi alimenter leurs cours, surtout en lycée, ainsi que leurs séances d’éducation civique (ECJS). Ce volume, qui sera, espérons-le, régulièrement complété, a toute sa place dans les rayons des C.D.I., d’autant qu’il sert également (et d’abord) l’enseignement des SES.

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