Claude Delpla (1934-2017) était professeur d’histoire et d’occitan au lycée de Foix. Il fut pendant cinquante ans l’historien de l’Ariège sous l’Occupation. Sa famille et ses amis historiens, en collaboration avec les Archives départementales, ont publié en 2019 la partie de ses recherches consacrées à la Libération de l’Ariège. Plusieurs années de travail ont été nécessaires pour répertorier, classer, annoter et présenter l’ensemble des notes et des écrits consacrés à la Résistance, donc aux années précédant la Libération. Avec ce second tome, l’œuvre historique de Claude Delpla est désormais publiée, tandis que parallèlement le fond Claude Delpla, qui regroupe l’ensemble très volumineux de ses archives, est désormais constitué et consultable aux Archives départementales de l’Ariège.
En 1963, jeune professeur agrégé, Claude Delpla devint correspondant du Comité d’Histoire de la Seconde Guerre mondiale (CH2GM) pour le département de l’Ariège, succédant dans cette fonction à un ancien résistant, fondateur du mouvement Combat dans le département. Il appartenait à la génération des historiens qui n’avaient ont pas été des acteurs de la Résistance, tout en ayant des souvenirs de la période de l’Occupation et de la Résistance, à laquelle sa famille avait été mêlée. Son père avait été fait prisonnier en 1940 et avait passé cinq années dans des Oflags ; sa mère, institutrice, avait accepté de devenir secrétaire de mairie pour aider la Résistance. Il avait vu des résistants et des miliciens, il avait vécu à Pamiers « l’atmosphère lourde et irrespirable de la Libération ».
Correspondant départemental, il participa aux enquêtes lancées par le CH2GM et coordonnées depuis Paris par Henri Michel. Ce fut pour Claude Delpla le début d’une recherche qui dura plus de cinquante ans et fit de lui un des rares historiens spécialistes de la vie du département sous l’Occupation, avec Robert Fareng (ancien résistant), André Laurens et Didier Dupuy. Il fréquenta les dépôts d’archives, multiplia les rencontres, noua des amitiés, obtint communication de centaines de documents privés, fit de nombreux enregistrements et constitua au fil des années un fond d’archives impressionnant. Pédagogue, il s’attacha à diffuser la connaissance de la Résistance, de la Collaboration et de la Libération par des conférences, des brochures, des expositions et de nombreux articles de presse. Il participa à quantité de commémorations et à plusieurs films documentaires ; il prépara et présenta ses élèves au concours de la Résistance.
Une édition scientifique posthume des recherches de l’historien
Pas plus que ses collègues historiens, Claude Delpla n’a publié un ouvrage qui expose le fruit de ses travaux à un large public. Le livre qui paraît aujourd’hui sous la signature de Claude Delpla, est un ouvrage posthume, fruit de l’énorme et méthodique travail d’une équipe d’éditeurs coordonnée par sa fille, Isabelle et Kaddour Allag, archiviste départemental de l’Ariège. Un ouvrage qui complète celui qui a été publié en 2019. Denise, Isabelle et Claude Delpla ont exposé dans la préface de ce précédent ouvrage les raisons qui les ont conduits à cette lourde entreprise : porter à la connaissance d’un large public l’histoire de l’Ariège sous l’Occupation, mettre fin aux « contre-vérités véhiculées hors de l’Ariège par chercheurs reconnus et de bonne foi, des historiens ou des médias culturels présentant la Libération de l’Ariège comme un sommet de violence et de cruautés ».
Pas plus que le précédent, cet ouvrage n’est la simple juxtaposition d’articles et de notes de Claude Delpla. Présentant le projet éditorial, Isabelle Delpla explique que l’ouvrage est composé de manière thématique : « Les deux premières parties donnent une vue d’ensemble de la période et des mouvements de Résistance dans leur diversité, la troisième se centre sur les résistances étrangères, la quatrième présente les grands lieux de Résistance du Couserans au Donezan et la cinquième la logique des répressions de 1943. » Elle expose ce qu’a été le travail des éditeurs : collecter les documents, les sélectionner et les agencer pour recomposer un livre, compléter le texte par des notes explicatives. Il a fallu fusionner des textes et utiliser la typographie pour que le lecteur identifie les interventions des éditeurs.
Aux cinq parties thématiques qui composent le texte s’ajoutent un texte introductif de Claude Delpla : « Écrire l’histoire de la Résistance : méthodes et conseils », un autre texte intitulé « Vichy, la Résistance et l’Occitanie », deux textes en postface, l’un de l’historien Claude Laurens, « Mon vécu au CH2GM », et l’autre de l’archiviste Kaddour Allag (dont le rôle a été essentiel pour cette édition), « Le rôle de Claude Delpla au sein du CH2GM », ainsi qu’une bibliographie. Le texte est illustré de nombreuses photographies et enrichies de nombreuses biographies, souvent en hors-texte clairement identifiable.
Malgré la qualité de l’ensemble on osera faire remarquer le manque cruel de cartes. Il n’est vraiment pas facile de situer les faits à qui n’est pas connaisseur de ce département ! Une carte de la frontière et une autre des départements limitrophes auraient été également les bienvenues. Idéalement quelques notes historiographiques complémentaires auraient été utiles, par exemple quand Claude Delpla considère sans nuance une distribution de tracts du Parti communiste comme une activité résistante, à une époque ou ce parti n’a pas encore adopté la résistance au nazisme dans sa ligne d’action.
Les mouvements de résistance en Ariège
« Les parties 1 et 2 sont consacrées aux structures ancrant las période de guerre dans l’avant-guerre. Elles retracent le contexte de l’Ariège des années 1930, les origines de la Résistance et les grands mouvements. Dans une visée pédagogique, elles offrent une vue synoptique des grandes tendances et des évolutions politiques du département, de la guerre d’Espagne à la veille de la Libération. Elles brossent une chronologie d’ensemble des événements qui seront détaillés dans les parties ultérieures par différents effets de zoom. »
Le chapitre 1, « L’Ariège en 1939-1940 » présente les caractéristiques démographiques, économiques, sociales et politiques de ce département de 155 000 habitants au recensement de 1936. L’exode rural a été massif mais le département est resté essentiellement rural, peu urbanisé, peu industrialisé, politiquement radical, malgré une percée socialiste. Mais on comprend vite que souvent des opinions de droite se cachent sous le vocable de « radical », plus facile à faire accepter. Une partie fut munichoise et soutiendra le régime de Vichy, les autres se retrouveront dans la Résistance. Ce clivage se retrouve dans l’attitude face à la guerre d’Espagne et face à l’accueil des nombreux réfugiés espagnols. Des filières de passage pour soutenir la République espagnole sont alors établies, qui deviendront celles des passeurs de la résistance.
Le chapitre 2, « Les mouvements de Résistance en Ariège » présente la structure et la typologie des mouvements de Résistance. « Contre l’image d’une Résistance ariégeoise unifiée et dominée par le mouvement Combat, Claude Delpla s’est attaché à restituer une grande diversité d’acteurs et de mouvements. » Radicaux les plus à gauche, socialistes et communistes forment la matrice d’une Résistance qui reste essentiellement politique, dans un département qui ne sera occupé par les Allemands qu’en novembre 1942. Claude Delpla montre que communistes et socialistes militent ensemble ; il estime que les communistes furent très précocement résistants, ce qui mérite peut-être d’être revu à la lueur de sources aujourd’hui accessibles, qui ne l’étaient pas à la date à laquelle ce texte fut écrit. On ne peut considérer comme il le sous-entend que « l’Appel du 10 juillet » du PCF soit un texte résistant.
Des foyers de résistance étrangère, antifranquiste et antinazie, se créent par des opposants internés au camp du Vernet ou par des Républicains espagnols regroupés dans les Compagnies de travailleurs étrangers (CTE). L’invasion de la zone sud par les Allemands puis l’instauration du STO renforcent la Résistance et durcissent la répression. « Ne survivent que les plus habitués à la clandestinité (les communistes FTP) ou à la guérilla (les guérilleros espagnols).Les grandes figures de la Résistance de 1940 à 1943 sont exécutées, internées, déportées, en fuite dans d’autres départements. Elles ne participent pas à la libération de l’Ariège ».
La seconde partie se clôt par les biographies d’hommes de cette première génération de résistants, François Camel (le seul des trois députés socialistes du département à voter contre l’attribution des pleins pouvoirs constitutionnels au maréchal Pétain, dont l’assassinat le 1er mai 1941, vraisemblablement pas des collaborationnistes français, fut maquillé en accident), Irénée Cros (dirigeant de Combat, puis des MUR, assassiné, Compagnon de la Libération), Georges Costedoat (officier républicain, socialiste et franc-maçon, chef de l’Armée secrète de l’Ariège), Noël Peyrevidal (organisateur d’un réseau d’évasion vers l’Espagne, arrêté par la Gestapo en février 1944 et fusillé en août). En ce sens ce second ouvrage était indispensable pour rétablir une plus juste vision de la Résistance. Les acteurs de la Libération ne sont pas ceux de la Résistance des années 1940-1943. Les FTP et les guérilleros espagnols sont les seuls à pouvoir participer aux combats de la libération ; les communistes français et espagnols acquièrent ainsi un poids considérables dans le département.
Tout à fait créatif et intéressant, un schéma oppose la Résistance telle qu’elle fut officiellement décrite et commémorée par « les représentants attitrés de la Résistance après-guerre », dominée par le mouvement Combat, et la Résistance réelle, plurielle, morcelée, telle que l’établissent les recherches de Claude Delpla. A côté des grands mouvements, il y a « un fourmillement de réseaux de toutes sortes » ; dès 1940, les passages vers l’Espagne et vers l’Andorre s’organisent.
De l’internement des étrangers aux résistances étrangères
C’est le titre des 160 pages (cinq chapitres) de la troisième partie, consacrée aux organisations et réseaux de résistance organisés sur une base nationale, allemande, espagnole, belge, polonaise. Le premier chapitre reprend les publications de Claude Delpla sur le camp du Vernet, camp militaire transformé en camp d’internement, dont les effectifs ont oscillé entre 1500 et 4000 internés. Les « politiques » y étaient internés, plus de 10 000 y séjournèrent dans des conditions abominables, un véritable camp de concentration. Aussi concentra-t-il une élite politique, intellectuelle et artistique de 58 nationalités, dont beaucoup de brigadistes. L’historien montre que le camp du Vernet fut « un foyer de formation militante, de communication et d’irrigation de la Résistance à l’extérieur, en Ariège et au-delà, l’un des principaux centres directeurs de la Résistance européenne, un mini-Komintern. »
C’est du camp du Vernet qu’est dirigé le mouvement de résistance allemande, communiste et antinazi appelé « Travail allemand » qui menait un travail de noyautage de la Wehrmacht et des polices et organisations allemandes. Claude Delpla en est un grand connaisseur et a rencontré à plusieurs reprises l’un de ses fondateurs, Franz Dahlem, secrétaire-général du Parti communiste allemand, dont le frère était français et était réfugié à Limoges. Il écrit l’histoire de ce mouvement, sa genèse, son évolution, ses dirigeants, au premier plan desquels Franz Dahlem et son épouse Catherine, qui assurait le relais de l’organisation du réseau dans la région toulousaine.
Un chapitre est consacré aux guérilleros espagnols sur lesquels Claude Delpla avait réalisé plusieurs études, et qui ont joué un rôle central dans la Résistance et dans la libération de l’Ariège. Ils viennent pour beaucoup du camp du Vernet et des CTE qui ont servi de bases aux premiers maquis, les uns sont communistes, les autres libertaires, socialistes, trotskystes ou anarchistes. Une étude détaillée est consacrée à la constitution du 14e corps de guérilleros, branche armée du Parti communiste espagnol, interdit en France. « Il en retrace la genèse et l’organisation politique et militaire, le passage à la lutte armée, la reconstitution de ses forces après la les vagues de répression de 1943, en réhabilitant le rôle de Jesus Rios, longtemps oblitéré. » Isabelle Delpla souligne que « ce chapitre combine éléments de structures, politiques, militaires, sociales, économiques. Ces structures étaient parfois héritées de la guerre d’Espagne et Claude Delpla insiste sur les précautions de l’historien qui ne doit pas projeter sur les maquis espagnols des schémas d’analyse de la Résistance française ». Il insiste bien sur le fait que pour les guérilleros espagnols, la priorité stratégique a toujours été la reprise du combat en Espagne pour éliminer le franquisme. Le front français est considéré par eux comme la base arrière de la future « reconquête » de l’Espagne. Pour cette raison des cadres de plus en plus nombreux sont transférés de France vers l’Espagne, affaiblissant la résistance ariégeoise.
Une étude attentive, concrète et vivante, riche des recherches, des enquêtes, des entretiens de l’historien, est consacrée à la vie quotidienne des combattants et maquisards, souvent officiellement bûcherons dans les chantiers de coupe de bois, tout en étant d’actifs résistants et maquisards, aidés par la population en toute connaissance de cause, particulièrement par les francs-maçons, les instituteurs-secrétaires de mairie, les paysans, de nombreux exploitants forestiers, contremaîtres et gardes forestiers, et certains maires.
Un bref chapitre est consacré aux réseaux de passage polonais, et un autre aux réseaux belges, notamment le réseau Féron, porté par Blanche et Jules Féron. Réfugiés à Pradières, ils ont organisé des passages en Espagne, sans liens avec d’autres organisations, jusqu’à leur arrestation et déportation dont Jules n’est pas revenu. « Le chapitre puise dans un long témoignage de Blanche mêlant description des événements, registre de l’intime, émotions poignantes et convictions politiques. »
Lieux de résistance
La quatrième partie est construite de manière géographique, avec pour objectif de donner des compléments sur les résistances régionales, déjà évoquées dans les développements départementaux. « Elle permet aussi de montrer comment dans un lieu donné ont pu se croiser (ou non) des mouvements et réseaux de résistants disparates. » Les lieux sont envisagés à des échelles variables, une vallée, une ville, un lycée, un groupe. Ce chapitre a essentiellement un intérêt local, ou celui d’une étude de cas. Il est ainsi composé : La Résistance en Couserans ; la Résistance dans le Tarasconnais ; le lycée de Foix et la Résistance ; notes sur Pamiers et la Basse Ariège ; Pays d’Olmes et Bélesta : le journal de Maurice Rigaud ; la Résistance dans le Donezan.
La répression de 1943
« La cinquième partie, centrée sur les répressions et destructions de maquis de 1943 est à la fois thématique, chronologique, et événementielle, et s’attaque à plusieurs mythes, voire usurpations. » elle traite successivement des rafles et déportations des Juifs en 1942 et 1943, de la destruction du maquis d’Ezès-le-Port le 9 septembre 1943, du maquis de Péreille, de l’attaque du maquis de la Fran-Caougno-Montségur le 21 septembre 1943 et de la fin tragique du maquis FTP de Camarade en novembre 1943. François Delpla rétablit la vérité quant au véritable chef du maquis de Montségur, Jacques d’Andurain, dont il publie une longue interview. « A travers ces attaques et liquidations des maquis, est ainsi mise en évidence l’émergence d’une guerre de guérilla, privée des cadres de l’armée régulière, inexpérimentée, vulnérable aux dénonciations et aux maladresses, mais dont les attaques répétées, parfois d’allure insignifiante, ont fini par inquiéter et affaiblir les troupes d’occupation allemande, permettant ainsi la Libération. »
Comme le précédent ouvrage, celui-ci semble particulièrement destiné à deux types de public. D’une part, les Ariégeois qui souhaitent prendre connaissance de l’histoire de la Résistance dans le département de l’Ariège. Ils auront accès à un ouvrage solidement documenté, richement illustré et d’une lecture plaisante. D’autre part il est appelé à être un instrument de travail pour les chercheurs qui auront désormais une base solide et accessible. Ils pourront ensuite consulter aux Archives départementales de l’Ariège le fonds Claude Delpla qui leur permettra de poursuivre et d’approfondir leurs travaux.
© Joël Drogland pour les Clionautes