Tempus, éditions Perrin, 2010 – 618 pages. 11 €
il n’était pas évident au départ de traiter quatre siècles d’histoire sans forcément tomber dans le piège de l’énumération encyclopédique et du simple récit chronologique. Mais dans le même temps, si l’on comprend bien la démarche de l’auteur, il convenait de rendre accessible des informations précises sur un sujet qui a souvent donné lieu à des monographies.
Nicole Bacharan semble avoir réussi ce pari en nous proposant une histoire des noirs américains qui se lit à la fois comme un roman et un ouvrage de référence.
On aurait envie, en guise de clin d’œil admiratif, d’évoquer à propos de cet ouvrage la formule de roman national. Sauf que dans ce cas précis, ce n’est pas forcément une construction imaginaire qui a été mise en place pour des besoins idéologiques, mais au contraire, celui de l’épopée croisée et parallèle de plusieurs peuples sur le même continent.
Dès son introduction, l’historienne annonce, c’est le cas de le dire, la couleur: « L’Amérique ne fut jamais la société blanche qu’elle prétendit longtemps être. Dès le début, elle fut une société multiraciale, métissée, qui a tenté de ni la présence en son sein des Indiens et des noirs. »
Dans les annexes, une chronologie très précise sur ces quatre siècles d’histoire, nous apprend que les premiers africains sont arrivés en Virginie, très exactement un an avant les pèlerins du Mayflower. Il semblerait d’ailleurs que ces premiers noirs soient arrivés libres, ou du moins fugitifs des colonies espagnoles situées au sud du continent. Cet argument a pu d’ailleurs fonder une forme d’exigence de réparation, ou en tout cas rappeler aux partisans d’une politique de ségrégation, l’ancienneté de ce peuplement.
Coloured people
Autre avantage de cet ouvrage, sa table des matières particulièrement détaillée et précise qui permet de l’utiliser comme un véritable « dictionnaire des noirs aux États-Unis ».
On apprécie le choix des titres des parties, au nombre de six, qui constituent autant d’étapes de l’évolution des noirs en Amérique, qui, comme on le rappelle, sont partis des champs de coton pour arriver à la Maison-Blanche. Mais l’accession d’un noir au bureau ovale ne signifie pas pour autant la résolution de tous les problèmes. Il n’en reste pas moins que cette fraction significative de la population des États-Unis, près de 13 % aujourd’hui, moins que les latino-américains depuis 2000, a pu passer ainsi, du statut d’esclaves à celui d’Américains à part entière. Entre-temps ils ont été, et ce sont les différents titres des six parties du livre, gens de couleur, Negroes, Noirs, Afro-américains.
Dans chacune des six parties, l’auteur montre ce cheminement difficile vers l’émancipation. Chacun des chapitres pourrait constituer un ouvrage spécifique. Et certains d’entre eux existent déjà. Dans la première partie, qui traite de la période 1619-1865, avec la fin de la guerre de sécession, l’auteur évoque notamment le tournant qui s’est produit au moment de la deuxième moitié du XIXe siècle, avec cet appel de la liberté, et la mise en place du chemin de fer souterrain qui permettait aux fugitifs de rejoindre les états du Nord ou l’esclavage avait été aboli.
Il n’en reste pas moins que la fin de la guerre de sécession, au Nord comme au Sud, il existe bien une politique de séparation, malgré une égalité formelle, qui prépare déjà le combat ségrégationniste que les états du Sud vont mener contre l’État fédéral.
On trouve dans cette deuxième partie, intitulée « gens de couleur », probablement les pages les plus passionnantes, peut-être parce qu’elles sont moins bien connues que les autres périodes, de cet ouvrage. C’est en effet dans cette période qui va de la fin de la guerre de sécession à l’entrée en guerre des États-Unis en 1917, que la population noire devient « invisible ». Les lois ségrégationnistes se mettent en place, les pratiques aussi, y compris celle du lynchage. Mais dans le même temps, commence à émerger, malgré tous les obstacles une élite noire qui commence peu à peu à s’affirmer. On citera par exemple ce mouvement de Niagara, constitué par William Edward Dubois.
C’est également à partir de ce mouvement qu’a été fondée l’association nationale pour la promotion des gens de couleur. NAACP.
Le retour au pouvoir des républicains, après 1920, va se traduire par un incontestable retour en arrière, et dans les états du Sud, nourri à la fois par l’anticommunisme, l’antisémitisme, parfois l’anti catholicisme, le Ku Klux Klan, va se développer à nouveau. C’est en même temps à cette époque qu’une partie des militants noirs, ici aussi c’est une période mal connue, va avoir des tentations très fortes pour le marxisme-léninisme. Mais il est vrai, que dans l’Amérique frappée par la crise, les mouvements de la gauche radicale, socialiste, anarchiste, pouvaient trouver un certain écho.
La seconde guerre mondiale, même si elle a été menée par une armée des États-Unis pratiquant la ségrégation en son sein, a contribué sans nul doute à faire progresser la cause des noirs. Mais c’est surtout le combat mené contre la ségrégation scolaire, au lendemain de la guerre, qui a pu conduire à cet arrêt de la cour suprême du 17 mai 1954, qui stipule que « dans le domaine de l’instruction publique, la doctrine séparée mégot n’a pas sa place ». Cette décision est connue sous le nom d’arrêt Brown. Elle marque quelque part le début de l’engagement de l’État fédéral dans la lutte contre la ségrégation, même s’il a suscité des réactions d’une extrême violence de la part des états du Sud ségrégationniste.
La troisième partie qui évoque les grands combats du mouvement des droits civiques et traditionnellement beaucoup mieux connue.
On retrouve les épisodes mettant aux prises Rosa Parks et Martin Luther King avec les administrations municipales des états du Sud, tout comme la crise scolaire de Little Rock dans l’Arkansas, qui impose l’État fédéral de mobiliser la garde nationale pour permettre à des élèves noirs d’accéder au lycée. Ce mouvement contribue à l’essor de la contestation noire mais également à l’émergence de leaders du mouvement, dominé par la figure charismatique de Martin Luther King, jusqu’à son assassinat.
Dans la quatrième partie, l’auteur retrace la trajectoire des mouvements radicaux, qu’il s’agisse des Blacks muslims, des musulmans noirs, dont Malcom X est le plus connu, ainsi que celui des Black panthers, tentés par la violence et à propos desquels la caractérisation de Ku Klux Klan l’envers ne semble pas usurpée.
Black is beautiful
Le retour des démocrates à la Maison-Blanche, avec Kennedy et Johnson, mais également l’extension du mouvement des droits civiques conduit à l’adoption des mesures visant à abolir toute discrimination et toute ségrégation à l’échelle de la totalité du territoire. C’est également la naissance de l’action affirmative, imparfaitement traduite par « discrimination positive ».
À partir de cette période, la question noire aux États-Unis relève simultanément d’un problème de relations entre noirs et blancs, mais également d’un positionnement socio-économique. Ce sont bien les ghettos ethniques et sociaux qui se mettent en mouvement mais dans le même temps, sous les mandats républicains de Reagan et de Bush père, une bourgeoisie noire se développe, de plus en plus de maires noirs sont élus, et l’arrivée à la Maison-Blanche de Bill Clinton, qualifié de « premier président noir » renforce ce mouvement.
Pourtant, c’est avec Bush junior, qui n’a jamais considéré la question raciale comme une question fondamentale, que des personnalités comme Colin Powel et Condoleeza Rice ont pu accéder au premier cercle du pouvoir. Mais dans le même temps, la sensibilité de Bush junior aux problèmes spécifiques qui touchent les noirs a valu au républicain qui lui succédait un réel ressentiment.
La question qui est posée au final, et à laquelle les Américains ont finalement répondu en 2008 était la suivante. Qui viendrait s’asseoir dans le bureau ovale ? La première femme ou le premier noir ?
La victoire du second sur la première n’était pas inscrite au départ, mais il n’empêche que le mandat de Barak Obama constitue à cet égard une rupture majeure. Quels que soient les résultats de 2012, il est évident que la place des noirs dans la société américaine ne sera plus jamais celle qui était la leur avant 2008.
Bruno Modica