Comment la science géographique russe élabore le concept de paysage montagnard à partir de l’exemple du Caucase
Marina Frolova propose ici une vision de la géographie du Caucase en regard de l’élaboration de la science géographique russe au cours des XIXe et XXe siècles. Elle développe particulièrement le concept de paysage dans les différentes écoles géographiques européennes.
Les paysages du Caucase. Invention d’une montagne
Marina Frolova
CHTS, Paris, 2006, 206 p., 35€

Compte-Rendu par Isabelle Debilly

La jeune géographe Marina Frolova a soutenu en décembre 2000 à l’université de Toulouse-Le Mirail une thèse sur « Les pays du Caucase, contribution géographique à l’étude des représentations et des modélisations de la montagne ». Six ans après, parait au CTHS une version abrégée de ce travail sous le titre « Les paysages du Caucase, invention d’une montagne ».

Formée à la fin des années 80 à l’école russe de géographie (université d’état de Moscou-Lomonossov), Marina Frolova a poursuivi ses études à l’université de Toulouse-Le Mirail où elle se spécialise dans l’étude du paysage et les représentations de la montagne. En même temps, elle s’intéresse à la recherche historique et à la formation des paysages. Aujourd’hui, chercheuse associée à l’université de Grenade en Espagne, elle travaille sur les paysages de l’eau en Andalousie.

Il convient tout d’abord de remarquer que cet ouvrage a été directement rédigé en français par la géographe russe ! Il est introduit conjointement par Serge Briffaut et Georges Bertrand (il a présidé son jury de thèse). L’ouvrage s’organise en trois parties principales : la première est consacrée au « paysage montagnard entre représentations et modèles », la deuxième sur « la découverte du Caucase (XVIIIe-milieu XIXe) et enfin « vers une conception scientifique du paysage caucasien ».

La première partie est la plus générale, mais aussi la plus courte (pp. 17 à 38). Elle commence par aborder le difficile problème de la définition des limites du Caucase et celui -non résolu…- de l’appartenance de cet espace à l’Europe ou à l’Asie ! Une série de cartes rappelle utilement au lecteur français les différents espaces caucasiens, de la chaîne de Grand Caucase au nord, et du Petit Caucase au sud, encadrant la dépression centrale, de la Colchide à l’ouest jusqu’à la dépression Koura-Araxe à l’est. L’auteur tente de définir ensuite ce que l’on appelle l’espace montagnard : elle insiste sur la nécessité de prendre en compte la dimension culturelle et de ne pas se contenter de la dimension physique. Elle rappelle les conceptions insulaires du modèle montagnard, les caractéristiques de l’étagement végétal et surtout l’importance du modèle alpin dans le regard que les scientifiques ont porté sur les différents massifs montagnards dans le monde. Enfin, elle aborde le concept de paysage montagnard, depuis Alexander von Humboldt jusqu’aux scientifiques actuels, tout en soulignant qu’aucune discipline ne peut s’approprier seule le concept de paysage. Elle propose au final une définition introductive de ce qu’est la montagne du Caucase.

La deuxième partie (pp. 39 à 109) met en avant le rôle des voyageurs -surtout européens- dans la construction des représentations sur le Caucase, cela surtout à partir du XIXe siècle. A cela s’ajoute le fait que dans le Caucase, la phase d’exploration est liée au projet colonialiste russe et que la connaissance du territoire est d’abord à vocation militaire ; ainsi « les explorations scientifiques préparent souvent les attaques militaires », on comprend l’accueil peu favorable des populations locales….
Certes le Caucase est connu depuis longtemps en Europe (Jason et les Argonautes en Colchide, l’Elbrouz comme prison de Prométhée, l’arche de Noé et le mont Ararat, les Amazones…), mais cela appartient plus au monde du mythe qu’à une connaissance concrète d’un espace géographique. Les voyageurs du XVIIe siècle comme Corneille de Bruin ou Jean Chardin ne portent pas réellement un regard sur les sites montagnards. Ce sont les réalités géopolitiques du moment et les ambitions territoriales russes qui changent les représentations sur le Caucase : les conquêtes territoriales de Pierre le Grand et de ses successeurs sur la Caspienne et la Transcaucasie entraînent la construction de la fameuse Ligne caucasienne, système de fortification qui traverse le Caucase. La nouvelle science géographique russe devient un instrument au service de l’administration et les militaires participent aux missions d’exploration du Caucase. L’empreinte coloniale est donc très forte, et ceux qui participent à cette découverte ne sont pas originaires de la région.
Du voyage de Tournefort à l’Ararat en 1701, en passant pas celui du prince Wakhouchti en 1720, les premières études scientifiques du Caucase ont peu de postérité. Elles sont de toute façon plus tardives que dans les autres montagnes européennes. Au XVIIIe siècle, la prospection de ressources minières liée au développement industriel de la Russie relance l’intérêt pour le Caucase ; elle s’inscrit dans un contexte scientifique favorable avec notamment l’élaboration par Lomonossov d’une théorie sur l’origine géologique de la Terre. Soutenues notamment par Catherine la Grande, les missions d’exploration se multiplient et cherchent à intégrer le Caucase dans une conception générale de l’exploration de l’espace russe. La cartographie progresse, avant tout grâce à l’action des militaires.
Il faut attendre le début du XIXe siècle pour voir apparaître une vision du paysage caucasien. Avec l’annexion de la Géorgie, le Caucase devient une véritable partie de l’empire russe. Les touristes y font leur apparition (dont Alexandre Dumas…), les premiers guides touristiques datent des années 1840. Les missions scientifiques se multiplient, universitaires, militaires et cartographiques (campagne de triangulation terminée en 1865). Le Caucase fait son apparition dans la littérature, notamment russe (Eugène Onéguine de Pouchkine et Le héros de notre temps de Lermontov). Une vision romantique de la région se met en place, liée notamment à l’afflux des curistes intéressés par les ressources thermales (notamment autour du Terek). Les dangers du voyage s’atténuent et les populations locales ne sont plus simplement vues comme dangereuses. Les premières représentations artistiques apparaissent, comme celles du prince Grégoire Gagarine, le paysage caucasien se met en place. Les géologues multiplient leurs travaux et une vison plus organisée de l’espace caucasien s’organise, remplaçant « le véritable chaos » perçu auparavant. Les études ethnographiques se multiplient autour des peuples caucasiens, Tchéchènes, Lesghiens, Ossètes…
De la vision géostatistique du début XIXe aux premiers modèles scientifiques du paysage caucasien, les connaissances s’organisent tout au long du XIXe siècle.

La troisième partie (pp. 111 à 179) montre comment à partir de la fin du XIXe siècle, les représentations scientifiques de la montagne s’éloignent de celles des touristes et des voyageurs. Les paysages caucasiens se transforment, M. Frolova développe l’exemple du littoral de la mer Noire et des différentes réformes foncières -plus ou moins réussies- que connaît la région à partir de la fin du XIXe siècle.
Sous l’influence de la doctrine marxiste, le paysage devient de plus en plus objectivé. En Russie, le Caucase n’est plus la seule montagne étudiée. En même temps, les études sur le Caucase se développent et s’éloignent du modèle alpin, un modèle caucasien se met en place. Une approche plus globalisante se développe, regroupant l’ensemble de la mosaïque du Caucase. En revanche, les habitants disparaissent de ces représentations paysagères pendant quasiment toute la période soviétique, c’est une géographie utilitariste et déshumanisée qui domine alors.

L’auteur fait appel à une vision pluri-disciplinaire du paysage caucasien. Ainsi, on est en présence d’un ouvrage hybride qui n’est pas un ouvrage de géographie physique, ni régionale, mais plus un livre d’épistémologie de la géographie russe appliquée au Caucase ; l’ouvrage se lit à plusieurs niveaux, l’histoire de la géographie russe, l’histoire du paysage mais paradoxalement, ce sont les paysages du Caucase eux-mêmes qui sont le moins présents. Le lecteur reste quelque peu sur sa faim, sa connaissance du Caucase reste incomplète, mais il a en revanche une meilleure connaissance de l’élaboration de la science géographique russe… En cela, ce livre se montre un bon exemple de la géographie ex-soviétique qui se tient prudemment à l’abri des questions « chaudes » et se réfugie dans une étude physique de la géographie pour éviter de porter un jugement et de se trouver en porte-à-faux vis à vis du pouvoir politique.

La qualité assez médiocre des représentations cartographiques est à regretter, ainsi que l’absence de clichés photographiques en couleur sur ces fameux paysages du Caucase.

Quelle peut être l’utilité de cet ouvrage pour les enseignants du secondaire ? Bien évidemment, on peut le rattacher au programme de seconde pour l’étude du thème « les montagnes, entre traditions et nouveaux usages » ; certes il n’est pas utilisable directement, pour une étude de cas par exemple, mais il peut être particulièrement utile pour relativiser le modèle alpin. Il amène à réfléchir également sur l’élaboration de la science géographique et ses relations avec le pouvoir politique. En cela, il peut être recommandé aux enseignants, notamment à ceux qui s’inscrivent dans le cadre d’une recherche universitaire, car M. Frolova se réfère systématiquement aux chercheurs -géographes pour la plupart- français et russes.

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